Arrivés de Moscou le jour-même, ces derniers sont membres de la Chambre civique de la Fédération de Russie (OPRF), un organe de contrôle et d’évaluation de l’action publique qui n’a de fait que des pouvoirs très limités dans le régime de Vladimir Poutine. Ils sont pourtant accueillis avec les honneurs qui étaient jusque-là réservés aux délégations de l’Union européenne, et se voient remettre un exemplaire du nouveau code électoral.
Déployés en Tunisie sur invitation de Farouk Bouasker, proche du chef de l’État, Kaïs Saïed, ils auront pour mission de suivre et d’analyser le processus des élections législatives organisées le lendemain, les premières depuis le coup d’État du 25 juillet 2021. Il s’agit de la première délégation du genre envoyée par la Russie dans le pays. Si leur mission ne diffère pas de celle de leurs prédécesseurs européens, le contexte de leur venue est pour autant loin d’être anodin.
La délégation d’observateurs russes reçue par des membres de l’ISIE, à la veille du premier tour des élections législatives de décembre 2022.
Tendre la main à l’Est pour tourner le dos à l’Ouest ?
La veille de l’arrivée de la délégation russe, le Parlement européen avait publié un communiqué annonçant qu’il “n’observera pas le processus électoral” de décembre 2022, en rupture avec sa position habituelle : les parlementaires de Bruxelles avaient suivi les élections de 2011, 2014, 2018 et 2019.
Une posture symptomatique d’un éloignement croissant entre Kaïs Saïed et ses partenaires occidentaux, qui remettent de plus en plus en cause la gestion du pays par le chef de l’Etat. En juillet 2022 déjà, le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken se disait préoccupé par “l’érosion du respect des normes démocratiques” en Tunisie, suite au très faible taux de participation enregistré pour le référendum sur le nouveau projet de constitution.
Sur le même sujet
Au fil des mois, les critiques relatives à l’autoritarisme de Kaïs Saïed se sont multipliées, du côté américain mais aussi en Europe : le gouvernement allemand se déclarait par exemple “très inquiet” suite à la vague d’arrestations de février 2023, tandis que le parlement européen adoptait un mois plus tard une résolution condamnant une “dérive autoritaire du président Saïed” .
Même la diplomatie française a rappelé son “attachement à la liberté d’expression” en réaction à l’arrestation de Rached Ghannouchi le 20 avril dernier. À l’instar de l’Italie, la France est pourtant habituellement conciliante vis-à-vis du gouvernement de Kaïs Saïed : “s’il y a deux pays pour lesquels on ne peut pas parler de rupture, c’est bien la France et l’Italie”, explique Slim Laghmani, professeur de droit à l’université de Tunis et auteur de nombreux ouvrages consacrés au droit international.
“Ce à quoi on assiste, du côté de l’Italie notamment, c’est une très forte pression sur l’Union Européenne, non seulement pour qu’il n’y ait pas de rupture, mais pour qu’il y ait aussi un soutien”
Pour le juriste, si la position de l’Union Européenne reste mesurée et qu’aucune sanction n’a encore été prise, c’est parce que Bruxelles et les États membres ne pourraient pas se permettre de totalement désavouer le gouvernement tunisien. “ En général quand les principes et les intérêts entrent en conflit, ce sont les intérêts qui prennent le dessus”, commente le professeur. “ On maintient un entre-deux, on fait état de sa préoccupation quant à l’évolution des choses politiques en Tunisie, mais en ayant ce souci d’éviter un écroulement économique de la Tunisie qui déstabiliserait l’Union Européenne”.
Sur le même sujet
De son côté, le gouvernement tunisien a multiplié les déclarations ciblant directement les Occidentaux, notamment en entretenant une rhétorique anti-impérialiste. En avril et mai 2022, Kaïs Saïed explique dans plusieurs déclarations qu’il combattra “toute forme d’ingérence” , en réponse aux critiques américaines et européennes sur l’organisation du référendum.
