Accès à l’information : inkyfada dans le dédale de la bureaucratie tunisienne

Entre 2019 et 2020, inkyfada a cumulé plus de 100 demandes d’accès à l’information dont près de 45% sont restées sans réponse. L’ensemble de ces réponses constitue une base de donnée qui illustre le respect - ou le non-respect - des institutions publiques de la loi sur l’accès à l’information. En clair.
Par | 10 Mars 2021 | reading-duration 10 minutes

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Le 4 octobre 2018, la journaliste Amel Mekki gagne un procès contre le ministère de l’Intérieur. L’affaire s’inscrivait dans le cadre d’un article pour inkyfada et portait sur le droit d’accès à la liste des personnes concernées par la mesure de contrôle frontalier dite “procédure S17”.  

Deux ans plus tard, le 14 mai 2020, l’Instance d’accès à l’information (INAI) donne gain de cause à inkyfada dans un autre procès relatif à l’accès aux données de la loi d’amnistie législative générale, cette fois-ci contre le ministère de la Justice. À la suite de cette décision, le ministère a décidé de porter le litige au Tribunal administratif. Depuis, inkyfada attend que l’affaire soit jugée. 

Quatre années se sont écoulées depuis l’entrée en vigueur de la loi organique relative au droit d'accès à l'information. Avec cette législation, tout individu a le droit de s’informer sur l’activité des organismes publics de l’État tels que les ministères, les institutions ou entreprises publiques ou  toute autre institution bénéficiant d’un financement public. Mais dans les faits, les expériences d’inkyfada montrent à quel point l’accès à l’information est entravé.

Près de la moitié des demandes restées sans réponse

Entre 2019 et 2020, inkyfada a soumis 119 demandes d’accès adressées à plusieurs ministères et organismes soumis à cette loi. Sur l’ensemble des demandes déposées par inkyfada, 53 n’ont reçu aucune réponse.

Sur les 66 réponses reçues, 35 étaient incomplètes. Inkyfada avait par exemple demandé des informations au ministère de l’Intérieur sur les centres d'hébergement et d'orientation de la Garde nationale en Tunisie. La demande réclamait, entre autres, des statistiques concernant les migrant·es accueilli·es par ces centres et leur répartition en fonction de leur âge, de leur genre, de leur nationalité ainsi que les modalités d’expulsion. 

Bien que le ministère ait respecté le délai légal de 20 jours pour fournir une réponse, celle-ci n’était ni complète, ni mise à jour, et passait sous silence les modalités d’expulsion. Par ailleurs, les données fournies par le ministère à propos de la répartition des réfugié·es dans les centres selon leurs nationalités manquaient de précision et ne prenaient pas en considération les spécificités de chaque centre. 

Dans un exemple similaire, le ministère de l’Intérieur a fait suite à la demande d’inkyfada pour accéder aux statistiques des violences faites aux femmes entre 2018 et 2020. Il a donc fourni des chiffres relatifs au nombre de plaintes déposées par des femmes violentées et leur répartition selon le type de violence. Même si les délais ont été respectés, cette réponse était encore une fois incomplète. Le document fourni par le ministère évoquait le nombre de plaintes pour “violence verbale” sans spécifier à quoi cela correspond sachant que les textes de loi parlent de “violence morale”. Il a été impossible d’obtenir davantage d’informations quant à la répartition du nombre de plaintes en fonction du type de violence.

Idem avec le ministère de la Santé. Le 25 août 2020, inkyfada a adressé une demande d’accès sur le nombre des lits de réanimation disponibles en Tunisie, ainsi que les effectifs du personnel médical et paramédical dans l’ensemble des hôpitaux du pays. N’ayant pas reçu de réponse, inkyfada a dû obtenir l’information par un autre moyen en contactant un responsable direct au sein du ministère. Après avoir tergiversé pendant environ trois mois, celui-ci a finalement fourni des statistiques dont la mise à jour datait du 18 novembre 2020.

19 jours après l’obtention directe des données auprès du responsable, soit plus de trois mois après le dépôt de la demande initiale chez les services du ministère, inkyfada a reçu une réponse incomplète ne contenant qu’une partie des informations demandées et qui n’étaient même pas mises à jour. Les données statistiques reçues portaient sur le nombre de lits de réanimation jusqu’à mai 2020 et étaient donc antérieures de quatre mois à celles demandées. 

En plus de fournir des réponses incomplètes et datées, surtout compte tenu de l’évolution de la situation épidémiologique du Covid-19 d’un mois à l’autre, le ministère n’a pas pris la peine de respecter le délai de 20 jours prévu par la loi.

Après les demandes d’accès, 23 demandes de recours

D’autres institutions publiques ne respectent pas les délais légaux. Les 15 et 21 janvier 2019, inkyfada avait adressé deux demandes d’accès à “l’organisme chargé de l’accès à l’information”* au sein du ministère de la Justice et celui de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption.

