Dès 2012, l’annonce d’un projet d’exploration de gaz de schiste par le géant Shell a entraîné des polémiques. Un contrat prévoyant le forage de près de 742 puits dans la région de Kairouan et l’utilisation de la technique “non-conventionnelle” de la fracturation hydraulique ou “fracking”.
Le “fracking” représente en effet un risque de pollution des nappes phréatiques, de par sa pratique consistant à injecter de l’eau à haute pression mêlée à divers additifs afin de briser des roches profondes et riches en hydrocarbures. Cette pratique est interdite en France depuis 2014.
À cela s’ajoute la rentabilité de court terme connue pour ce type de puits, mais aussi leur consommation excessive d’eau. Une menace pour la Tunisie qui fait partie des 33 pays menacés de pénurie d’eau d’ici 2040, d’après le World Resources Institute. Mais cela n’empêche pas de grandes entreprises - et notamment Perenco qui est le premier groupe gazier et pétrolier d’Europe - de mener des activités d’extraction dangereuses pour les nappes phréatiques et l’environnement.
Une image satellite suspecte
En 2015, le projet Shell est finalement abandonné à Kairouan. Mais la même année, la Fondation Heinrich-Böll publie un rapport intitulé “Gaz de schiste en Tunisie : entre mythes et réalités”. Cette fois, c’est l’entreprise Perenco qui est pointée du doigt. Une capture satellite, publiée dans ce document, montre l’image d’un puits entouré de plusieurs bassins de rétention d’eau. Exploité par l’entreprise franco-britannique, ce puits se situe dans une zone correspondant à des réserves de schiste. Pourtant, Perenco assure n’exploiter que des réserves dites "conventionnelles".
Autant d’éléments qui semblent indiquer une opération de fracturation hydraulique. L’hypothèse est corroborée par un communiqué de l’entreprise publié en 2010, que Perenco finit par faire disparaître de son site Internet, et par démentir.
Malgré ces images, Perenco ainsi que l’ETAP (Entreprise tunisienne d’activités pétrolières) affirment qu’aucune activité non-conventionnelle n’a jamais été effectuée. “La Tunisie n’a jamais extrait de gaz de schiste”, assure cette dernière en 2013. Cette agence publique est gestionnaire et co-titulaire, avec Perenco, du site El Franig.
La photo satellite produite par la fondation Heinrich-Böll de la concession El Franig exploitée par Perenco, le 12 décembre 2012. © Google Earth.
Le gaz compact, une ressource “non-conventionnelle”
Malgré ces déclarations, il a été possible d’établir l’existence d’au moins huit épisodes de fracturations hydrauliques sur la majorité des puits sur le site d’El Franig et de déterminer leur profondeur. En effet, l’extraction de ressources non-conventionnelles nécessite des forages qui vont chercher loin sous terre : plus de 3000 mètres, sur l’ensemble des sites.
Le réservoir - la couche géologique contenant des poches d’hydrocarbures à extraire - de cette concession, intitulé El Hamra, est un réservoir dit “compact” : il est ainsi prisonnier d’une couche de quartz située à seulement quelques centaines de mètres de la roche-mère locale, où sont concentrées une partie des réserves de schiste.
Selon le consensus actuel, même si aucune convention internationale n’a à ce jour défini ces catégories, les réservoirs compacts sont assimilés aux réserves “non-conventionnelles”, au même titre que les roches-mères contenant le gaz, le pétrole et l’huile de schiste. C’est le cas en France et pour le reste de l’Union européenne. Les États-Unis considèrent de leur côté que le seul recours à la fracturation hydraulique suffit à employer ce qualificatif. Des définitions se prêtant l’une comme l’autre aux activités de Perenco.
En Tunisie, malgré l’absence d’une définition officielle, un document présenté par le Ministère de l’Industrie en 2013, fournit une interprétation conforme aux définitions occidentales. Il y est expliqué que le “non-conventionnel” réside dans le “procédé d’extraction des hydrocarbures”.