Plus récemment, cette même rhétorique a été utilisée pour fustiger le Fonds monétaire international (FMI), en négociation pour accorder un prêt de presque deux milliards de dollars au pays. Dans un entretien avec la Première ministre, Najla Bouden, en février 2023, le chef de l’État dénonçait ainsi le “pillage” du pays par ses créanciers, tandis qu’il vilipendait les “diktats” et les “injonctions” du FMI dans son discours du 6 avril à Monastir.
Sur le même sujet
Loin d’être ménagées par le chef de l’Etat dans ses allocutions, Bruxelles et Washington sont aussi visées par des mesures concrètes. Par exemple, en accusant en février 2023 plusieurs opposant·es de complot contre la sûreté de l’Etat à la suite de leur rencontre avec des diplomates américains, français et italiens, ou encore en expulsant dans la foulée la plus haute représentante syndicale de l’UE en Tunisie, au motif d’une ”ingérence flagrante” après sa participation à une manifestation de l’UGTT.
Dans ce contexte, le rapprochement avec de nouveaux partenaires internationaux pose plusieurs questions. Ce n’est pas la première fois que la Tunisie cherche des soutiens en dehors de l’Europe ou des Etats-Unis : par exemple, les mesures de coopération avec l’ Arabie Saoudite, le Qatar ou encore la Turquie se sont multipliées ces dernières années. Un important accord de coopération militaire avait notamment été signé en 2017 avec Ankara.
Pour autant, entretenir des liens avec ces pays est loin d’inquiéter autant l’Occident qu’un rapprochement avec Moscou. Avant même le début de la guerre en Ukraine, plusieurs puissances européennes - au premier rang desquelles la France - fustigeaient l’influence russe grandissante dans plusieurs pays africains. Depuis le début du conflit en Europe, les Occidentaux s’alarment de la complaisance avec laquelle certains chefs d’Etat africains traitent la Russie, à l’instar du chef de la junte malienne Assimi Goïta, du président sud-africain Cyril Ramaphosa.
Le gouvernement tunisien de Kaïs Saïed a quant à lui rehaussé la place accordée à la Russie dans la diplomatie nationale. En témoigne l’entretien téléphonique de la fin du mois de mars 2023 entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays, qui ont souligné l’importance de renforcer la “coopération bilatérale”, selon le tweet publié dans la foulée par le chef de la diplomatie tunisienne, Nabil Ammar.
Les autorités se tenaient d’ailleurs prêtes à accueillir son homologue russe, Sergueï Lavrov, début février 2023. La visite a finalement été annulée au dernier moment, officiellement pour des raisons sécuritaires. Slim Laghmani rappelle cependant que “la presse a évoqué des pressions américaines sur la Tunisie”, une thèse que le professeur juge crédible et qui évoque “un acte préventif de la part des Etats-Unis”.
Par ailleurs, l’approfondissement des liens avec la Russie prend aussi place dans le domaine stratégique de la coopération énergétique. La Tunisie a drastiquement augmenté ses importations de produits pétroliers russes ces derniers mois, alors qu’elle n’en importait jusqu’à l’année dernière que des quantités limitées. En février 2023, Tunis aurait par exemple acheté environ 77000 barils par jour de gasoil russe, multipliant par trois les quantités importées par rapport aux deux mois précédents.
En plus de faire reposer son bouquet énergétique sur la production russe, Tunis contribue à la résilience d’une économie ciblée par les sanctions occidentales. Sans représenter un pôle essentiel d’export pour Vladimir Poutine, comme peuvent désormais l’être l’Inde ou la Chine, Tunis participe ainsi à la diversification des clients de l’économie pétrolière russe.
En Russie, des yeux de plus en plus tournés vers Tunis
Pour le Kremlin, Kaïs Saïed se positionne comme un partenaire singulier et inédit d’un point de vue historique. Officiellement non-alignée mais résolument anti-soviétique sous Bourguiba, puis ouvertement tournée vers les États-Unis avec Ben Ali, la Tunisie est longtemps restée hermétique à la coopération avec la Russie.
Après la révolution, la relation s’est timidement approfondie. La première visite officielle du ministre des Affaires étrangères russe à Tunis a eu lieu en 2014, mais aucun partenariat réellement majeur n’a été mis en place. Avec Kaïs Saïed, la Tunisie se montre donc plus ouverte que jamais aux ambitions de Moscou.
