9 avril 1938. L’expression d’une colère anticoloniale

Complètement inattendue, une puissante manifestation anticoloniale éclate à Tunis. Le 9 avril 1938 est le point culminant d’une série de ripostes à une répression coloniale acharnée. 
Par | 09 Avril 2021 | 15 minutes | Disponible en arabeanglais

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"Guillon le victorieux,
Il a battu les Destouriens
Par le sourire malicieux
Il a trahi le peuple tunisien”

Suite à la violence de la répression du 9 avril, cet extrait d’un tract en français diffusé par les destouriens témoigne du désabusement face à l’impossible négociation avec la puissance colonisatrice. Cette journée signe ainsi un tournant dans la lutte nationaliste tunisienne. Identifié par l’histoire officielle contemporaine comme la “Fête des martyrs”, le 9 avril 1938 s’inscrit dans un contexte national et international tendu.

L’ombre du fascisme

Le début de l’année 1938 est marqué sur le plan européen par le renforcement des régimes de Hitler et de Mussolini. L’invasion de l’Autriche par l’Allemagne le 11 mars de la même année suscite les inquiétudes de l’État français, d’autant plus qu’il partage en Tunisie des frontières avec la Libye italienne. Ainsi, lorsque les revendications du parti nationaliste tunisien Néo-Destour se font de plus en plus pressantes, le gouvernement français crie au complot avec le régime fasciste italien.

Cette collusion est décriée par le Front populaire alors au pouvoir en France* et constitué d’une coalition de partis de gauche dont le Parti communiste français. Pour la coalition, il est impératif de préserver l’unité de l’empire français afin d’éviter le pire. Il n’est cependant pas clair si c’est la crainte pour la France ou pour les peuples colonisés qui prime. Le secrétaire général du PCF, Maurice Thorez, écrit effectivement que pour “lutte[r] contre le fascisme [...], l’intérêt des peuples coloniaux est dans leur cession avec le peuple français et non dans une attitude qui pourrait favoriser les entreprises du fascisme et placer [...] l’Algérie, la Tunisie et le Maroc sous le joug de Mussolini et Hitler"**.

C’est cet argument que mettent en avant, en tout cas, les journaux coloniaux afin de critiquer la contestation nationaliste tunisienne. Il s’agirait d’une tentative “d’exploiter les circonstances les plus fâcheuses résultant bien de la situation mondiale que de l’action du gouvernement dont on ne peut plus contester la bonne volonté [...], la générosité et le caractère humain [...]” ( La Dépêche tunisienne, 9 avril). Pourtant, la politique française qui est menée en Tunisie contredit ce qu’avance le journal.  

Une politique coloniale hostile

L’arrivée au pouvoir de la gauche en France en 1936 est d’abord prometteuse. Après les persécutions de l’ancien résident général Peyrouton, l’activité nationaliste se développe intensément sous le nouveau résident général Guillon, nommé par le gouvernement du Front populaire. Le camp de prisonniers en plein désert, Bordj le Bœuf, est fermé et les prisonniers politiques qui y étaient détenus (tels que Habib Bourguiba) sont libérés. Mais la chute du gouvernement de Léon Blum en juin 1937 signe un échec dans les négociations pour l’indépendance tunisienne et la politique française en Tunisie se durcit de nouveau. 

S’ensuit une série de facteurs qui nourrissent la résistance et la conscience politique : augmentation du chômage, paupérisation de la société, risque de famine, dissolution des syndicats, surveillance des associations sportives et des étudiants, grèves réprimées dans plusieurs centres miniers, interdiction du port du drapeau tunisien, refus des demandes en faveur d’un parlement tunisien sous prétexte que les Tunisiens ne seraient pas assez évolués pour avoir droit au suffrage universel*...

Les incidents de Bizerte du 8 janvier 1938 (des policiers tuent sept militants protestant contre l’expulsion vers l’Algérie du secrétaire de la cellule destourienne de Bizerte) donnent lieu à des tournées partisanes pour appeler à la révolte et à la désobéissance civile. Le Néo-Destour est rapidement accusé de comploter contre la sûreté de l’État et de profiter des fragilités politiques de l’État français pour mener une “campagne de haine contre la France”.

Le parti, dirigé par sa section “radicale” (représentée par Habib Bourguiba) après la défaite de la section “modérée” (représentée par Mahmoud el Materi) à la suite de son congrès de 1937, est dans le viseur du pouvoir : une vingtaine de militants ou chefs de cellules destouriennes sont arrêtés à travers le pays dont Slimane ben Slimane, Youssef Rouissi, Salah ben Yousef, Hedi Nouira, Mahmoud Bourguiba.

Lorsque la date du 9 avril approche, la population est déjà à cran et les événements s’enchaînent très vite jusqu’au paroxysme du 9 avril.

Le 7 avril, veille d’une manifestation générale

Une manifestation devant le palais beylical de Hammam-Lif a lieu et une délégation est accueillie chez Ahmed II Bey, Tahar Sfar en fait partie. La délégation proteste contre l’interdiction du port du drapeau tunisien, la fermeture du collège Sadiki et la poursuite des militants nationalistes. Le bey demande de prêcher le calme et promet de s’entretenir avec le résident général. Il donne son autorisation de porter le drapeau lors de la manifestation autorisée du lendemain. Malgré le statut légal de cette manifestation, les autorités françaises sont inquiètes. 