Selon cette définition, les techniques de fracturation employées sur le site El Franig, mais aussi sur les champs Baguel-Tarfa correspondent à des méthodes non-conventionnelles.
En effet, sur El Franig, au-delà de la technique de fracturation employée, tous les puits sans exception produisent à partir d’un réservoir non-conventionnel. En outre, Perenco avait bien développé un “puits expérimental de schiste” et effectué une fracturation hydraulique d’ampleur en 2010 sur le puits EFR-5 situé sur le même site. L’information figure noir sur blanc dans un avenant au contrat de concession signé en 2012, qui demandait la mise en arrêt et le “dégorgement” de ce dernier.
Le site d’extraction d’El Franig. © Alexandre Brutelle
Une réglementation insuffisante
Le code des hydrocarbures tunisien n’offre aucun cadre légal pour gérer ce type de ressources énergétiques. Pour Afef Hammami-Marrakchi, maître de conférences à l’Université de droit de Sfax, il n’empêche que la nature même des activités de Perenco est problématique d’un point de vue législatif.
Ainsi, elle explique que l’utilisation de techniques extractives dommageables pour l’environnement est censée être soumise à un débat parlementaire que ce soit pour le gaz de schiste ou pour toute autre ressource non-conventionnelle - incluant les réservoirs compacts - d’après l’article 13 de la Constitution tunisienne.
Mais l’ETAP n’en démord pas, niant la nature non-conventionnelle et illégale des exploitations en cours. “Ces concessions sont régies par les lois des régimes juridiques anciens, instituées avant l’entrée en vigueur du Code des hydrocarbures de 1999 et l’adoption de la nouvelle Constitution de 2014”, ajoute l’agence.
D’après l’avenant précédemment mentionné, la concession a bien été créée dans les années 80. Une demande de renouvellement a été approuvée en 2011 par le Comité consultatif des hydrocarbures. La convention a été signée en avril 2012, soit à peine deux ans avant l’adoption de la Constitution.
De plus, l’exploitation de ces zones a fait l’objet de plusieurs débats tendus au sein de l’Assemblée. En 2014, la Commission de l’Énergie avait rejeté le renouvellement des permis des sites El Franig et Baguel.
L’entreprise avait été épinglée pour “de nombreuses infractions aux règles d’exploitation” qui auraient bénéficié à Perenco au détriment de l’État.
La question a refait surface en 2016 et a de nouveau divisé les député·es. Dans les deux cas, les permis ont finalement été renouvelés.
Enfin, la classification des sites gaziers et pétroliers en zone militaire en 2017 renforce l’opacité autour de ces sites. D’une part, elle garantit la continuité des opérations des sociétés étrangères sur le sol tunisien, tout en rendant ces concessions interdites au public. Ainsi, en avril 2021, l’auteur de cette enquête est arrêté à deux reprises par l’armée, alors qu’il se trouve en reportage, pour avoir effectué des prises de vues sur des routes pourtant à l’extérieur des enceintes désormais zones militaires.
Photo d’un site de production tunisien publiée dans une brochure commerciale du groupe Perenco.
En plus de ce manque de réglementation, une certaine opacité règne autour de la société Perenco elle-même. Au cours de l’enquête, il a pu être établi que cinq des six filiales tunisiennes de Perenco sont enregistrées en dehors de la Tunisie. Et quatre d’entre elles sont enregistrées dans des paradis fiscaux notoires tels que les Bahamas ou l'État du Delaware aux États-Unis. L'avenant du contrat de la concession Baguel-Tarfa mentionne d’ailleurs le siège social de Perenco Tunisie comme inscrit aux Îles Caïmans, une pratique courante chez les sociétés pétrolières qui exercent en Tunisie. Dans le cadre des Pandora Papers, inkyfada a notamment mené l’enquête sur les affaires pétrolières d’Ahmed Bouchamaoui dont l’une des filiales est enregistrée aux îles Vierges britanniques.
