Kaïs Saïed : De la promesse de réforme à la crise démocratique

Il y a deux ans, Kaïs Saïed prenait le contrôle du pays en émettant des décrets lui conférant tous les pouvoirs. Il s'est érigé en législateur, choisissant à sa discrétion les domaines d'intervention de l'État, sans examen ni contrôle d'aucune autorité. Le nombre conséquent de ses décrets et les sujets qu'ils abordent mettent en évidence les priorités du président de la République, enfonçant toujours un peu plus la Tunisie, dans une crise démocratique. inkyfada fait le bilan.
Par | 25 Juillet 2023 | reading-duration 15 minutes

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Le 25 juillet 2021, plusieurs manifestant·es réclament la dissolution du Parlement et un changement de régime. Le Président Kais Saïed répond en instaurant un état d’exception. Cette mesure sans précédent entraîne la suspension des activités de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et la dissolution du gouvernement. Désormais, toute décision gouvernementale passe par des décrets présidentiels ou des décrets-lois.

Durant l’année 2022, Saïed promulgue pas moins de 81 décrets-lois et 104 décrets présidentiels, dépourvus de tout examen ou contrôle extérieur. Justifiant ces actions par un “danger imminent” et “l’infiltration des institutions de l’Etat”, le Président a systématiquement éliminé les contre-pouvoirs existants.

"Avant, même si notre vie démocratique était imparfaite ou peu fonctionnelle, au moins nous étions conscients de ce qui se passait, même en cas d'inaction”, commente Zied Boussen, chercheur en politiques publiques chez Pandora Consulting.  “Maintenant, le système cache ses dysfonctionnements, et les véritables dommages se manifesteront au fil des années."

Ces initiatives marquent-elles la concrétisation du projet de construction par la base, porté par le président depuis 2011, avec pour objectif une réforme intégrale du système politique en place ? À travers ses mesures, quel impact a eu Kaïs Saïed sur les institutions, la justice ou les droits et libertés à travers le pays ? Cette semaine, inkyfada se penche sur chacun de ces aspects clés des promesses de Kaïs Saïed pour dresser un bilan des activités du président depuis le 25 juillet 2021.

Des promesses brisées

Kaïs Saïed a, selon un rapport publié, le 24 juillet, par l’organisation I Watch, fait 49 promesses depuis l’instauration de l’état d’exception. Ses engagements couvrent plusieurs domaines, allant de l’indépendance de la justice à la garantie des droits et libertés et notamment la préservation de la liberté de la presse et d’expression. Le volet économique n’a pas été en reste, avec une promesse d’amélioration du pouvoir d’achat des Tunisien·nes et de lutte contre l’augmentation des prix des produits de base. Enfin, le respect et la promotion des droits humains font également partie des objectifs annoncés.

Selon le rapport de l'organisation, en 2023, le président n'a réussi à tenir que 5 de ses promesses, avec un taux d'échec de 90% dans la réalisation de ses engagements.

Des promesses telles que la construction d'une nouvelle histoire pour la Tunisie, basée sur une véritable démocratie, la récupération de 13 500 milliards de dinars d'ici la fin de juin 2023, ainsi que le respect des droits humains, n'ont pas été respectées ou tenues, selon le rapport d'I Watch.

  Une destruction des institutions indépendantes

Kaïs Saïed pointe régulièrement du doigt les institutions de l’Etat les accusant de corruption, laxisme, infiltration… Telles sont les failles pointées par le Président pour discréditer les institutions existantes, les neutraliser et s’emparer de leurs pouvoirs. Au cœur de son projet : réaliser les volontés du peuple.

Le décret présidentiel n°2021-117 marque la première étape de la mise en œuvre du projet politique du Président. Ce décret entraîne la suppression de l’Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi (IPCCPI), fondée en 2014, et qui devait perdurer jusqu’à la création de la Cour constitutionnelle.

Pilier du système républicain, la Cour est censée réguler les rapports entre les pouvoirs, et notamment statuer sur le maintien ou non de l’état d’exception, arbitrer les conflits de compétences entre le président et le chef du gouvernement, et prononcer la destitution du président. Sa mise en place traîne en longueur depuis 2015, mais en avril 2021, un projet de loi destiné à assouplir le processus d’élection de ses membres a été adopté par l’Assemblée des représentants du peuple.

Un mois plus tard, Kaïs Saïed refuse de promulguer cette loi, faisant valoir que le délai constitutionnel pour la création de la Cour avait été dépassé. La Constitution instaurée en 2022 ne prévoit pas de délai pour la mise en place de la Cour constitutionnelle.

