Pénurie de pain : une crise qui s'éternise

“S’il le faut, j’achèterai de la farine au marché noir”, déclare Selim, boulanger. Face à la pénurie de pain et aux décisions officielles de limiter la distribution de farine subventionnée, les boulangeries tunisiennes vivent une crise sans précédent, qui impacte tant les travailleur·ses que les consommateur·trices. Reportage.
Par | 01 Septembre 2023 | reading-duration 10 minutes

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Mounira* attend patiemment devant une boulangerie au cœur de Tunis, comme tous les jours depuis plusieurs semaines. Les files d'attente matinales sont devenues une routine, car le pain, rare et précieux en ces temps de pénurie, disparaît rapidement des rayons. "Chaque jour, je rentre tôt du travail et il n'y a déjà plus de baguettes à la boulangerie du quartier", raconte Salima*, une autre cliente, qui doit parcourir une longue distance pour se procurer du pain. "Je passe une ou deux heures à chercher du pain d'une boulangerie à l'autre", ajoute-t-elle. 

Le pain reste l’aliment le plus consommé en Tunisie. En 2016, les données de l'Institut national de la Consommation, recensent une consommation moyenne de 70 kilogrammes de pain par habitant·e chaque année. Comparativement, en France, la consommation est de 58 kilogrammes par habitant·e. En Algérie, elle atteint 62 kilogrammes.

Malgré sa grande consommation, l'accès au pain devient de plus en plus compliqué en Tunisie. Le 7 août, les boulangeries dites " modernes" ont entamé une grève. Cette situation découle de la décision de l'État de retirer les subventions de farine à ces boulangeries, qui représentent un tiers des établissements du pays. 

 Une mesure controversée

Suite aux déclarations du Président Kais Saied dénonçant une spéculation sur la farine, le ministère du Commerce interdit, le 1er août, l’approvisionnement des boulangeries "modernes" en farine subventionnée. Cette décision est justifiée par le fait que ces boulangeries produisent selon le président du "pain de riche", s’opposant au “pain des pauvres”.

L'argument avancé par le gouvernement selon lequel un "pain pour tous" contribuerait à réduire les inégalités, implique la suppression de la farine subventionnée pour des milliers de boulangeries modernes, entraînant ainsi la fermeture de nombreuses d'entre elles. Cette mesure a des répercussions économiques directes, notamment la perte d'emplois pour les travailleur·ses de ces boulangeries. 

Face à cette mesure, des boulanger·es ont protesté et notamment Hanine Bouguerra, la propriétaire d’une boulangerie moderne, qui s’est attaquée directement à Kaïs Saïed dans une vidéo qui a fait le tour des réseaux.

Je suis prête à aller en prison en défendant mes droits ! Nous n’allons pas quitter la Tunisie ! Nous aimons la Tunisie, et nous allons y rester ! Nous allons contester votre décision injuste !”, déclare-t-elle en pleurs.

“Avez-vous été élu pour affamer le peuple tunisien ? Avez-vous été élu pour appauvrir le peuple tunisien ? Avez-vous été élu pour différencier entre les pauvres et les riches ? Vous nous poussez à haïr notre pays et à croire que nous n’y avons pas de place !”, poursuit la boulangère.

Dans une boulangerie “classique” du centre-ville de Hammamet, - et donc approvisionnée en farine subventionnée - la mesure prise par Kaïs Saïed est également incomprise. "Je ne comprends pas la décision, ça divise les gens, et nous sommes obligés de faire face à plus de personnes. On a parfois plus de pain bien avant midi. Dire non à des personnes dans le besoin c’est dur”, commente le propriétaire de l’établissement.

Des client·es font la queue devant une boulangerie classique située au centre de la capitale. Crédit : Matteo Trabelsi

La spéculation, l'arbre qui cache la forêt

Dans ses récents discours, pour justifier la pénurie du pain, Kaïs Saïed fustige régulièrement les “ cartels”, en se référant aux boulangeries “modernes”. Mais l’origine de la crise est plus complexe et trouve ses racines dans les difficultés financières du pays et le manque de céréales.

Au printemps 2023, une sécheresse inédite a eu des conséquences dévastatrices sur les récoltes de blé et par rapport aux années précédentes, la collecte de blé tendre a été très réduite. De janvier à juillet, seuls 72,7 tonnes ont été récoltées.

Face à cette situation, la Tunisie va être contrainte d'importer 100% de ses besoins en blé tendre dans les prochains mois. La Russie a d’ailleurs envoyé deux cargos de blé à la Tunisie, l’un d’entre eux étant arrivé dans le port de Sfax, le 23 août 2023.