Il est à rappeler que la Russie nourrit depuis des années maintenant des projets d’implantation au Maghreb, et est d’ailleurs déjà présente aux frontières de la Tunisie. Partenaire stratégique de l’Algérie depuis la Guerre froide, les liens entre les deux pays ne montrent pas de signe d’essoufflement. En octobre 2021, les forces algériennes avaient été invitées à participer à des manœuvres militaires en Ossétie du Nord, à la frontière avec la région sécessionniste pro-russe pour laquelle Moscou est entrée en guerre contre la Géorgie en 2008. Les soldats algériens étaient aussi les seuls Africains présents aux exercices “Vostok-2022” organisés en septembre 2022 en Sibérie.
Sur le même sujet
La Russie est également présente de l’autre côté de la frontière, dans la partie orientale de la Libye, où les mercenaires du groupe Wagner épaulent les forces du maréchal Haftar. Au Maghreb comme ailleurs, Moscou s’appuie essentiellement sur sa puissance militaire pour sceller des liens, en offrant les services de ses compagnies militaires privées, en organisant l’instruction des forces armées des pays partenaires, et en vendant de l’équipement militaire. La Russie est ainsi devenue le premier fournisseur d’armes en Afrique sur la période 2018-2022, en totalisant 40% des importations d’armes sur le continent.
En Tunisie, la coopération ne prend pas encore cette forme. Un partenariat militaire avec la Russie aboutirait à un renversement total de paradigme et à faire de Moscou un allié majeur, ce qui est loin d’être le cas pour l’instant. “Ce sont des choix qui ne se prennent pas à la légère”, souligne Slim Laghmani, pour qui un tel accord représenterait une “décision extrêmement lourde”. Pour autant, petit à petit, la Russie étend discrètement son influence dans le pays.
Culturellement d’abord, Moscou travaille la promotion de son image en Tunisie. La Maison Russe à Tunis par exemple, centre culturel placé sous l’égide de l’ambassade, se concentrait jusqu’à récemment sur l’organisation de cours de langue russe. Depuis l’année dernière, elle élargit ses activités à d’autres domaines et dans de nouveaux cadres, notamment en milieu scolaire. “Il y a une tendance vers l’intensification de l’ensemble de nos activités culturelles”, confirme un traducteur travaillant pour la Maison Russe.
Depuis le mois de janvier, la Maison Russe organise ainsi des visites de lycées dans les classes russophones. Ces actions auprès des élèves participent évidemment au renforcement de la coopération académique, la Maison Russe assistant aussi les étudiant·es qui souhaitent obtenir des bourses d’études pour la Russie. “Cette année, nous sommes passés de 17 à 40 bourses accordées”, se réjouit son employé.
La Maison Russe souligne qu’elle est une institution “apolitique”, recevant “peu de directives” de l’ambassade. Néanmoins, ses membres ont visiblement conscience que leurs actions s’inscrivent dans un contexte politique particulier - et opportun. “La conjoncture économique mondiale fait que l’Europe est en détresse, et la Tunisie cherche légitimement à avoir des intérêts ailleurs, avec l’évidence qu’il n’y a pas un seul pôle mais plusieurs dans ce monde”, explique le traducteur de la Maison Russe.
“Nous assistons nos amis tunisiens dans leur besoin d’acquérir une compétence linguistique, mais aussi d’avoir une connaissance de la civilisation, de l'histoire et de la culture russe”, ajoute-t-il, démontrant que l’objectif de la Maison Russe est de former des russophones mais également des russophiles.
“Le public tunisien connaît la place de la Russie dans le monde, et savent que la Tunisie devrait diversifier ses centres d'intérêts”, souligne le représentant de la Maison Russe. “C’est agréable pour nous de voir que les Tunisiens se penchent vers la Russie, pas seulement en tant que puissance”.
Photo publiée sur la page facebook de la Maison Russe à Tunis, prise lors d'une visite du lycée Radhia Hadded à Tunis, en février 2023. Sur le sac remis aux étudiants : “Russie - un amour sans frontières”
Un autre levier indirect de rapprochement culturel est le tourisme. Après les attentats de 2015 et l’abandon des hôtels par les Européens, les touristes russes ont fait figure de sauveurs du secteur.