“L’élément populaire est  [...] très surexcité : les chômeurs, les metouis et les ‘zoufris’ ne cachent pas leur ferme désir de provoquer des troubles [...] se plaisant à affirmer qu’ils sont décidés à faire le sacrifice de leur vie pour la cause de leur pays” (Rapport du 7 avril 1938).

Sur le plan des forces politiques tunisiennes, les dissensions se font entendre. Le Vieux Destour demande à ses partisans de ne pas prendre part à la manifestation. Le Parti communiste tunisien s’aligne sur les craintes du gouvernement français. Tout comme le Front populaire au pouvoir et dont le PCF fait partie, il accuse la politique du Néo-Destour de “soutien au fascisme qui menace la Tunisie d’une occupation militaire” et trouve que sa volonté “d’excitation à la désobéissance civile, de non soumission au service militaire, d’appel à la grève des impôts [...] équivaut au soutien de menées fascistes en Tunisie et [...] fait penser à la collusion avec le fascisme italien.” (“Résolution du bureau politique du parti communiste tunisien” parue dans l’Avenir social, 7 avril).

Le 8 avril, la liesse avant l’ébranlement 

La journée du 8 avril est marquée par la liesse militante dans plusieurs villes du pays : Moknine, Teboulba, Jemmal, Monastir, Djerba, Kalaa Kebira, Béja, Mahdia, Nabeul, Sfax, Sousse, Souk el Arba [actuelle Jendouba], Bizerte, El Hamma, Testour... Différents rapports affirment que des milliers de manifestant⋅es ont pris part à l’événement sans précédent lancé par le Néo-Destour. À Tunis, des groupes de manifestant⋅es partent de Bab Souika et de Bab Jdid, avant de se retrouver au niveau de Bab Bhar pour se rendre devant le siège de la Résidence générale [actuelle Ambassade de France]. Entre 7000 et 10.000 personnes auraient participé à la manifestation selon les versions de la police ou des journaux.

La demande de fermeture des cafés et des boutiques dans les souks, exprimée par le Néo-Destour, est largement respectée. Les rapports de police notent cependant que certains commerçants auraient fermé à contre-coeur. Un rapport indique que 300 “indigènes” qui seraient armés de matraques, auraient parcouru le souk el Grana pour obliger “par menaces et saccagements, les commerçants israélites ayant gardé leur magasin ouvert à fermer boutique”. Le but serait selon le rapport “de rallier à eux la population israélite pour se joindre à leurs cortèges qui allaient se rendre manifester devant la Résidence en leur disant ‘Tunisiens comme nous, vous devez vous joindre à nous’”. 

Tout en présentant la population juive comme une communauté dépolitisée, inoffensive et tenant seulement à faire fonctionner son commerce, la police dresse un portrait méprisant des personnes manifestantes : “de vulgaires personnages : portefaix, journaliers, cireurs, enfants et étudiants de la grande mosquée” qui auraient crié “vive le duce ! vive Mussolini, assez d’injustice, nous ne voulons plus de la France en Tunisie !”.

L’avenue Jules Ferry [actuelle avenue Habib Bourguiba] est occupée par les blindés et les barbelés*. 

La manifestation autorisée se tient sous l’œil suspicieux de la police qui surveille et protège la ville dite "européenne". Le cortège est constitué d’hommes et de femmes (300 femmes selon un article du journal arabophone Az-zahra publié le lendemain) portant des drapeaux tunisiens. Les “youyous” se mêlent au slogan “parlement tunisien” ; un groupe prononçant “parlement” et un autre répondant en écho “tunisien” (Journal arabophone An-nahda, 9 avril). Sur des banderoles en arabe ou en français, on peut lire “à bas les privilèges”, “gouvernement national”, “les Tunisiens au pouvoir”. La participation féminine étonne la police qui associe cette présence à celle des enfants : 

“Les femmes mêmes, entre leurs youyous, réclamaient un parlement. Les enfants aussi.”

Archives nationales de Tunisie

Mongi Slim, Ali Darghouth, Ali Belhouane et d’autres membres du parti prennent la parole. Bchira Ben Mrad, présidente de l’Union musulmane des femmes de Tunisie*, se serait tenue aux côtés de Ali Belhouane pendant son discours**.

Archives nationales de Tunisie

Après la dispersion de la manifestation et le retour des groupes de manifestants vers la ville dite “arabe”, Ali Belhouane aurait déclaré vers la Place aux Moutons que si les détenus du Néo-Destour (arrêtés en mars pour “propos séditieux, désobéissance, incitation aux actes de sabotage et refus du service militaire”) ne sont pas libérés, il faudrait s’attaquer à la Résidence générale et à la prison. Les paroles du militant nationaliste, déjà très surveillé en raison de ses cours anticoloniaux au Collège Sadiki, sont consignées par un informateur de la police, ce qui lui vaut une convocation chez le juge le lendemain*.

À la fin de la journée de manifestation encadrée du début à la fin par des membres du Néo-Destour, le mot d’ordre est de se retrouver lors d’une autre manifestation prévue le 10 avril pour demander la libération des détenus. Le 9 avril, le seul événement initialement prévu est la rencontre d’une délégation du parti avec le premier ministre. Mais la journée ne se déroule pas comme prévu, une manifestation non préméditée éclate.

Cartographie d’une insoumission