 En raison de l’endettement et de son manque de liquidités, l a Tunisie doit cependant limiter les quantités qu’elle importe, affectant directement la disponibilité de la farine nécessaire à la production de pain. Ces données sont confirmées par  l'Observatoire national de l'Agriculture (ONAGRI) qui indiquent clairement que les quantités de blé tendre importées ont considérablement diminué, alors que le cours du blé a paradoxalement baissé, plus d’un an après le début de la guerre en Ukraine. Le rapport de juillet 2023, de l’ONAGRI, sur la balance alimentaire révèle que la valeur des importations de céréales a connu une diminution significative de 14,9%.   

“S’il le faut, j’achèterai de la farine au marché noir”

La farine subventionnée, fournie par l'État, est le principal ingrédient pour la production de pain en Tunisie. Destinée principalement aux boulangeries classiques, au nombre de 3737, les autres établissements - 1443 boulangeries dites modernes - y ont également droit mais en quantité limitée, à un prix trois fois plus élevé que celui payé par les magasins subventionnés.  

A la suite de la décision de Kaïs Saïed de suspendre leur approvisionnement, les boulangeries qui n’ont pas fermé expliquent pour la plupart n’avoir jamais été averties de l'arrêt de la distribution de la farine subventionnée. Dans une boulangerie-pâtisserie “moderne” de Tunis, la propriétaire explique ne plus recevoir de farine de son grossiste. “On n’a pas été prévenu. On attendait comme d’habitude le grossiste pour acheter de la farine mais il n’est pas venu. Quand je l’ai appelé, il nous a dit qu’il ne pouvait plus nous fournir de farine. Sans aucune explication”, raconte la boulangère, “ les recettes ont baissé d’un quart en trois semaines”.

“Jusqu’à maintenant, on a pas eu de circulaire qui nous interdit de vendre des baguettes , mais les agents du ministère du Commerce nous rendent visite presque tous les jours pour vérifier nos produits” conclut-elle.

Depuis les déclarations de Kaïs Saïed, des visites inopinées ont lieu dans certaines boulangeries qui ne bénéficient plus de farine subventionnée, afin de s’assurer que les commerçant·es ne dérogent pas aux nouvelles mesures en vigueur. Très souvent, les agents du ministère du Commerce viennent constater que le pain vendu n’est pas du même gabarit que le pain dit subventionné.

Selim* est propriétaire d’une pâtisserie à Hammamet, située non loin de la station de louage, ce qui lui permet d’attirer de nombreux·ses client·es. Tablier autour de la taille, il accueille avec un grand sourire chaque personne qui franchit la porte de son établissement. 

Comme beaucoup d’autres, Selim cherche des moyens de faire face à la crise et maintenir son activité à flot. Depuis plusieurs jours, il manque de matière première pour produire du pain. Alors que les contrôles se font de plus en plus fréquents, le pâtissier envisage déjà des solutions : “Je n'ai plus le droit de faire du pain. De toute façon, je n'ai plus rien pour en faire, c'est une honte, un scandale. Je dois gagner ma vie, j'ai deux enfants à la maison.”

"C’est simple, s’il faut se débrouiller et acheter de la farine au marché noir, je vais le faire. Je n’ai pas peur qu’on me contrôle, ils peuvent venir”, conclut-il.

Avec des établissements qui ferment et le recours au marché parallèle, cette situation pourrait avoir des désavantages pour l'État. En plus de ses répercussions sur le marché du travail, cela aurait des conséquences fiscales significatives, avec de fait moins de revenus issus de taxes et de TVA pour l'État.

Par ailleurs, il est important de noter que la pénurie de farine subventionnée pourrait être également un choix politique. Selon Hamza Meddeb, chercheur et analyste en économie politique, “la pénurie semble être également le résultat d'un choix politique visant à limiter les importations et à économiser les réserves de devises étrangères du pays.”

18.000 emplois menacés

Environ 90% des 1443 boulangeries “modernes” ont dû fermer leurs portes en raison de la pénurie de farine subventionnée, selon Salem Badri, responsable du Groupement régional des boulangeries modernes de Sfax. Ces boulangeries, qui emploient près de 20.000 salarié·es, se sont retrouvées dans une situation insoutenable, incapables de maintenir leur production sans farine.  

Jamila* est caissière dans une boulangerie moderne à Tunis. Cette boulangerie ne produit plus de pain depuis environ un mois, et a même été contrainte de fermer complètement pendant une semaine. Cette situation a placé Jamila et ses collègues dans une situation difficile. “La semaine durant laquelle nous n’avons pas pu travailler sera déduite de nos propres salaires”, dénonce la jeune femme. 