Pour Sana Ben Achour, l’absence de cette cour signifie que “nous n’avons pas de garde-fou contre l'autoritarisme.” Ainsi, personne ne peut trancher sur les délais de l’état d’exception.

Le processus de démantèlement a également touché le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui a été dissous pour être remplacé par un Conseil supérieur provisoire, le 13 février 2022. En conséquence, le président s'est octroyé un droit de veto sur la promotion et la révocation des juges. Cette décision soulève des inquiétudes quant au respect de l’indépendance du pouvoir judiciaire. “Avec ce décret, Saïed supprime ce qu’il restait d’autonomie au système judiciaire en Tunisie”, déclare Salsabil Challali, directrice du Human Rights Watch en Tunisie.

Quelque temps avant l’organisation du référendum national, Kaïs Saïed promulgue un décret qui apporte également des modifications à la composition de l’Instance supérieur indépendante pour les élections (ISIE). Désormais, il a le pouvoir de nommer les membres de l’Instance, y compris son président. De plus, il est responsable de la sélection des magistrat·es parmi les propositions du CSM et des ingénieurs parmi les propositions du Conseil national des ingénieurs. En conséquence, le pouvoir législatif est écarté du fonctionnement de l’ISIE.

Dans leur rapport, l’Association de défense des libertés individuelles (ADLI) dénonce “l’affaiblissement du pouvoir législatif”, d’une part par “la restriction de ses prérogatives dans la Constitutions de 2022” et d’autre part par “la suppression de la quasi-totalité des instances constitutionnelles inscrites dans la Constitution de 2014 et n’ayant pas été reconduite dans la constitution de 2022.”

Cette décision suscite de vives critiques, notamment celle de Nabil Baffoun, ancien président de l’Instance qui déclare que ce décret-loi “enterre définitivement l’indépendance de l’ISIE”. Selon lui, il n’y a plus de neutralité, remettant en question l’intégrité et l’impartialité du processus électoral. Le 4 février 2023, Nabil Baffoun a été informé qu’il fait l’objet de la procédure frontalière S17. Dans une publication facebook, il dénonce que “ce que nous subissons actuellement en Tunisie est une forme d'oppression”. “Ils pensent qu'en nous persécutant, nous finirons par changer d'opinion et nous taire. Mais je refuse de céder à cette pression et de renoncer à mes convictions.”

Les limites de la refonte du système électoral

Après avoir réduit les pouvoirs de l'ISIE, Kaïs Saïed décide de modifier également la loi électorale du pays, trois mois avant les élections du nouveau Parlement. L'une des mesures phares de cette réforme consiste à passer d'un scrutin de liste à un scrutin uninominal, soit “des personnes, au sens physique du terme, au lieu d'avoir des partis politiques", résume Wahid Ferchichi, professeur agrégé en droit public et président honoraire d'ADLI. Mais cette décision suscite des inquiétudes quant à l'influence des partis politiques sur les individus, étant donné que les candidat·es n'auront pas d’étiquette politique.

Le nouveau système électoral repose sur un découpage territorial en circonscriptions, visant à renforcer le pouvoir local, une mesure centrale des promesses de Kaïs Saïed. Dans certaines circonscriptions, cette réforme se traduit par la présence d'un·e seul·e candidat·e, voire même par leur absence totale. Cela serait notamment dû aux conditions difficiles de candidature, avec la limitation des financements publics et l'obligation pour chaque candidat d'obtenir 400 parrainages. Cette condition réduit d’emblée les chances des Tunisien·nes à l’étranger où le nombre requis de parrainages n’est pas proportionnel au nombre d’électeur·trices dans les zones concernées.

Les pouvoirs des élu·es au Parlement ont aussi diminué. Alors que Kaïs Saïed se charge de la nomination et de la révocation du chef de gouvernement, le Parlement assume deux rôles distincts : législatif et de contrôle. Bien que les élu·es continuent de voter sur les projets de loi présentés par le pouvoir exécutif ainsi que les propositions des député·es eux-mêmes, en donnant la priorité aux projets de l’exécutif, en matière de contrôle, ses prérogatives sont limitées au contrôle de l’exécution et non à la prise de décision.

