Pandora Papers | D’une enquête à l'autre, l’immobilité de la Justice

SwissLeaks, Panama Papers, Pandora Papers... Malgré les révélations de ces dernières années, la Justice tunisienne peine toujours face à l’évasion fiscale internationale. Où en est la Tunisie, sept ans après la première enquête ?
Par | 24 Janvier 2022 | reading-duration 12 minutes

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Silence, ça passe. La publication des Pandora Papers - la plus grande enquête journalistique de l’Histoire menée par le  Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) - n’a suscité quasiment aucune réaction en Tunisie, ni du côté de la classe politique ni de la justice.   

Pourtant, pas moins d’une trentaine de Tunisien·nes sont mentionné·es, selon les documents auxquels inkyfada a eu accès. Parmi elles et eux, figurent des hommes et femmes d’affaires, des politicien·nes ainsi que de simples inconnu·es. inkyfada a enquêté sur 9 personnalités.

Cette enquête est loin d’être la première à laquelle inkyfada participe. Avant ça, les SwissLeaks, les Panama Papers, les Paradise Papers ou encore les FinCEN Files ont tous fait l’objet d’un volet tunisien par les équipes et collaborateur·ices d’inkyfada. Le constat reste le même : ces révélations n’entraînent presque aucune conséquence, tant du côté de la classe politique que de la justice.

SwissLeaks : 554 millions de dollars sur des comptes en Suisse

Depuis 2015, inkyfada collabore avec ICIJ, basé à Washington D.C. Cette année-là, le média a publié les listings tunisiens des SwissLeaks, une affaire née en 2008, quand un ancien informaticien de la HSBC Private Bank, Hervé Falciani, remet aux autorités françaises une liste de 106.458 clients dans 203 pays. Une partie des client·es sont en règle avec la loi, d’autres font de l’évasion fiscale. 

L’affaire concerne aussi la Tunisie d’après les recherches des autorités françaises. Pas moins de 256 personnes en lien avec le pays sont identifié·es : de par leur nationalité, leur lieu de naissance ou leur résidence. Au total, ce sont pas moins de 554 millions de dollars (environ 1.6 milliards de dinars) qui sont détenus dans des comptes en Suisse entre 2006 et 2007, d’après les calculs de ICIJ.

À la suite de ces révélations, une procédure a été lancée par le pouvoir judiciaire tunisien. Une demande d'entraide a été déposée auprès de la justice française à laquelle elle a répondu favorablement en mettant à disposition de la Tunisie, des informations en sa possession concernant des Tunisien·nes lié·es à la HSBC. Malgré le dépôt de plusieurs demandes d’accès à l’information - restées sans réponse, il n’a pas été possible de vérifier l’avancée de l’enquête aujourd’hui.

Panama Papers : Enquête, commission parlementaire

En 2016, inkyfada publie ensuite le volet tunisien des Panama Papers. Une fuite massive de documents révèle les noms de 14.153 client·es du cabinet panaméen Mossack Fonseca. À l’instar d’Alcogal ou de SFM, pointés du doigt par les Pandora Papers, ce cabinet est spécialisé dans la création de montages financiers via des sociétés offshore. 

Encore une fois, plusieurs personnes tunisiennes ou liées à la Tunisie sont mentionnées. On retrouve par exemple les politiciens Mohsen Marzouk, ancien directeur de campagne de Béji Caïd Essebsi, Noomane Fehri, ancien ministre tunisien des Technologies de la communication et de l'Économie numérique ou encore les hommes d’affaires Ahmed, Abdelmajid et Raouf Bouchamaoui et Mzoughi Mzabi.

Face au tollé suscité par cette affaire dans le monde - publiée par inkyfada et plus de 100 médias partenaires, le pouvoir politique réagit, en apparence. Le ministre de la Justice de l’époque demande au procureur général du tribunal de première instance de Tunis de “faire le nécessaire” en ce qui concerne les Tunisiens et Tunisiennes cité·es.

Une instruction judiciaire est ouverte en avril 2016. Une demande d’entraide judiciaire est formulée auprès de la justice panaméenne, selon le juge chargé de l’affaire, bien que la quasi-totalité des sociétés et comptes bancaires identifié·es par inkyfada sont localisé·es dans d’autres juridictions.