Son collègue, Samir* est aide-boulanger : “Si la production de pain s’arrête, je me retrouve au chômage.” déclare-t-il. Depuis que le président a émis une interdiction de fournir de la farine aux boulangeries modernes, Samir, qui est père de trois enfants, se retrouve sans revenus : “Je travaille pour subvenir aux besoins de ma famille. Le mois passé a été particulièrement difficile. Avec la rentrée qui approche et la hausse des prix, notre situation se détériore de plus en plus” se plaint-il. 

3 familles, 7 rentrées scolaires et un trou dans le porte-monnaie

Par ailleurs, Mohammed Jammali, Président du Groupement professionnel des boulangeries modernes relevant de la Confédération des Entreprises citoyennes de Tunisie (CONECT) a déclaré soutenir l’idée initiale du président, mais s’inquiète du manque de considèration des emplois menacés. “Il est vrai que nous soutenons les décisions qui ont été prises par le chef de l’État pour garantir un seul pain pour tous les Tunisiens. Cependant, 18.000 emplois sont menacés. Nous réclamons une rencontre avec Kaïs Saïed pour lui expliquer les difficultés auxquelles le secteur est confronté et clarifier les points qui lui ont été mal communiqués” a t-il déclaré à Tunisie Numérique.

En réaction, les syndicats des travailleurs du secteur de la boulangerie ont organisé pour les boulangeries “modernes” une grève et un sit-in pour exprimer leur mécontentement face à cette décision gouvernementale qui menace leurs emplois et leur survie économique. Cette action a marqué le début de négociations tendues entre les représentant·es des boulangeries modernes et le ministère du Commerce.  

L'arrestation de Mohammed Bouannane, le président de la Chambre nationale des Propriétaires de boulangeries, a ravivé les tensions. Les charges retenues contre lui comprennent des soupçons de monopoles et de spéculation impliquant des denrées alimentaires subventionnées, ainsi que des accusations de blanchiment d'argent. 

Le 18 août 2023, lors d'une intervention sur Radio IFM, Abdelhamid Mosbeh, l'avocat de Mohammed Bouannane, déclare que l'arrestation de son client reposait sur les déclarations d'un témoin anonyme. L'avocat précise qu’il n’y a aucune preuve tangible corroborant ces allégations,mais seulement des soupçons. L’avocat a également suggéré que l'enquête pourrait potentiellement impliquer d'autres parties. Contacté par Inkyfada, l'avocat de Mohammed Bouannane déclare ne pas pouvoir s’exprimer sur le sujet. 

Une sortie de crise incertaine

Le 19 août, le ministère du Commerce publie un communiqué annonçant la reprise de l’approvisionnement en farine et en semoule pour les boulangeries modernes, à condition qu’elles se conforment aux règles de fabrication et de vente du pain. Ce retour en arrière ne résout pas la crise du pain dans le pays. Les étagères des magasins et des supermarchés, réservées aux pains, restent vides.

Dans un supermarché du centre-ville de Tunis, le rayon boulangerie est résolument vide. Crédit : Matteo Trabelsi

Mourad, propriétaire d’une épicerie à Tunis, a l’habitude de recevoir environ 250 baguettes par jour. Depuis plus d’une semaine, il est contraint d’aller lui-même dans différentes boulangeries pour s'approvisionner en pain. “J’arrive à me procurer entre 50 et 100 baguettes, mais ce n’est pas suffisant. Cette situation impacte mes recettes.” dénonce le commerçant. Dans sa boutique, Mourad propose des sandwiches à ses client·es. À base de harissa, de thon et de fromage, il en vend entre 30 et 50 par jour. Mais depuis le début de cette crise, le commerçant a du mal à rassembler suffisamment de pain pour préparer et vendre ses sandwichs. "Une part importante de ma recette quotidienne a disparu", témoigne-t-il.

Dans l'épicerie de Mourad, la liste des produits introuvables s'allonge de jour en jour. Le manque de pain, bien que notable, ne constitue qu'une partie du problème qui mine son commerce. En réalité, la Tunisie vit depuis plusieurs mois un cycle continu de pénuries qui touche les produits de base, les médicaments et le carburant. “Parfois, je cache des marchandises sous le comptoir. Si quelqu'un veut acheter un produit en grande quantité, je ne le laisse pas faire. Je veux pouvoir garantir que chaque client trouve ce dont il a besoin.”