Inkyfada avait réclamé un ensemble de données à propos des bénéficiaires de l’amnistie générale. Aucun des deux ministères n’a fourni de réponse jusqu’à la date de rédaction du présent article.

Le dossier des bénéficiaires de l’amnistie générale demeure l’un des dossiers les plus énigmatiques depuis le 14 janvier 2011. Ce décret-loi - le n° 2011-1 du 19 février 2011 - émanant du président de la République par intérim, Foued Mebazaa à l’époque, porte sur l’amnistie générale des condamné·es avant le 14 janvier et leur recrutement dans la fonction publique. Une forte opacité demeure au sujet de sa gestion et des conditions d'éligibilité des bénéficiaires du droit prévu par le décret-loi.

Inkyfada n’a pas reçu de courriel ni le moindre coup de fil de la part des “organismes chargés de l’accès à l’information” de ces deux ministères, censés faciliter la transmission de la demande ou orienter les demandeur·ses vers un autre organisme dans un délai de 5 jours. 

Selon la loi, en l’absence d’une réponse positive ou négative, il est possible de présenter une demande de recours à la direction de l’entreprise ou de l’institution publique au bout de 20 jours. Un tel recours doit être traité dans un délai de dix jours maximum.

Face à l’absence de réaction des deux ministères, inkyfada a sollicité deux recours contre les ministres de la Justice et de la Fonction publique. Encore une fois, ces derniers n’ont pas donné suite aux demandes d’inkyfada. 

Il en est de même pour bon nombre d’organismes publics tels que le ministère des Affaires étrangères, la Pharmacie centrale et l’Observatoire national des maladies nouvelles et émergentes (ONMNE), qui ont ignoré les demandes d’accès puis les recours émis par inkyfada.

L’Instance d’accès à l’information : une autorité bafouée

Quand le ou la demandeur·se d’information se retrouve dans une impasse ou quand l’information reçue est inexacte ou incomplète, il est possible d’avoir recours à la voie judiciaire en engageant une procédure auprès de l’Instance d’accès à l’information (INAI). 

De janvier 2019 jusqu’à fin 2020, inkyfada a déposé 13 plaintes auprès de cette instance. Aucune n’a obtenu de réponse dans les délais légaux.  

Dans le cadre de sa demande relative à l'amnistie générale, inkyfada a déposé deux plaintes contre les ministère de la Justice et de la Fonction publique. Déposées le 3 avril 2019, il a fallu attendre un an pour que le verdict tombe et donne gain de cause à inkyfada. Dans de pareils cas, l’INAI peut alors procéder aux enquêtes nécessaires et émettre une décision dans un délai maximal de 45 jours.  

Les affaires d’inkyfada ne sont que la partie visible de l’iceberg. Face aux centaines de plaintes reçues chaque année par l’INAI, la prise de décision dans “des délais aussi serrés” devient une mission impossible d’après Adnen Lassoued, vice-président de l’Instance.

Entre ses débuts en 2018 et le 4 février 2021, l’instance a reçu un total de 2971 affaires dont 1997 ont été jugées. Les parties prenantes n’ont été informées des décisions que dans 70% des cas environ, toujours selon le vice-président.  

“La lenteur de l’enquête et de la prise de décision sont dues à la quantité monumentale d’affaires reçues par l’Instance ainsi qu’au manque de ressources humaines qualifiées pour un travail de cette envergure”, estime Adnen Lassoued.

"L’enquête est un processus qui prend énormément de temps. Parfois, les institutions ignorent les courriers de l’Instance pendant l’enquête et on ne reçoit aucune réponse dans le délai prévu de 7 à 10 jours. Dans ce cas, l’instance accorde un temps de réponse supplémentaire pouvant aller jusqu’à 20 jours, avant d’émettre sa décision ultime”, continue-t-il. “S’il y a une réponse, elle est ensuite transmise au demandeur d’information pour qu’il puisse communiquer ses remarques dans un délai n’excédant pas 5 jours”.

Dans une note interne fournie par Adnen Lassoued à inkyfada, les lacunes observées dans le fonctionnement de l’INAI seraient dues à un “manque de ressources à la fois matérielles et humaines, ainsi qu’à l’absence d’un statut propre aux agents de l’Instance et d’une décision gouvernementale pour ratifier son organisation structurelle”. Autant d’embûches entravant, qualitativement et quantitativement, la bonne marche du recrutement d’agent·es et cadres spécialisé·es.  

La même note souligne que l’indépendance de l’INAI est limitée. En effet, elle demeure soumise aux modalités d’encaissement et de tenue de la comptabilité énoncées dans le Code de la Comptabilité publique, ce qui implique que tous les engagements financiers doivent être préalablement validés par le ou la contrôleur·se des dépenses publiques. Dans ces conditions, l’Instance est dans l’incapacité de respecter les échéances pour statuer sur les affaires et finit par dépasser le délai de 45 jours de plusieurs mois, voire plus.

