Un peu plus loin, au pied d’un immeuble, deux hommes se reposent, allongés sur de la fausse pelouse. Abdulrasoul, un exilé soudanais qui a quitté son pays il y a plusieurs années, est assis à côté d’eux. “On est épuisés, on a aucune nourriture ni assistance”, déclare-t-il d’une voix calme. Plus de deux mois à dormir dehors, “c’est trop”, s’exclame-t-il dans un soupir.
Aujourd’hui, leur principale revendication est l’évacuation de la Tunisie et la réinstallation dans un pays tiers “sûr”.* Le HCR dispose bien d’un tel programme mais il est extrêmement sélectif : seules 76 personnes qui étaient en Tunisie ont été réinstallées dans d’autres pays en 2021. “La décision concernant la réinstallation est prise par les pays de réinstallation”, précise le site du HCR.
Depuis février, des protestations à Zarzis
S’ils et elles sont arrivé·es il y a peu à Tunis, la manifestation a initialement commencé à Zarzis. Le 9 février, plusieurs personnes migrantes convergent vers les bureaux du HCR de cette ville du sud-est du pays. Un sit-in se met en place devant l’établissement : les manifestant·es protestent contre l’expulsion de plusieurs réfugié·es et demandeur·ses d’asile d’un refuge de l’agence situé à Médenine. Plus tard, ils et elles arrivent à pénétrer le périmètre de la villa et s’installent dans la cour de celle-ci. Entre-temps, les occupant·es sont rejoint·es par d’autres personnes en situation de migration.
Pendant plus de deux mois, ils et elles occupent cet espace. Là-bas, inkyfada les a rencontré·es. À l’ombre d’un olivier, plusieurs hommes détaillent les conditions déjà très précaires dans lesquelles ils et elles vivent. Parmi eux, Abdulrasoul est déjà présent : il a été l’un des premier·es à rejoindre l’occupation.
“On n’a pas de toilettes ni de salles de bain”, se désole-t-il, en montrant le seul tuyau d’eau disponible pour les 200 personnes. “Des préfabriqués ont été ouverts et permettent d’abriter les personnes les plus vulnérables comme les femmes avec de jeunes enfants”, précise-t-il, mais le reste des occupant·es dort à l’extérieur. L’épuisement est déjà palpable.
Les protestataires ne disposent que de quelques couvertures et matelas, étalés dans la cour de la villa. Au milieu du campement, une berline et un 4x4 blancs portant le logo du HCR, se fondent dans le décor. L'abri des véhicules permet d’assurer aux personnes qui dorment là un peu d’ombre, alors que le thermomètre a déjà dépassé plusieurs fois les 30 degrés.
Malgré cela, la solidarité est de mise. Certains enfants jouent au milieu de la cour sous le regard des parents. Pour la nourriture, celles et ceux qui travaillent ramènent un peu d’argent. “On rassemble quelques dinars et on fait à manger ensemble", explique Abdulrasoul.
Début avril, des négociations ont eu lieu entre le HCR et les personnes exilées, témoigne l’une d’entre elles. “Ils nous ont proposé une aide financière et de retourner dans le foyer pendant qu’ils traitent nos dossiers”, explique-t-elle. Mais l’offre ne convainc pas et les occupant·es décident d’aller manifester devant le siège de l’agence onusienne à Tunis.
“Il fallait qu’on aille à Tunis pour faire valoir nos droits et avoir une assistance”.
“Les réfugiés n'ont plus confiance”, analyse le porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), Romdhane Ben Amor, qui suit l’affaire depuis le début. “Après trois mois dans des conditions inhumaines, ils leur demandent de revenir”, poursuit-il. Les exilé·es “savent que cela va se répéter”.
À l’origine, l’expulsion du refuge de Médenine
À Zarzis, inkyfada a aussi rencontré Mohamed, jeune homme à l’air timide, qui a lui aussi quitté le Soudan il y a quelques années. Après avoir traversé le chaos libyen, il a tenté la traversée vers l’Europe, mais a été intercepté par la garde-côte tunisienne.