Impacté par la pandémie de Covid-19 puis par la fermeture de presque toutes les liaisons commerciales vers l’étranger au début de la guerre en Ukraine, le tourisme russe extérieur est aujourd’hui en pleine relance. La compagnie nationale russe, Aeroflot, a ainsi annoncé reprendre les vols vers la Tunisie et desservira l’aéroport d’Enfidha-Hammamet à partir du 30 mai 2023.
Sur le même sujet
Moscou peut également miser sur la diplomatie traditionnelle pour étendre son influence en Tunisie. De ce point de vue, l’offensive semble beaucoup plus évidente, notamment avec le remplacement en janvier 2022 de l’ancien ambassadeur Sergey Nikolaev. En poste à Tunis depuis 2015 mais relativement discret, l’un de ses derniers succès notables avait été l’accompagnement du partenariat dans le domaine spatial entre les deux pays. Il s'était notamment concrétisé par le lancement du premier satellite tunisien Challenge One depuis le cosmodrome russe de Baïkonour, en mars 2021.
Le profil de son remplaçant, Aleksander Zolotov, semble bien plus adapté au travail de rapprochement avec le gouvernement de Kaïs Saïed. Arabophone et fin connaisseur du Maghreb, ambassadeur de la Fédération de Russie en Algérie entre 2011 et 2017, il multiplie depuis le début de son mandat les actions d’une nouvelle ampleur symbolique. En témoigne l’ouverture d’un mémorial pour les soldats russes ayant participé à la première guerre mondiale à Menzel-Bourguiba au mois de mars dernier, le seul du genre en Afrique du Nord.
La Russie peut aussi se réjouir de l’alignement progressif de Tunis sur certains de ses intérêts régionaux. Par exemple, la décision prise par Kaïs Saïed de rétablir les relations diplomatiques avec la Syrie au début de l’année - rompues depuis février 2012 - s’inscrit dans la droite ligne des intérêts du Kremlin dans le monde arabe.
Moscou œuvre en effet à la normalisation des relations entre son allié Bachar al-Assad et les autres pays de la région, comme en témoigne par exemple l’organisation fin avril d’une rencontre entre les délégations syrienne et turque en Russie. La décision de Kaïs Saïed a également été suivie par la réintégration de la Syrie à la Ligue arabe, le 7 mai 2023. Une décision saluée par la diplomatie russe, qui revendique ne pas avoir "cessé d'appeler" les "capitales arabes" à "restaurer complètement les relations avec Damas."
En Tunisie comme ailleurs en Afrique, l’offensive médiatique du Kremlin
Comme au Sahel ou en Afrique centrale, la Russie peut essentiellement compter sur sa stratégie de communication pour faire entendre sa voix en Tunisie. Par exemple, la principale agence de presse du Kremlin, Sputnik, multiplie depuis plusieurs semaines les publications faisant directement ou indirectement référence à la Tunisie.
À l’inverse d’autres médias internationaux occidentaux dont le rythme de publication concernant la Tunisie suit l’actualité nationale, Sputnik se distingue par une intensification très récente de la production d’articles, suite aux déclarations hostiles de Kaïs Saïed envers le FMI. Cela a permis à l’agence de presse russe de dépasser le rythme de publication de France 24 pour les articles concernant la Tunisie lors du mois d’avril 2023, ce qui n’était jamais arrivé auparavant.
“Peut-être que l’actualité en Tunisie joue dans ce sens”, nuance Kamal Louadj, journaliste et correspondant russo-algérien pour l’agence depuis près de sept ans. Il se consacre depuis un an à Sputnik Afrique, la version francophone du site. Auparavant tournée vers le public français ou belge, l’agence a été interdite de diffusion en Europe au début de la guerre en Ukraine et a donc choisi de réorienter son contenu vers les lecteurs africains francophones, toujours selon Kamal Louadj.
