La même semaine, les températures ont grimpé jusqu'à 50 degrés à travers le pays, provoquant de graves incendies à Tabarka et aggravant le désarroi des habitants face à la pénurie d'eau qui sévit dans le pays.
"Nous implorons le président de la République d'envoyer un représentant du gouvernement dans la région et de constater par lui-même la situation catastrophique de Bargou", clament les manifestant·es.
Les habitant·es de Bargou, une petite ville d'environ 400 familles située dans le gouvernorat de Siliana, à deux heures de route de la capitale, souffrent d'une grave pénurie d'eau. L'accès limité à l'eau potable menace leurs activités agricoles. Selon le Forum tunisien pour les Droits économiques et sociaux (FTDES), leur demande de forage d'un nouveau puits a été rejetée par les autorités de Siliana.
Dans le même temps, les autorités ont accordé à une société privée de distribution d'eau l'autorisation de forer un puits dans le but d'embouteiller et de vendre de l'eau minérale. Face à cette situation, les habitant·es de Bargou se sont mobilisé·es et ont protesté.
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Les militant·es pris·es pour cible
L'État a réagi en inculpant 28 habitant·es pour "attaque planifiée contre la circulation" et "la participation à un rassemblement susceptible de perturber le confort du public et visant à commettre un crime et à entraver la liberté de travail en utilisant les menaces" en mars dernier. Dans l'attente de l'issue de leur appel, ils et elles risquent d'être emprisonné·es pour leur activisme.
D’après un rapport du FTDES, les motifs de ces poursuites devraient être réformés et sont régulièrement utilisés pour poursuivre des protestataires pacifiques qui réclament leurs droits. Human Rights Watch (HRW) condamne également, depuis des années, l’utilisation excessive du code pénal et les “lois abusives” ciblant les militant·es.
“En Tunisie, il n’existe pas de cadre juridique qui réglemente l’activité des défenseurs des droits humains”, commente Mariem Klouz, avocate au sein d’Avocats Sans Frontières (ASF). “Ils sont toujours à la limite de la loi, même si, en réalité, ils n’ont rien fait d’illégal.”
En juin dernier, 38 autres militant·es environnementaux du gouvernorat de Sfax ont fait l'objet d'accusations similaires. Quatre membres du mouvement “Manish Msab” ("nous ne sommes pas une décharge") risquent huit mois de prison. L'un d'entre eux, Thameur Ben Khaled, est accusé d'avoir agressé un employé de la décharge. Il nie l'accusation et attend la date de son procès en appel.
“Je ne suis pas un criminel. Je réclame un environnement sain pour mes enfants, ma famille, mon pays, et pour moi-même”.
Une décharge sauvage derrière le port de Sfax. Novembre 2021. Crédit : Arianna Poletti
Depuis 2016, des activistes se sont engagé·es dans des manifestations pacifiques et artistiques pour protester contre la situation des habitant·es de Agareb. Depuis des années, les habitant·es de Agareb sont exposé·es à de l'air pollué provenant d'une décharge voisine. Les habitant·es accusent la décharge d'être à l'origine d'un certain nombre de problèmes de santé, notamment d'une augmentation des cas de cancer. Selon Ben Khaled, "la ville est devenue un cimetière pour ses propres habitants".
“Ce sont des terroristes environnementaux”, s’insurge Thameur Ben Khaled quand il évoque l’Agence nationale de Gestion des déchets (ANGED). “Ils cherchent à nous punir pour qu’on serve de leçon aux autres activistes environnementaux.”
D’autres ont été visé·es parce qu'ils et elles manifestent contre le mauvais traitement de substances toxiques et la pollution engendrée par une entreprise d'huile d'olive opérant sur le même site que la décharge, selon Ines Labiadh, cheffe du département de la justice environnementale au sein du FTDES. D'autres personnes ont également été poursuivies après avoir protesté contre l'Office national de l'assainissement (ONAS) qui a déversé des eaux usées au cœur de la réserve naturelle d'El Gonna. Tous·tes les militant·es rejettent les accusations portées à leur encontre et attendent la date de leur procès.
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Depuis la France où il réside, Thameur Ben Khaled hésite désormais à retourner en Tunisie pour rendre visite à sa famille. “Si je décide de m’y rendre pour voir mes enfants, je risque d’être arrêté et emprisonné pour un crime que je n’ai pas commis.”
Le témoignage de Thameur Ben Khaled souligne les risques pris par celles et ceux qui luttent contre les pénuries d’eau, la pollution et la gestion des déchets. "Ils se battent seuls, et lorsqu'ils sont arrêtés, personne n'en entend parler", commente Raouf Ben Mohamed Goffa, militant écologiste. "Nous savions dès le départ que nous étions confrontés à une sorte de mafia de l'environnement" ajoute Ben Khaled. Face à des entreprises privées et à des agences gouvernementales dominantes, les militant·es écologistes se trouvent engagé·es dans une bataille difficile et inégalitaire.
A cause de son travail sur les droits de l'eau, Ala Marzougui, directeur de l'Observatoire tunisien de l'eau, déclare à inkyfada que la SONEDE le poursuit, lui et son organisation . "Nous sommes bien protégés : nous avons des avocats qui peuvent nous aider et nous sommes connus des médias", dit-il. "Nous pouvons nous défendre.”