Loi limitée, transparence limitée

En vertu de la décision de l’INAI, les ministères de la Justice et de la Fonction Publique sont tenus de remettre une version papier de la liste des bénéficiaires de l’amnistie générale car il a été établi que ce document ne fait pas partie des exceptions prévues au droit d’accès à l’information. Il ne porte préjudice ni à la sécurité ou la défense nationales, ni aux données personnelles.

  Décisions de l’INAI du 26 mars 2020 et du 24 juin 2020  

La loi sur l’accès à l’information donne la possibilité à l’organisme concerné de faire appel de la décision de l’Instance en saisissant le tribunal administratif dans un délai ne dépassant pas 30 jours à compter de la date de son émission. Le ministère de la Justice a ainsi opté pour cette option en contestant la décision de l’Instance en faveur d’inkyfada.

Cette décision a initié une nouvelle étape du procès qui peut durer des mois, voire des années. La loi n’a pas fixé d’échéance au tribunal administratif pour statuer dans les affaires d’accès à l’information, une défaillance qui risque de compliquer les choses. Depuis le 13 juillet 2020 jusqu’à présent, inkyfada attend que l’affaire soit jugée.

Du côté du ministère de la Fonction publique, aucun recours n’a été déposé auprès du tribunal administratif mais les informations demandées n’ont pas été communiquées à inkyfada.

“Le ministère de la Fonction publique n’est pas le seul à ne pas se conformer aux décisions de l’Instance. Il en est de même avec d’autres structures telles que le ministère de l’Énergie et des Mines, celui des Affaires locales et de l’Environnement, ainsi que le gouvernorat de Médenine et la municipalité de Sidi Thabet”, Adnen Lassoued, vice-président de l’INAI.

Bien que l’INAI jouisse d’un certain nombre de prérogatives judiciaires, celles-ci ne vont pas jusqu’à intervenir dans la décision finale de l’affaire. Si l’organisme public refuse de se plier à sa décision, l’INAI peut lui rappeler le caractère contraignant de celle-ci, mentionner les articles de loi et les sanctions risquées en cas de non-respect, sans pour autant agir directement. 

Dans le cas où l’organisme officiel n’aurait pas contesté la décision de l’Instance auprès du tribunal administratif au bout de 30 jours, ladite décision devient catégorique et juridiquement contraignante. Dès lors, il serait possible, “en guise de solution ou de moyen de pression, de recourir aux médias pour dénoncer les structures qui dissimulent délibérément les informations” d’après Adnen Lassoued. Autrement dit, la partie demanderesse doit employer d’autres moyens de pression pour contourner les limites du pouvoir de l’INAI et obtenir ses droits. 

Si tous les recours sont épuisés et que les informations continuent à être passées sous silence, Lassoued explique que les demandeur·ses d’accès ”peuvent porter plainte auprès du Procureur de la République”.

Une voie qui pourrait déboucher sur des poursuites pénales

Là encore, le dossier s’engage dans une nouvelle voie judiciaire, inscrite cette fois-ci dans les articles du Code pénal. Dans ce cas, le ministère public se charge d’ouvrir une nouvelle enquête ou de mandater une équipe de la Garde nationale pour enquêter sur la question.

Si l’enquête révèle l’implication d’une certaine personne dans l’obstruction de l’accès à l’information, celle-ci risque une amende pouvant aller jusqu’à 5000 DT. En cas de destruction permanente ou irréversible de l’information, ladite personne risque un an de prison et une amende dont le montant est défini dans le Code pénal.

Cette deuxième voie d’arbitrage n’est pas limitée par des échéances fixes et peut donc prendre plus de temps que la première voie sous la supervision de l’INAI. Une telle procédure judiciaire peut alors entraver l’accès à l’information qui perd de la valeur au bout d’un certain temps.

Cette problématique est particulièrement prégnante dans un contexte où gouvernements, les ministres et les personnes occupant les postes les plus sensibles de l’État changent très régulièrement : il est alors difficile de désigner les responsabilités. C’était d’ailleurs le cas des ministères de la Justice et de la Fonction publique* dont les ministres ont été changés respectivement quatre et trois fois depuis les deux demandes d’accès présentées par inkyfada en 2019.

Ainsi peut-on voir que les limites de la loi sur l’accès à l’information font obstacle à l’accès aux informations et documents officiels. Ces derniers sont nécessaires aux journalistes afin de pouvoir surveiller le gouvernement de près et le tenir responsable de ses actes.

Quel rapport le gouvernement et l’ensemble de ses structures entretiennent-ils avec les médias ? Font-ils preuve de transparence ? Ne font-ils pas obstruction aux journalistes dans leur mission principale, à savoir éclairer l’opinion publique et suivre les actions gouvernementales ? Le doute plane plus que jamais.