Malgré les promesses, une absence de renforcement du pouvoir local 

Malgré la prétention de Saïed de vouloir “permettre à ceux qui étaient complètement marginalisés et éliminés de participer à la prise de décisions”, les élections législatives se démarquent avec un faible taux de participation citoyenne, avec seulement 11.3% de votants au premier tour et 11.4% au deuxième tour, un chiffre nettement inférieur à celui des élections de ces dernières années ainsi que lors du référendum, qui n'avait déjà attiré que 27,54 % de participation.

"Saïed est en train de consolider tout le pouvoir dans ses mains. Cette Constitution ne promet donc ni la décentralisation ni plus de pouvoir local. C'est un projet de consolidation, qui n’inclut pas la participation citoyenne”, estime Sarah Yerkes, chercheuse à Carnegie Endowment for International Peace, dans une précédente interview accordée à inkyfada.

Le 9 mars 2023, Kaïs Saïed prend la décision de dissoudre les conseils municipaux formés en 2018. Dans une vidéo diffusée tard dans la nuit, il annonce la mise en place de délégations spéciales en remplacement de ces conseils municipaux, mettant ainsi fin aux mandats de 350 maires et conseiller·es municipaux dont l'échéance était prévue pour la fin avril.

Le président a également pris des mesures vis-à-vis du ministère des Affaires locales, responsable de la décentralisation et du développement local, en transférant ses prérogatives et en rattachant ses structures centrales et régionales au ministère de l'Intérieur. Cette décision représente un retour en arrière, comme c'était le cas à l'époque de Ben Ali.

  Une communication opaque  

Kaïs Saïed entretient une relation étroite avec le ministère de l'Intérieur, qu'il privilégie fréquemment comme tribune pour l'annonce de ses décisions et discours. La dissolution du CSM a ainsi été annoncée depuis le ministère de l'Intérieur, une action qui, selon Rawdha Karafi, juge et président d'honneur de l'association des magistrat·es tunisien·nes, est “une façon de nous signifier que nous sommes maintenant sous les ordres de la police.” Le ministère de l'Intérieur est "le seul canal de communication du Président", affirme le chercheur Zied Boussen.

Depuis le ministère de l’Intérieur ou la page Facebook de la Présidence, Kaïs Saïed s’exprime le plus souvent seul et encore moins face à des journalistes que ce soit pour diffuser ses discours ou pour signer des accords à l’international - comme lors de la signature d’un mémorandum avec l’Italie et la délégation européenne -. L'absence de prévision budgétaire pour la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) dans la loi de finances de 2023 et son omission dans le nouveau texte constitutionnel témoigne des tensions existantes entre la presse et le président.

En dépit de la mise en place de règles régissant le secteur médiatique, Saïed a pris l'initiative de promulguer un décret prétendument destiné à lutter contre la cybercriminalité et les " fake news". Ce décret a été utilisé pour réprimer plusieurs personnalités médiatiques et politiques. À l'heure actuelle, le nombre exact d'actions en justice engagées en vertu du décret 54 reste inconnu, mais selon Mehdi Jlass i, il y aurait actuellement "une vingtaine de procès" en cours visant des journalistes.

La dissolution des institutions, la révocation des juges ou encore l’instauration de nouvelles lois liberticides n’échappent pas à cette règle d’opacité. Depuis le 25 juillet 2021 et le gel des activités parlementaires, Kaïs Saïed s’est principalement exprimé à travers des décrets publiés sur le portail officiel de la présidence, sans qu’il n’y ait de contrôle ou de débat autour ces mesures. En 2022, il a promulgué pas moins de 185 décrets.

 Une chasse au trésor populiste

Alors que le président Kaïs Saïed vient de tourner le dos au FMI (Fond Monétaire International), avec qui la Tunisie négociait une aide d’1,9 milliard de dollars, l’heure est désormais aux alternatives, avec entre autres, l'espoir de récupérer l’argent détourné sous Ben Ali et après la révolution tunisienne.

Depuis plusieurs années, Kaïs Saïed affirme que l'argent nécessaire pour faire face aux besoins des Tunisien·nes se trouve désormais dispersé dans le monde entier. De 1987 à 2011, pendant le règne autoritaire de Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie, le clan Ben Ali/Trabelsi a été accusé d'avoir détourné d'importantes sommes d'argent public. Après la révolution, la commission de confiscation a estimé leur patrimoine à environ 13 milliards de dinars.