“Il y a de temps en temps une focalisation [sur la Tunisie, NDLR] , parce que la Russie est présente depuis longtemps au Maghreb, qu’il y a un partenariat stratégique avec l’Algérie, et que les relations sont excellentes avec la Tunisie”, commente le journaliste.
L’actualité tunisienne est aussi analysée avec un angle particulier. Le 9 avril dernier par exemple, l’historien Habib Kazdaghli était invité à commenter les 85 ans de la Journée des Martyrs. Une occasion pour Sputnik de présenter la révolte de 1938 comme “des événements qui devraient inspirer le combat d’aujourd’hui pour un monde multipolaire”.
Sur le même sujet
Par ailleurs, Sputnik Afrique cible explicitement les Occidentaux dans ses publications. Dans un entretien publié le 13 avril, un ancien officier de la Garde nationale tunisienne qualifiait par exemple le soutien militaire de l’OTAN à l’Ukraine de “cauchemar pour l’Afrique”.
“Il faut savoir que Sputnik est une agence publique. Nous dépendons du gouvernement, en particulier du ministère des Affaires étrangères russe. Donc la ligne éditoriale c’est tout simplement les principes de la politique extérieure et de la diplomatie russe” , précise Kamal Louadj.
Par ailleurs, Sputnik n’est pas le seul outil de la Russie en Afrique. La chaîne d’information Russia Today (RT), qui dispose aussi d’un site internet où sont publiés des articles, est aussi dépendante du Kremlin. Elle vient de recruter, au mois de décembre 2022, une correspondante à Tunis. Interdite en Europe au même titre que Sputnik, RT s’est plusieurs fois illustrée par un traitement arbitraire voire trompeur de l’information.
Un article publié le 24 mars sur la version anglophone du site annonçait par exemple la découverte toute récente de “gisements pétroliers et gaziers encore vierges” en Afrique du Nord, notamment au large de Bizerte et de Tunis. Sauf que l’information est tirée d’un rapport de l’US Geological Survey, et qu’elle est connue depuis des années. Une correction a été apportée à l’article le lendemain.
Une correction survenue trop tard puisque la nouvelle a été reprise par des sites d’informations libyens, puis par Sputnik Afrique, avant de circuler massivement sur les réseaux sociaux tunisiens comme Facebook ou Twitter. Sous les publications, plusieurs commentaires visent les puissances occidentales, en particulier la France et les Etats-Unis. "L'occident et les USA vont inventer une guerre et venir se servir", ironise par exemple un internaute.
La présence française en Afrique, qui cristallise les colères dans plusieurs anciennes colonies du continent, est l’une des cibles favorites des médias russes, et ce, pas uniquement en Tunisie. Au Sahel par exemple, la version française de RT se fait l’écho de discours anti-français depuis plusieurs mois, du Mali au Niger en passant par le Burkina Faso.
La Tunisie s’inscrit ainsi dans une stratégie globale du Kremlin en Afrique francophone, qui a réussi à faire basculer rapidement des pays auparavant associés à la France dans de profondes alliances avec la Russie, notamment dans le domaine sécuritaire, à l’instar de la Centrafrique ou du Mali.
Le prochain sommet Russie-Afrique qui se tiendra à Saint-Pétersbourg en juillet 2023 a pour objectif de multiplier les domaines de coopération avec les pays du continent. Néanmoins, la participation de Kaïs Saïed ou de membres de son gouvernement est pour l’instant loin d’être confirmée.
Un ancrage inextricable à l’Occident ?
Pour l’instant, le basculement total vers la Russie semble difficile pour Tunis. D’un point de vue financier d’abord : en 2019, les principaux bailleurs de fonds du pays restent la Banque Mondiale (9,5 milliards de dinars) puis la Banque africaine de développement (7,7 milliards de dinars) et le FMI (4,9 milliards de dinars).
Même du point de vue des prêts bilatéraux, la France (2,6 milliards de dollars) et l’Arabie Saoudite (2 milliards de dollars) sont de loin les principaux partenaires de la Tunisie. La priorité du chef de l’Etat étant de trouver de nouveaux prêteurs, l’économie de guerre russe semble bien incapable de proposer une alternative viable. “Il suffit de voir le produit national brut russe”, souligne Slim Laghmani.