Certain·es n'ont pas cette chance : ce sont les "petits mouvements de protestation spontanés", qui font face à des pollueurs redoutables, et qui, pour Marzougui, sont "les plus touchés par cette répression".
Des habitantes du “Msab”, un quartier entre la décharge publique et la ville d’Agareb. Novembre 2021. Crédit : Arianna Poletti
Leurs luttes et la répression dont ils font l'objet sont souvent passées sous silence. Ines Labiadh souligne que ce manque de visibilité fait des défenseur·ses de l'environnement des cibles vulnérables pour les forces de l'ordre. Les violences policières sont fréquentes, surtout en dehors de la capitale. L'exemple le plus tragique est la mort d'Abderrazek Lachheb, en 2021, à la suite d'affrontements avec la police à Agareb.
Raouf Ben Mohamed Goffa, qui a participé activement aux manifestations contre le Groupe chimique à Gabès en 2019, a remarqué une différence frappante : "Il est vraiment clair que la police est beaucoup plus agressive là-bas qu'elle ne l'est à Tunis".
"Nous avons été libérés, mais nous ne savons pas si nous sommes vraiment libres", explique à inkyfada un militant qui souhaite garder l'anonymat. Il a été arrêté temporairement en raison de sa participation aux manifestations contre les coupures d'eau à Gafsa en 2019. Bien qu'il maintienne sa position, la crainte de nouvelles persécutions le tient à l'écart de toute activité politique.
"Ils font croire aux gens qu'ils doivent choisir entre l'emploi et l'environnement”
L’instrumentalisation de la loi permet de criminaliser et réduire au silence les défenseur·ses de l’environnement. Cependant, la lenteur de l'économie et la faiblesse des politiques sont des obstacles structurels auxquels ils doivent également faire face.
Manel Benarfia Bahri, membre de Manish Msab, raconte le harcèlement incessant des travailleurs de la décharge, aujourd'hui fermée, qui reprochent à son mouvement de leur avoir fait perdre leur emploi. "Ils se sont présentés à mon travail, ils ont harcelé ma famille".
Raouf Ben Mohamed Goffa, qui a participé aux manifestations contre le groupe chimique à Gabès, raconte que des manifestant·es se sont vu proposer des emplois par le groupe même qu'ils combattaient. Face au peu d'alternatives qui s'offraient à eux, beaucoup acceptent : "Ils donnent du travail aux gens et éliminent les manifestants. Ils font croire aux gens qu'ils doivent choisir entre l'emploi et l'environnement".
"Alors que nous avons droit aux deux : le droit au travail et le droit à un environnement sain", résume Raouf Ben Mohamed Goffa.
Dans certaines régions, les grands groupes industriels représentent l'un des rares secteurs d'emploi viables pour de nombreuses personnes. Selon Ines Labiadh, cela a eu un impact considérable et supplanté un secteur agricole diversifié à Agareb et détruit un secteur touristique et de pêche lucratif à Gabès*.
L’entrée de la décharge d’Agareb, une semaine après les manifestations de novembre 2021. Crédit : Arianna Poletti.
Ines Labiadh émet des doutes sur le nouveau code de l'environnement, qui n'a pas encore été examiné par le gouvernement ou l'Assemblée nationale. Comme d'autres, elle souligne l'absence de règles strictes pour les entreprises. Si ce code est adopté, les entreprises ne seront pas soumises à des obligations légales contraignantes : "La responsabilité environnementale et sociale demeurera volontaire".
Labiadh dénonce le manque d’une “dimension sociale” dans le nouveau code, et notamment l’absence d’un système de consultation citoyenne pour l’approbation des décharges publiques. Une omission grave qui, selon elle, ne peut que reproduire le scénario d’Agareb. “Comment s’attendre à ce que les habitants restent silencieux?”, s’interroge-t-elle.
Les militants écologistes descendent dans la rue parce que le dialogue n'est pas envisageable. Lors des récentes manifestations contre les coupures d'eau, Raban Ben Othmane, chef de la section de Gafsa au sein du FTDES, a été accueilli non pas par des membres de la SONEDE, mais par les forces de l'ordre, chargées de négocier à leur place. Pour Ben Othmane, cela montre non seulement la faiblesse de l'administration, mais aussi son "incapacité à assumer la responsabilité des violations qu'elle a commises". Pour de nombreux activistes et militant·es de l'environnement, il semble peu probable que le changement émerge de l'intérieur du système.
"La protection de la population contre les atteintes à l’environnement n'est tout simplement pas une priorité pour l'État", affirme Ines Labiadh.
Dans un contexte politique où les libertés sont de plus en plus menacées, les droits liés à l’environnement sont souvent relégués au second plan. Ala Marzougui estime qu’il faudra du temps pour que les citoyen·nes considèrent l’accès à l’eau et un environnement propre comme un droit fondamental plutôt que comme un simple service. Si ces petits mouvements écologistes sont autorisés à se développer et mûrir, à l’abri de la répression, Marzougui est convaincu que des revendications plus ambitieuses pourraient émerger.
"L'environnement est devenu une nouvelle ligne de front pour les défenseurs des droits humains", déclare Thameur Ben Khaled à inkyfada. "Mais malheureusement, nous sommes parfois obligés de nous battre pour nos droits, pour pouvoir vivre".