“Investigation", “design”, “innovation”, “data”... En 2014, une équipe composée d’une dizaine de journalistes, développeur·ses, réalisateur·trices et graphistes réfléchissent ensemble à un nouveau projet. La plupart travaillait auparavant à Nawaat, média connu pour son indépendance et critique de la dictature de Ben Ali. Toujours armée de cette volonté de publier un contenu journalistique de qualité, la future rédaction d’ inkyfada rêve d’un média capable d’allier journalisme et technologie, tant sur le fond que sur la forme.
Dans les premiers locaux, avenue de la Liberté, on travaille sur les sujets à froid, pour “prendre le temps”, face à une actualité frénétique souvent trop intense. En collaborant ensemble, tous les corps de métier - du journaliste au développeur en passant par les designers - s’investissent pour donner accès à une information fiable tout en offrant une expérience narrative au lectorat, que ce soit pour enquêter sur des affaires de corruption, explorer les données du Covid-19, plonger dans les archives de l’histoire contemporaine tunisienne ou raconter les chroniques rocambolesques d’une opération d’espionnage russe.
Pour célébrer cet anniversaire, cette rétrospective revient sur les publications les plus marquantes d’ inkyfada, au rythme des changements vécus par la Tunisie ces dernières années. Depuis dix ans, notre rédaction vise à offrir un contenu enrichi et inspirant. Nous espérons que vous avez pris autant de plaisir à les découvrir que nous avons eu à les créer.
2014 : une effervescence sous menace terroriste
La toute première publication d’ inkyfada, “ Terrorisme en Tunisie : carte interactive des événéments après le 14 janvier” témoigne de la volonté d’offrir un contenu interactif couvrant de manière exhaustive les enjeux qui pèsent sur la Tunisie à l’époque. Les attentats sont réguliers et inquiétants, et, face à la menace, le pouvoir est sous le feu des critiques, jugé incapable d’endiguer le danger.
En plus de ces attaques, le terrorisme touche aussi le pays d’une manière plus insidieuse, à travers la radicalisation de jeunes Tunisien·nes qui décident de partir vers la Syrie ou la Libye. Dans ses reportages, inkyfada a toujours cherché à donner la parole aux premier·es concerné·es malgré les polémiques, ainsi qu’aux familles endeuillées par ce phénomène et qui dénoncent l’abandon des autorités. Des années plus tard, même si le sujet semble moins d’actualité, la question terroriste reste brûlante. Que faire des centaines de Tunisien·nes - ayant parfois eu des enfants - qui souhaitent revenir en Tunisie ? Comment la justice et la lutte antiterroristes s'organisent-elles pour faire face à la menace ?
Donner la parole aux sans-voix
inkyfada a toujours eu pour volonté de rapporter des histoires oubliées ou invisibilisées. C’est par exemple le cas en 2017, lorsque des protestations éclatent dans le sud de la Tunisie : les manifestant·es réclament plus de justice sociale et le droit à un travail digne. En plein Ramadan, alors que les températures dépassent les 40°C, les protestataires installent des tentes à côté de la vanne d’El Kamour. Malgré les pressions et les critiques dans les médias, “on ne lâche rien” reste le mot d’ordre.
Les journalistes d’ inkyfada les ont accompagné·es pendant plusieurs jours pour écouter au plus près leur périple ponctué d’espoir et de doutes. Ce dernier s’est décliné en plusieurs formats au sein d’un webdoc audiovisuel inédit, comportant un photoreportage, des portraits ainsi que le premier documentaire sonore réalisé en Tunisie.
El Kamour
Cette production a marqué la genèse d’ inkyfada Podcast, première plateforme tunisienne exclusivement dédiée au podcast, qui met le format sonore à l’honneur pour raconter des histoires autrement, en laissant plus de place au témoignage et à l’immersion. En plus des articles long format ou des photoreportages, le podcast est ainsi devenu un autre médium pour continuer à décrire et raconter les nombreuses luttes sociales qui ont animé le pays pendant dix ans, de Kamour aux révoltes paysannes d’ Ouled Jaballah en passant par la grève de femmes travailleuses du textile à Chebba.