Une fois débarqué, il lui est proposé de déposer une demande d’asile pour obtenir le statut de réfugié. La Tunisie est signataire de la convention de 1951 relative au statut des réfugié·es, mais “elle ne dispose pas de loi nationale sur le droit d'asile”, explique Romdhane Ben Amor. “C'est donc le HCR qui s'occupe de l'octroi de ce statut”, ajoute-t-il.
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Il accepte et il est pris en charge par le HCR en tant que demandeur d’asile. La demande est un processus long, qui dure parfois plusieurs années. “C'est une question de crédibilité des lois internationales”, explique Laurent Raguin, représentant adjoint du HCR, précisant que cette durée est nécessaire pour établir si les demandeur·ses correspondent bien aux critères pour obtenir le statut de réfugié.
Mohamed est logé dans le refuge de Médenine pendant plusieurs mois. Le refuge est une solution temporaire, explique Laurent Raguin, qui sert d’abord à accueillir les personnes interceptées en mer par la Garde nationale maritime tunisienne, ainsi que les plus vulnérables, comme “les femmes seules, les mineurs, les handicapés”.
Tout se complique au mois de janvier lorsque Mohamed et d’autres demandeur·ses d’asile et réfugié·es reçoivent un document qui leur stipule leur expulsion. Il leur est transmis par le HCR et le Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR). “Veuillez noter que conformément aux procédures UNHCR et CTR, vous disposez de 15 jours après la réception de la présente notification pour quitter le foyer/la maison”, explique le document en français, anglais et arabe qu’inkyfada a pu consulter. Pas de recours possible.
"Si vous ne respectez pas cet avis, des procédures juridiques [seront] instituées”, peut-on lire en majuscules. Le document précise toutefois qu’ils bénéficieront de “250 dt par mois pendant 3 mois, ainsi que des référencements vers TAMSS [NDLR : une association tunisienne pour l’emploi] pour des opportunités d’emploi”.
Depuis son bureau du Lac 2, un représentant du HCR réfute la manière dont les faits sont présentés. “Enfin, il n’y a pas eu d'expulsion !”, lâche-t-il, lorsque le mot est prononcé au cours de l’interview. Lorsque les personnes s’installent dans le refuge, “on leur demande de signer un document, on leur explique que ce n'est pas indéfini, et qu'après tant de semaines, tant de mois, ils devront le quitter”, affirme-t-il. “Ça fait des mois et des mois, voire des années pour certains qu’on leur demande de partir pour laisser la place à des gens beaucoup plus vulnérables”.
“Bien sûr, on ne les jette pas dans la rue comme ça”, précise-t-il. Une aide financière pour se loger leur est fournie, ainsi qu’un accompagnement dans la recherche d’un emploi, “on leur dit : essayez d'avoir un travail, essayez d'être autonome”.
Un manque de protection du HCR
Le représentant du HCR regrette que de nombreux·ses jeunes “moins vulnérables” refusent des offres d’emploi. “Ils se mettent dans une situation pour nous pousser à les assister”, affirme-t-il. Interrogé sur ces offres d’emploi, il reconnaît qu’elles sont souvent dépourvues de cadre légal. “On fait beaucoup de travail avec le gouvernement pour essayer de légaliser les contrats de travail mais c'est très difficile”.
Il admet aussi que les conditions de travail de ces emplois ne sont pas simples en ironisant. “Ce n’est pas du travail de bureau dans la banque d'à côté, ça c'est clair, mais il y a des offres de travail et les gens peuvent travailler”, défend-il.
En réalité, ces conditions de travail entraînent parfois la mort des travailleur·ses. Le 12 août 2021, Saber Adam Mohamed, un réfugié soudanais de 26 ans, a trouvé la mort dans un accident sur son lieu de travail, dans une usine de plastique de Mégrine.