Le juriste rappelle que “dans le contexte actuel, c’est la Russie qui a besoin de soutien !”
L’alternative à l’Occident pourrait peut-être venir de Chine, bien plus active que Moscou dans le secteur financier en Afrique, et déjà présente en Tunisie depuis plusieurs années. Pékin est par exemple derrière plusieurs gros projets immobiliers et infrastructurels en Tunisie, comme le nouveau barrage Mellègue au Kef, dont la construction débutée en 2016 devrait s’achever en septembre 2023.
La Chine s’avance aussi culturellement et politiquement. Ouvert en 2019, l’institut Confucius (hébergé à l’université de Carthage) participe à la promotion de la culture chinoise, en se concentrant essentiellement sur la formation linguistique. Diplomatiquement, Kaïs Saïed a rencontré pour la première fois Xi Jinping à Riyad en décembre 2022 à l’occasion du premier sommet sino-arabe, organisé dans le Royaume saoudien.
Récemment, Pékin s’est positionné comme un concurrent direct aux partenaires occidentaux de la Tunisie. Suite à la résolution du Parlement Européen, l’ambassadeur de Chine en Tunisie s’était ainsi prononcé contre toute forme “d’ingérence” dans le pays, reprenant les éléments de langage chers à Kaïs Saïed. La présence chinoise en Afrique est par ailleurs désignée comme une menace depuis plusieurs années par les États-Unis.
Par ailleurs, même si les médias russes comme Sputnik s’activent à commenter une “adhésion tunisienne” au groupe des BRICS* dont font partie Pékin et Moscou, le chemin vers un prêt semble encore éloigné. Interrogé sur une entrée de la Tunisie au sein du partenariat des BRICS, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois a simplement déclaré vouloir “promouvoir conjointement l’élargissement de l’adhésion au BRICS” .
Un rythme qui contraste avec l’urgence dans laquelle est plongée le gouvernement de Kaïs Saïed, les besoins pour équilibrer les finances étant immédiats. Slim Laghmani souligne l’incapacité du groupe des BRICS à proposer des solutions : “dans l’état actuel des choses, le groupe des BRICS ne représente pas d’alternative, ni au FMI, ni à l’Union européenne”.
“Le groupe des BRICS n’est pas une entité aussi homogène qu’on peut le penser. On surestime beaucoup leur importance”, explique le juriste.
Sur le même sujet
Par ailleurs, même si la Tunisie trouvait à l’avenir de nouveaux partenaires en dehors du camp occidental, la coopération sur les autres sujets régaliens resterait plus qu’incertaine. Soutenu par Emmanuel Macron et Giorgia Meloni en matière de sécurisation des frontières, Kaïs Saïed n’exprime aucune réticence à accepter leur aide. Matteo Piantedosi, le ministre de l’Intérieur italien, a même annoncé au début du mois d’avril la mise en place de patrouilles conjointes en mer et sur terre pour entraver les flux migratoires.
Quant aux sujets de défense, les Etats-Unis restent le principal partenaire des forces armées tunisiennes. Les entreprises militaires américaines continuent d’exécuter les contrats d’armement passés avec l’armée, comme en témoigne la réception au mois de novembre dernier de huit avions Texan II produits par Beechcraft à Sfax. Les pilotes de l’armée de l’air ont été formés au Kansas. Plus tôt dans l’année, au mois de juin, le pays a aussi accueilli une partie des manœuvres militaires conjointes African Lion organisées par l’African Command de l’US Army. Le slogan de l’exercice ? “Stronger together" .
Seule ombre au tableau : la réduction annoncée du programme d’aide à la sécurisation des frontières, dans le contexte de tensions avec le gouvernement de Kaïs Saïed. Or, c’est précisément en déconstruisant leur position de partenaire incontournable en matière de défense que les Etats-Unis pourraient potentiellement ouvrir le champ à d’autres acteurs. “La nature a horreur du vide”, souligne Slim Laghmani. Le juriste explique cependant que malgré l’étiolement de son partenariat avec la Tunisie, “les Américains ne sont pas prêts à laisser la place à la Russie” dans le pays. Pour l’instant.