La plupart de ces luttes émanent d’une souffrance socio-économique profonde, dans un pays qui vit au rythme des pénuries et dont les écarts de richesse ne cessent de se creuser . Dans ce contexte, les minorités et les personnes vulnérables sont d’autant plus exposées. Les personnes migrantes originaires d’Afrique subsaharienne - qui ont toujours souffert du manque de cadre législatif pour le droit à l’asile et des manquements administratifs concernant les droits des étranger·es - se retrouvent aujourd’hui prises en étau entre les politiques d’externalisation des frontières européennes et une politique sécuritaire tunisienne de plus en plus intense.
En mai 2024, inkyfada et sept autres médias internationaux, en collaboration avec Lighthouse Reports, se sont emparés de la question migratoire à travers l’enjeu des expulsions de migrant·es vers le désert au Maroc, en Mauritanie, en Tunisie et en Libye. Cette enquête d'envergure internationale souligne la complicité, directe ou indirecte, de l’Union européenne dans ces déplacements forcés qui ont entraîné la mort de plusieurs personnes, dont Fati Dosso, 30 ans, et sa fille Marie, 6 ans, dont la photo a fait le tour du monde.
Arrestations arbitraires et carte de séjour : des épreuves racistes pour les Subsaharien·nes en Tunisie
Expulsions de migrant·es aux frontières : un système dissuasif et violent
“On est à la merci de tout le monde” : Les Subsaharien·nes face aux violences racistes en Tunisie
Vivre avec moins de 5 dinars par jour, cartographie de la pauvreté en Tunisie
Derrière les “sans-papiers”, il y a mon père
Derrière une loi vitrine, le calvaire des femmes victimes de violences continue
Des enquêtes internationales à fort impact politique
En tant que membre du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), du Global Investigative Journalism Network (GIJN) ou encore du Arab Reporters for Investigative Journalism (ARIJ), inkyfada a toujours mis la collaboration au cœur de son travail d’investigation pour dénoncer, en tout temps, la corruption et les injustices. Ces formes d’enquêtes collaboratives sont inhérentes au travail d’ inkyfada, qui s’est notamment distingué lors des Panama Papers en 2016. Cette investigation, menée par ICIJ a permis de révéler l’ampleur des sociétés offshores, grâce à la fuite de 11,5 millions de documents confidentiels du cabinet d'avocats panaméen Mossack Fonseca. Il a été révélé que plusieurs de ces sociétés écrans, qui permettent de faciliter l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent, sont détenues par des hommes d’affaires, des chef·fes politiques et de nombreuses personnalités dont plusieurs Tunisien·nes. Cette enquête a été récompensée par le prestigieux prix Pulitzer.
Ces révélations succèdent aux SwissLeaks et ont été rapidement suivies par les enquêtes FinCEN Files, Implant Files et les Pandora Papers. À chaque fois, inkyfada a été le partenaire tunisien de ces investigations internationales à fort impact. Ces enquêtes ont permis d’entamer des débats sur la corruption et les injustices fiscales et ont entraîné l’ouverture de nombreuses enquêtes à travers le monde, notamment en Tunisie. Objectif : limiter l’ampleur de l’évasion fiscale au niveau mondial. Mais dans de nombreux cas, la justice piétine et les États peinent à lutter contre des paradis fiscaux et des montages financiers toujours plus sophistiqués.
Paradis fiscaux : la justice tunisienne piétine
Panama Papers : Mohsen Marzouk en route pour l'Offshore
TNN Connection : De la Tunisie aux Îles Vierges en passant par l’Angleterre
Implant Files : Stents périmés, une affaire non classée
Implant Files : Les dispositifs médicaux en Tunisie, les failles d’un système
Sans contrôle par les banques mondiales, l'argent sale brise des rêves et des vies
Pandora Papers | D’une enquête à l'autre, l’immobilité de la Justice
Pandora Papers | Qui sont les 9 personnalités tunisiennes concernées ?
Pandora Papers | Eagle One, la société offshore de Mohsen Marzouk
Pandora Papers | Le roi de Jordanie, Vladimir Poutine et - encore - Mohsen Marzouk dans les paradis fiscaux
Dix ans d’élections
19 septembre 2019, jour de vote. Les candidat·es se dirigent vers les urnes, suivi·es de leurs équipes et de journalistes. Toute la journée, les électeur·trices défilent dans les bureaux pour donner leur voix. Sur le terrain, inkyfada suit les tensions et l’effervescence qui animent les QG de campagne, au fur et à mesure que les estimations et les résultats tombent. Heure par heure, cette journée cruciale se déroule en images, jusqu’aux résultats définitifs qui consacrent la qualification puis l’élection surprise de Kaïs Saïed.