L’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) se saisit aussi du dossier. Mais sur demande du pôle judiciaire économique et financier, elle clôt son enquête. Selon un représentant de l’Instance, plusieurs personnes avaient été auditionnées. “La majorité a nié être liée à des sociétés basées dans des paradis fiscaux. D’autres personnes ont fourni des documents complémentaires concernant des sociétés citées”, a-t-il précisé.

Une information contredite par Mohsen Marzouk. “Aucun des autres noms cités dans le dossier Panama n’a comparu devant la justice et ils n'ont répondu à aucune enquête”, affirme-t-il à inkyfada, tout en précisant qu’il s’est rendu auprès du juge du pôle économique et financier pour être entendu.

Six ans après les révélations, il n’est toujours pas possible de vérifier l’avancée des procédures judiciaires. inkyfada a déposé plusieurs demandes d’accès à l’information, auprès du pôle judiciaire économique et financier et du ministère de la Justice dont il dépend, sans réponse. 

Côté législatif, le parlement décide le 8 avril 2016 de créer une commission d’investigation parlementaire*. Composée de 22 député·es membres, elle a pour but d’enquêter sur la corruption et l’évasion fiscale ainsi que sur les Tunisien·nes mentionné·es dans les Panama Papers.

Le 4 juin, les équipes d’inkyfada reçoivent une demande d’audition de la commission, qu’elles refusent considérant que le média “n’est pas concerné par les travaux de cette commission” ( voir le communiqué complet). La commission ne se serait réunie qu’une seule fois, le 27 juin, pour auditionner le ministre des domaines de l’État, selon le site Majles Marsad. Aucun de ses éventuels travaux n’a été rendu public.

L’évasion fiscale internationale : un véritable défi pour la Justice

La publication des Pandora Papers et le manque de réaction vient de nouveau questionner l’inaction de l’État dans sa lutte contre l’évasion fiscale internationale, et notamment de la Justice. Pour Neila Chaabane, professeure de droit public à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, la complexité des affaires et le manque de moyens s’ajoutent à une faible volonté politique pour expliquer cette situation.

"Ces enquêtes-là prennent du temps”, explique-t-elle. “Il y a des commissions rogatoires qui doivent être lancées à l'étranger, il faut des pré-dossiers pour pouvoir obtenir de l'information de l'autre côté, ce n'est pas quelque chose d'évident".

“Généralement, ces États-là sont assez réticents à répondre à ce genre de sollicitations”, décrit‐elle. 

Un autre paramètre est la robustesse des montages financiers mis en place par les cabinets spécialisés. Souvent les montages impliquent plusieurs juridictions entre celle de la résidence du ou de la client·e, celle où une société est créée et celle où les avoirs sont localisés. S’ajoute à cela l’usage de prête-nom qui permet de rendre anonyme ces montages. “Les preuves sont vraiment difficiles à obtenir si on se limite à ce qu'il y a ici en Tunisie", atteste Neila Chaabane.

Un manque de transparence

En parallèle, la Justice maintient le flou total sur les affaires en cours. “Je ne peux pas discuter de l’état d’avancement de l’enquête à cause de mon devoir de réserve”, se justifiait le juge Sahaba chargé pendant un temps de l’enquête sur les Panama Papers. 

Une information que la doyenne de la Faculté confirme : "il y a le secret de l'instruction pour toutes les affaires pénales, le procès ne devient public qu'au moment du jugement”, cette règle servant à protéger les différentes parties et à garantir un procès équitable. Comme l'ont constaté les équipes d’inkyfada au cours de ces différentes enquêtes, accéder aux informations est extrêmement compliqué.

Quatre demandes d’accès à l’information ont été déposées en décembre 2021 : deux au format papier auprès du ministère de la Justice et du pôle judiciaire économique et financier, deux par mail auprès de la Commission tunisienne des analyses financières (CTAF) et de la Banque centrale. Un dispositif de suivi d’email permet de savoir que ces deux dernières ont bien été reçues et ouvertes. Le délai légal de réponse étant largement dépassé par ces institutions, inkyfada considère qu’elles n’y ont pas répondu. 

Une faible évolution législative

"L'objectif de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales a toujours existé, ce n’est pas une nouveauté", décrit Neila Chaabane. La lutte contre l’évasion fiscale internationale est intégrée dans lutte de l’État contre ceux et celles qui se soustraient à l’impôt. Le pays a connu ces dernières années une évolution de son appareil législatif afin d’être plus efficace.