"Ce travail, il l'avait trouvé grâce au HCR et ses partenaires”, explique Romdhane Ben Amor. “C’est un travail indigne. Il travaillait plus d'heures que les Tunisiens et était moins payé”, précise le porte-parole du FTDES, d’après les témoignages qu’il a recueilli auprès des proches du jeune homme.
De son côté, Mohamed raconte lui aussi subir des discriminations, en plus de conditions de travail. “Certains employeurs demandent si tu es chrétien ou musulman, et si tu es chrétien ils ne te donnent pas ton argent”, raconte-t-il. “Ça ne donne pas envie de travailler”. Le refuge pour lui c’était le “seul endroit” où il se sentait “en sécurité” grâce à “la communauté”.
“Mais le refuge n’est pas suffisant pour notre protection”, estime Abdulrasoul, rapportant des comportements abusifs des gardiens du refuge employés par le HCR, précisant qu’ils empêchent parfois les réfugié·es de sortir. “Il y a beaucoup de témoignages sur le comportement du personnel du HCR, surtout ceux qui sont en contact direct, peut-être par manque de formation”, confirme Romdhane Ben Amor.
Pour lui, il y a de manière générale un manque d’assistance de la part du HCR. “Les moyens fournis pour les réfugiés et les demandeurs d'asile ne sont pas à la hauteur de leurs attentes que ce soit l'accès à l'hébergement, les aides financières, les contributions du HCR sur l'accès à la santé et à l'éducation et sur l'accès au travail”, détaille le porte-parole du FTDES.
Il précise que ce problème n’est pas nouveau et rappelle par exemple qu’en mars 2019, un adolescent érythréen de 15 ans avait fait une tentative de suicide dans le centre de Médenine. À l’époque, le FTDES déplorait déjà “des conditions déplorables qui se dégradent de plus en plus”.
"Les migrants font face à une insuffisance de nourriture, d’hygiène, des difficultés d’accès aux soins de santé nécessaires et un manque d’informations sur leurs droits fondamentaux”, communiqué du FTDES, le 18 mars 2019.
Laurent Raguin reconnaît que “tout n’est pas parfait”. Il estime que le HCR travaille avec des moyens limités précisant notamment “qu’avec le Covid, les fonds humanitaires ont globalement chuté”. Pour lui, l’agence des Nations Unies ne doit pas être seule à gérer cette situation. “On demande au gouvernement, aux autres partenaires de s’impliquer, ça doit être un effort collectif”, lance-t-il comme un appel à l’aide.
La Tunisie, un pays sûr ?
Pour toutes ces raisons, les exilé·es qui manifestent espèrent leur évacuation et être réinstallé·es dans un autre pays. “Notre problème n'est pas l'argent ou le foyer, nous devons quitter ce pays”, déclare Abdulrasoul.
Il ne considère pas la Tunisie comme un pays sûr. “J’ai survécu au génocide au Darfour puis j’ai été témoin des attrocités de l’État islamique en Libye et je ne me sens pas en sécurité en Tunisie”, explique-t-il à inkyfada. “Nous faisons face à une société raciste”.
Il raconte plusieurs cas d’agressions dont ont été victimes les exilé·es installé·es avec lui, notamment un enfant scolarisé dans une école tunisienne qui aurait été enfermé par ses camarades dans les toilettes. Pendant l’interview durant le sit-in, inkyfada a d'ailleurs pu être témoin de propos racistes lancés lancés depuis une voiture aux exilé·es.
“La Tunisie n'est pas un pays sûr, même pour les Tunisiens”, lance Romdhane Ben Amor. Il précise que le pays “n'a pas un arsenal qui peut garantir le droit des réfugiés et des migrants” et manque de protections sociales.
Il estime que depuis le 25 juillet, la situation est d’autant plus inquiétante pour les réfugié·es et mentionne les déclarations de plusieurs représentant·es des Nations unies sur leurs inquiétudes par rapport à la Tunisie. Il cite en exemple le cas de Slimane Bouhafs, réfugié algérien en Tunisie, enlevé et exfiltré vers son pays d’origine où il est désormais emprisonné.