Quelque temps plus tard, l’heure est à l’analyse et aux comptes-rendus. Pendant des semaines, nos équipes se sont plongées dans les données de la campagne présidentielle afin de dresser un tableau comparatif des candidat·es et de leur respect du jeu démocratique. Quel·le· candidat·e a eu le plus de présence médiatique ? Qui a eu recours à des publications sponsorisées sur les réseaux sociaux ? Et surtout, de quelle manière ces campagnes ont-elles influencé les électeur·trices et leurs votes ?
À la présidence, Kaïs Saïed se distingue par son nouveau projet de démocratie par la base et des discours virulents à l’encontre des “corrompu·es”. Pour comprendre ses positions et la teneur de ses déclarations, inkyfada a écouté plus de 30 heures de discours, décortiquant les éléments de langage et figures de style utilisés par le président.
D’ici quelques mois, une nouvelle élection présidentielle devrait se tenir sans que les modalités n’aient encore été communiquées par le pouvoir. Ce scrutin se déroule dans un contexte tendu, alors que plusieurs membres de l’opposition sont en prison. Ces élections surviennent dix ans après 2014, alors qu’ inkyfada assistait à la promulgation de la Constitution et aux premières élections présidentielles et législatives libres en Tunisie.
Ainsi parlait Kais Saied : Une analyse des discours du Président
Présidentielle 2019 : Comment la campagne des candidat·es a-t-elle influencé le nombre de voix ?
“Complot contre la sûreté de l’État”: des dossiers vides pour éliminer l’opposition
Affaire du complot contre la sûreté de l’État : un an après, quel bilan ?
Être journaliste aujourd’hui et demain
Aujourd’hui, la Tunisie connaît un sévère recul dans le domaine de la liberté de la presse. Entre 2020 et 2024, la Tunisie a perdu 46 places dans le classement mondial de Reporters sans frontières (RSF). Au quotidien, l’accès à l’information reste difficile et des menaces pèsent sur les journalistes.
Pourtant, ce journalisme est plus que jamais nécessaire pour fournir une information plurielle et fiable sur toutes les thématiques qui animent aujourd’hui la Tunisie. Pendant dix ans, inkyfada vous a tenu informé·es sur de nombreux sujets politiques, économiques mais aussi environnementaux et historiques, à travers des données et des archives inédites.
Inkyfada a ainsi donné vie à un fond d’archives gardé aux Archives nationales, s’intitulant “Gens Suspects”. À partir des fiches de surveillance de la police française rédigées pendant la colonisation, inkyfada a réalisé 12 portraits de Tunisien·nes - du citoyen anonyme aux figures politiques de l’époque - surveillé·es par les autorités, pour leur genre, leur engagement syndical ou leurs activités politiques. Toujours à partir de documents du passé, mais également grâce à des récits d’individus témoins de leurs époque, inkyfada a ensuite produit “Le Dessous des Dates”, une série qui plonge dans les coulisses des événements clés de l’histoire tunisienne, depuis le traité du Bardo, jusqu’au 7 novembre 1987 en passant par le bombardement de Sakiet Sidi Youssef.
Pour offrir ce journalisme de qualité, un travail de longue haleine et une indépendance totale sont nécessaires. De nouveaux défis sont à venir pour les journalisme et les médias en général : les fake news sont de plus en plus nombreuses, l’intelligence artificielle est un outil en devenir de plus en plus puissant, la pluralité des médias est menacée et les extrêmes politiques n’ont jamais été aussi puissants.
Face à ces enjeux, inkyfada aspire à poursuivre son travail d’investigation en prenant le temps de récolter des données, de garantir la confidentialité des sources et protéger les lanceurs et lanceuses d’alerte qui rendent ce journalisme possible.
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Suspecte n°1 : Mabrouka bent Salem ben Younès. Emprisonnée pour ambiguïté
25 juillet 1957. Du Beylicat à la République
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Violences, confiscation de locaux, absence d’informations : des journalistes racontent