En 2017, la loi des finances prévoit ainsi la création d’une Brigade d’investigation et de lutte contre l’évasion fiscale, rattachée à la Direction générale des impôts. “Les agents de la Brigade des investigations et de la lutte contre l'évasion fiscale procèdent à la recherche des infractions fiscales pénales et à la collecte de ses preuves sur tout le territoire tunisien [. ..]”, précise l’article 80 ter. Ses prérogatives sont donc restreintes au seul territoire national.

La même loi simplifie “la procédure de levée du secret bancaire” (article 37), une mesure qui sera élargie par la loi des finances de 2019.

Le placement de la Tunisie sur la liste noire de l’Union européenne en décembre 2018 a accéléré les prises de décision comme l’adoption des lignes directives de l’OCDE.

“Déterminée à agir contre les pratiques d’évitement fiscal, la Tunisie a fait le choix d’adhérer aux initiatives internationales de lutte contre le BEPS [ndlr : l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices] afin de mieux protéger sa base d’imposition et améliorer la mobilisation des ressources fiscales nécessaires à son développement durable”, déclarait Mohamed Ridha Chalghoum, ancien ministre des finances, cité dans un rapport de l’OCDE.

Mais d’autres mesures montrent des limites dans la lutte du pays. À peine quelques mois après l’adoption de ces lignes directives, la notion de paradis fiscal est requalifiée en “territoire à régime fiscal privilégié”. Cette nouvelle définition ne tient compte que du montant d’imposition dudit territoire : celui-ci doit ainsi être 50% plus faible que selon la législation tunisienne.

“La Tunisie a ainsi fait obstruction de tous les autres critères définissant un paradis fiscal”, commente une experte en fiscalité. Par exemple, Oxfam mentionne l’absence de transparence : l’organisation souligne que ces pays ont des lois ou des pratiques administratives qui empêchent l’échange automatique d’informations. L’ONG souligne également l’existence d’avantages fiscaux ne nécessitant pas une activité sur le territoire. 

“C’est ainsi que des pays comme les îles Maurice se retrouvent hors de la liste alors que les multinationales se ruent vers ce petit pays pour créer des sociétés écrans avec des prête-noms”, continue l’experte.

En l’absence de chiffres officiels, il est difficile d’évaluer l’efficacité de l’ensemble des mesures prises dans les dernières années. D’autre part, un rapport du think-thank Solidar Tunisie daté de mai 2018 pointe du doigt la mise en place des mesures votées. “La non-mise en œuvre de ces dispositions représente des pertes considérables pour le Trésor”, décrit la conclusion du rapport.

Au niveau de la lutte contre l’évasion fiscale internationale, Neila Chaabane estime que la situation n'évoluera pas tant que la législation sur les changes ne changera pas. Les évadé·es fiscaux "créent des sociétés offshore et écrans pour échapper à cette réglementation qui est aujourd'hui obsolète", explique-t-elle. 

La Tunisie, loin d’être une exception

La Tunisie n’est pas le seul pays à faire face à l’évasion fiscale. “Ce sont des défis auxquels tous les États sont confrontés. Les plus gros dossiers sont au niveau des grandes économies”, commente Neila Chaabane. 

En 2021, à l’échelle mondiale, la fraude fiscale coûte 483 milliards de dollars selon un rapport de l’ONG Tax Justice Network. Pour un pays comme la France, le montant total de l’évasion fiscale représentait 3% en 2012, selon un rapport du Sénat français.

Du côté de la lutte contre l’évasion fiscale, les États font face aux mêmes difficultés.

"Dès que la lumière est faite sur un pays ou territoire, l'argent va se localiser ailleurs”, explique Neila Chaabane.

En effet, en croisant les données de plusieurs enquêtes, ICIJ a démontré que plus d’une centaine d’entreprises ont quitté Mossack Fonseca après les Panama Papers pour rejoindre Alcogal, un des cabinets pointés du doigt dans les Pandora Papers, démontrant une certaine impunité.

De ce côté, la Tunisie n’est ni pire ni mieux qu’un autre État, estime Neila Chaabane puisque les enjeux se jouent à une autre échelle. “C'est le système qui produit et laisse se développer les paradis fiscaux. S’il y avait une volonté réelle du G7 de mettre fin à la fraude fiscale, il le ferait”.