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Avenant #3 de la concession Franig, Entreprise tunisienne d’Activités Pétrolières (ETAP), avril 2012
Un patrimoine écologique en première ligne
Dans un rayon d’activité de 15 kilomètres carrés la concession El Franig est entourée par le village d’El Farouar, près de 80 lieux de cultures de palmeraies et d’oasis et 49 points d’eau de surface où s’abreuvent le bétail et les animaux sauvages de la région. Les activités de Perenco représentent un danger potentiel pour la faune et la flore locale, en cas de contamination de l’eau potable par les nappes phréatiques.
La carte interactive des activités extractives de Perenco El Franig, Kebili, en Tunisie. Remote Sensing Limited pour l’ONG Environmental investigative forum (EIF), août 2021.
Des tests ont été effectués sur les eaux de cultures prélevées autour du site et sur l’eau potable d’El Farouar.
D’après Sabria Barka, écotoxicologue et co-autrice du rapport de la Fondation Heinrich Böll, les analyses montrent que ces eaux comportent plusieurs éléments toxiques en concentration anormale : du lithium, du strontium et bore.
Cela constitue “un risque sanitaire et environnemental avéré dont les populations et autorités locales devraient être averties”, affirme la scientifique, même si le lien direct avec les activités pétro-gazières environnantes n’est pas clairement établi.
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Il est à noter que les limites d’El Franig empiètent également sur le lac de sel de Chott El Jerid. Un lieu classé comme zone humide d’importance internationale par la Convention Ramsar, zone d’importance pour la conservation des oiseaux et candidat au patrimoine mondial de l’UNESCO. Seule l’Agence nationale pour la protection de l’environnement tunisienne (ANPE) dispose d’études d’impact... produites par l’entreprise Perenco elle-même. Ni l’agence, ni la société n’ont répondu à nos demandes pour les consulter.
El Franig n’est par ailleurs pas le seul site d’extraction de gaz de Perenco produisant à proximité de biens environnementaux. La concession “Baguel-Tarfa”, située à une cinquantaine de kilomètres de Douz, empiète même sur les limites du Parc national de Jebil, où plusieurs épisodes de fracturation auraient eu lieu en 2014 et 2018, selon plusieurs témoignages anonymes reçus par des employé·es de l’ETAP.
Carte interactive des activités extractives de Perenco, Baguel-Tarfa, Kebili, en Tunisie. Remote Sensing Limited pour l’ONG Environmental investigative forum (EIF), août 2021
À quelques pas seulement d’un parc considéré comme l’habitat naturel de plus d’une centaine d’espèces animales, dont sept figurent sur la liste rouge de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (IUCN) des Nations unies. Parmi ces espèces, trois vivent à proximité de la zone d’activité de Perenco : l’Antilope Blanche, espèce en danger critique d’extinction, l’Outarde Houbara et la Gazelle Dorcas, considérées comme espèces vulnérables.
Une vanne de la société Perenco à Jebil, au départ du parc national éponyme. © Alexandre Brutelle
Le groupe Perenco n’a pas souhaité répondre à l’ensemble des points fiscaux, légaux ou environnementaux cités dans cette enquête. Ce n’est pas la première fois que Perenco est pointé du doigt pour ses activités en Tunisie. En 2018, les organisations ASF et IWatch ont mené une action auprès de l’OCDE réclamant plus de transparence sur les activités de Perenco à Kebili et appeler le groupe à respecter les normes de conduite imposées aux entreprises.
Perenco a également été interpellé en 2021 par un Consortium d’ONG qui a dénoncé un système “d’opacité organisée”. Un courrier a aussi été transmis au président de Perenco en France, réclamant entre autres plus de transparence sur les activités du groupe au Gabon, en République démocratique du Congo, au Pérou et également en Tunisie.