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De son côté, Laurent Raguin affirme que la Tunisie est considérée comme “un pays sûr pour l’asile”. “Ceux qui ont les papiers [NDLR : carte de demandeur·ses d’asile ou de réfugié·es] sont protégés”, précisant que les autorités reconnaissent les statuts de “demandeur d’asile” et de “réfugié” tels que définis et octroyés par le HCR en l’absence d’une loi nationale sur l’asile.
Il précise que les autorités tunisiennes sont très coopératives et que la situation est bien meilleure en Tunisie que dans d’autres pays. “La Tunisie c'est quand même 3000 ans de mélange de population, c'est extraordinaire”, raconte-t-il.
Le HCR et “la mise en œuvre des politiques migratoires des États du Nord”
Il y a aussi “des critiques sur le processus pour obtenir le statut de réfugié”, rapporte Romdhane Ben Amor. En effet, selon lui le HCR pratique un tri par nationalité des migrant·es notamment lorsqu’ils et elles sont débarqué·es en Tunisie après avoir été intercepté·es en mer.
Les citoyen·nes de pays considérés comme pourvoyeur de réfugié·es comme le Soudan ou l’Érythrée seraient référé·es au HCR pour leur proposer de demander l’asile en Tunisie, alors que ceux et celles venant d’autres pays, seraient dirigé·es vers l’OIM car considéré·es comme migrant·es. Auquel cas, le traitement “ne se fait pas de manière individuelle”, estime Romdhane Ben Amor, et “ils excluent certaines nationalités” du droit d’asile.
Laurent Raguin défend l’inverse. “Le principe fondamental du HCR c'est qu’on rencontre la personne en tête-à-tête”, affirme-t-il, “ça ne se fait pas sur la base d'un groupe ou d'une nationalité sauf dans les grosses urgences comme l'Ukraine”. Il reconnaît pourtant qu’un tri est bel et bien effectué au port d’arrivée : “avec l'OIM et le Croissant-rouge, on essaye de séparer les gens qui sont potentiellement migrants des autres qui sont potentiellement demandeurs d'asile”.
Pour lui cette pratique se justifie car lorsque ces personnes sont débarquées, “il faut aller vite”. “Les personnes sont secourues en mer et sont extrêmement traumatisées, il faut s'en occuper. La difficulté c'est que toutes ces discussions prennent beaucoup de temps”, estime-t-il, tout en précisant que, par la suite, des cas pris en charge par l’OIM sont redirigé·es vers le HCR et inversement.
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“Le référencement entre le HCR et l’OIM ne semble pas uniquement dépendre de la volonté exprimée par la personne”, explique Sophie-Anne Bisiaux dans “ Politique du non-accueil en Tunisie” , rapport conjoint du FTDES et du réseau Migreurop.
Certaines personnes ayant exprimé leur souhait de demander l’asile auraient en fait été redirigées vers l’OIM et l’accès au HCR leur a été refusé. Elle mentionne l’exemple d’une famille nigériane qui aurait dû “attendre neuf mois avant de pouvoir rencontrer un membre du personnel du HCR et déposer une demande d’asile”.
D'après son analyse, le HCR adopte une “stratégie de tri entre “bons réfugiés” et “mauvais migrants économiques”. Le Haut Commissariat pour les réfugié·es fait preuve de “complaisance” dans “la mise en œuvre de politiques gestionnaires et sécuritaires des États européens”, estime Sophie-Anne Bisiaux.
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“Depuis plusieurs décennies, l’agence onusienne, pour assurer son financement, a intégré les politiques migratoires des États du Nord et accepte, pour réaliser ses objectifs, les outils du contrôle migratoire : tri des populations, identification biométrique, encampement, pressions sur les bénéficiaires, avec toutes les violations des droits fondamentaux des personnes migrantes que cela implique…”, résume Sophie-Anne Bisiaux.