Pour récupérer ces biens, le président Kaïs Saïed a créé une commission ad-hoc en mars 2022, la Commission nationale de la conciliation pénale (CNCP) - dont les membres, nommé·es seulement huit mois plus tard -, sont chargé·es d’une mission : récupérer les ressources détournées pour les affecter dans les zones sinistrées, et accessoirement renflouer la dette.

Le mardi 20 juin 2023, Kaïs Saïed s’est rendu au siège de la CNCP à Tunis, exigeant des efforts plus conséquents pour récupérer les avoirs spoliés au peuple, en certifiant que “ les sommes récupérées permettraient au pays de se passer des parties étrangères”. Face à lui, Fatma Yaacoubi, membre de la commission, expliquait pouvoir récupérer une somme colossale de 30 milliards de dinars, qu’un homme d’affaires tunisien en exil aurait mis à disposition après avoir fait une demande de réconciliation. Kaïs Saïed, alors étonné, n’a pas manqué de faire répéter cette somme à Fatma Yaacoubi. “30 milliards, cela veut dire trente mille millions de dinars”, insiste-elle.

Une précision tentante pour le président, qui tente de trouver une alternative au FMI depuis plusieurs mois maintenan t. “Si une telle somme pouvait provenir d’une seule personne, cela nous permettra d’éviter d’emprunter auprès d’une quelconque institution”, anticipe-t-il.

Pendant les jours suivants, la toile s’enflamme, et moque les “billions” de Fatma Yaacoubi. Après vérification, la famille de l’homme qui aurait promis fortune à la CNCP affirme qu’il est en réalité ruiné. Le 7 juillet, Kaïs Saïed promulgue un nouveau décret et Yaacoubi est démise de ses fonctions avec effet immédiat.

Néanmoins, si le président est venu en personne réclamer des efforts, c’est bien parce que les fonds détournés peinent à être récupérés. Et pour cause, ces fonds auraient été transférés dans des comptes à l'étranger, notamment en Suisse, en France et au Canada, et seraient irrécupérables. De nombreux biens, tels que des propriétés immobilières, des yachts et des voitures de luxe, auraient également été acquis, empêchant la Tunisie d’enclencher les démarches nécessaires pour les récupérer.

Cette mesure, à laquelle tient tant Kaïs Saïed, paraît donc plus populiste que jamais, au vu des sources sur lesquelles elle s’appuie. L’un des rapports mentionnés par le président est celui de feu Abdelfattah Amor et des membres de sa commission dont les conclusions ont été remises en question. Parmi les 13,5 milliards de dinars, il y avait des crédits bancaires, des entreprises et des fortunes illégalement obtenues. Cependant, certains des crédits bancaires ont été remboursés, et certaines entreprises ont été vendues ou ont vu leur valeur diminuer. En ce qui concerne les fortunes mal acquises, plusieurs propriétaires ont réussi à prouver qu'elles étaient d'origine légale.

Pour Aram Belhadj, docteur en sciences économiques, l’espoir est quasi nul. “Pour les fonds détournés, on a vu les résultats de la commission, rien n’a été fait, la Tunisie n’a pas encaissé un sou, je pense que ça ne mènera à rien, c’est une peine perdue. Parler des fonds détournés à l’heure de Ben Ali, je pense que c’est du pipeau.”

Kaïs Saïed, en désignant Makram Ben Mna comme président de la commission de conciliation pénale, avait laissé six mois pour obtenir des résultats. Sept mois plus tard, pas un seul dinar n’est rentré dans les caisses de l’Etat, et la situation actuelle risque d’éloigner encore plus la probabilité d’en apercevoir la couleur au vu des dernières nouvelles. En effet, le 16 mars 2023, le président en visite surprise à la commission a exprimait déjà sa colère quant à l’absence de résultat, bien avant même que n’éclate l’histoire des 30 milliards de dinars. Cinq jours plus tard, sa colère fut concrétisée par le limogeage de Makram Ben Mna, le magistrat nommé en novembre à la tête de la commission. Depuis, son successeur n’a jamais été désigné, les visites surprises continuent, et les résultats se font toujours attendre.

Depuis 2011, Said poursuit avec détermination son projet. Pour le réaliser, le Président a entrepris de démanteler les institutions étatiques, autrefois considérées comme des acquis de la Révolution. Se justifiant par la nécessité de réformer un système politique défaillant, il a utilisé le pouvoir des décrets pour imposer sa vision, s’accaparer les pleins pouvoirs et éliminant par la même occasion les contre-pouvoirs essentiels à la démocratie. “Il a plus déconstruit qu’il n’a construit” affirme Zied Boussen.