La migration tunisienne en chiffres

Où vivent les Tunisien·nes de l’étranger ? La Tunisie se vide-t-elle réellement de ses médecins ? D’où sont originaires les étranger·es vivant sur le territoire ? Pour répondre à ces questions, inkyfada a analysé et mis en infographies les chiffres de l’INS sur les migrations. Dataviz.
Par | 18 Décembre 2022 | reading-duration 15 minutes

Disponible en arabe

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“F uite des cerveaux”, naufrages… La migration est au cœur du débat public, tant en Tunisie que de l’autre côté de la Méditerranée. Elle est souvent abordée à travers le prisme de la migration dite illégale ou encore des départs des médecins et ingénieur·es. Un des clichés de l’émigré est généralement un homme, célibataire, sans niveau éducatif qui franchit illégalement les frontières européennes. Qu’en est-il réellement ?

Pour mieux appréhender les migrations, inkyfada a analysé les chiffres collectés par l’Institut national de statistiques (INS) dans son “enquête nationale sur la migration internationale”. Ces statistiques montrent l’évolution de la migration ces dernières années, les motivations des émigré·es au départ, leurs pays de destination, etc. Une partie du rapport s’intéresse aussi à l’immigration en Tunisie.

Ces statistiques permettent ainsi de comprendre les enjeux tant autour de l’émigration que de l’immigration. Pour mener cette enquête, l’INS s’est basé sur l'échantillonnage réalisé dans le cadre du recensement national de 2014. Près de 30.000 individus ont été interrogés et 27.607 ont donné suite aux questions de l’institut.

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Une émigration touchée par le Covid-19

D’après la définition de l’INS, un·e émigré·e est une personne ayant résidé au moins trois mois dans un autre pays que la Tunisie. Les chiffres indiquent qu’ils et elles seraient 566.000 individus - près de 70% d’hommes et environ 30% de femmes-. La moitié de ces émigré·es ont quitté la Tunisie après 2010.

L’émigration connaît une certaine augmentation depuis 2014 mais décroît ensuite en 2019-2020, en raison de l’épidémie du Covid-19. Moins de 16.000 Tunisien·nes ont quitté le pays cette année-là, chiffre le plus bas de la dernière décennie.

La plupart de ces émigré·es - environ trois personnes sur quatre - sont originaires de la Côte Est et du Grand Tunis. Cela est en partie dû au fait que ces régions sont les plus densément peuplées en Tunisie. Calculer le nombre d’émigré·es pour 1000 habitants permet de mesurer plus précisément la proportion de Tunisien·nes vivant à l’étranger pour chaque région. 

Ainsi, si l’on rapporte cela à 1000 habitant·es pour chaque région, le Nord-Est compte 98 émigré·es soit presque une personne sur 10 résidant à l’étranger. Le Grand Tunis est quant à lui moins représenté par rapport au Sud-Est (Sfax, Gabes, Médenine et Tataouine) qui dénombre 71 émigré·es pour 1000 habitant·es, soit 7,1% de la population régionale.

La volonté d’émigrer

Si l’on s’intéresse à l’intention d’émigrer de la population vivant en Tunisie, on constate que contrairement aux idées reçues, une grande partie de la population n’envisage pas de quitter le pays.

D’après l’INS, 76,9% des Tunisien·nes n'expriment pas l’intention d’émigrer.

D’un point de vue géographique, la volonté de partir est présente chez environ un quart des habitant·es du Grand Tunis, et chez un peu plus d’un habitant·e sur cinq dans le Centre-Est et le Sud-Est. Dans le Centre-Ouest, un·e Tunisien·ne sur six considère l’option de l’émigration mais seul 4,6% des émigré·es actuel·les sont originaires de cette région.

Volonté d'émigrer des Tunisien·nes selon la région de résidence

Cliquez sur l'infographie pour avoir le détail par région.

Il a également été demandé aux participant·es de l’enquête s’ils et elles “pensaient à l’émigration irrégulière dans le cas où la démarche de l’obtention de visa n’aboutit pas ?”.

Seulement 6% des Tunisien·nes ont répondu qu’ils et elles envisageaient l’émigration irrégulière.

Dans le Sud-Est, 9,1% des personnes désirant émigrer considèrent cette option. La ville de Zarzis, dans le gouvernorat de Médenine, incarne par exemple beaucoup d’enjeux liés à la migration. “Zarzis est une ville de départ depuis des générations, historiquement surtout pour les hommes et principalement à destination la France. Une migration qui, avec le durcissement des frontières européennes, est devenue moins circulaire et a commencé à concerner aussi les femmes et des familles entières”, commente Valentina Zagaria, anthropologue spécialisée dans les migrations et qui a réalisé un terrain de recherche de deux ans dans cette ville.

" C’est aussi une ville côtière d’où les harragas partaient déjà dans les années Ben Ali. Après la révolution de 2011, elle est devenue un point principal de départ pour la harga. Zarzis est aussi proche de la frontière libyenne, et est  donc un lieu de passage aussi pour les gens qui fuient la Libye ou qui sont récupérés en mer par la garde nationale”, ajoute-t-elle.

Zarzis a récemment été le théâtre d’un important mouvement de protestation après le naufrage d’une embarcation de 17 personnes. Ce drame est survenu exactement dix ans après la disparition de 80 personnes au large de l’Italie le 6 septembre 2012.

De l’intention au projet migratoire

Le désir d’émigration est particulièrement présent chez les jeunes de 15 à 29 ans : ils et elles sont 39,5% à exprimer ce souhait. Le niveau éducatif joue aussi un rôle dans la volonté d’émigrer. Quasiment un Tunisien·ne sur trois ayant un niveau éducatif supérieur envisage l’émigration.

Cette corrélation n’est pas surprenante : émigrer nécessite premièrement un certain capital économique mais aussi un capital culturel important, ce qui a un impact sur les projets de vie.

“Pour partir, il faut être un minimum ‘connecté’, avoir accès aux informations relatives aux différentes voies de passage, que celles-ci soient régulières ou non, avoir un réseau, être en relation avec des personnes qui pourront faciliter le voyage…”, écrit Sophie-Anne Bisiaux, chercheuse sur l'externalisation des frontières, dans “ En finir avec les idées fausses sur les migrations”.

Les Tunisien·nes sont ainsi relativement peu nombreux·ses à concrétiser leur projet de départ. Malgré l’intention, beaucoup de personnes n’ont pas encore entamé de démarche ou de réflexion sur la manière avec laquelle elles souhaitent quitter la Tunisie. 

Seul 14,3% des personnes ayant l’intention d’émigrer ont réellement un projet de départ et ce sont avant tout les personnes diplômées du supérieur.

Pour réussir, ces dernier·es contactent leurs proches, font des recherches sur internet, voire commencent à apprendre une langue étrangère. La majorité entame une procédure d’obtention de visa. A l’inverse, ils et elles ne sont que 6,5% à avoir contacté un intermédiaire pour migrer de manière irrégulière.  

Ces chiffres contrastent avec la focalisation médiatique et politique sur la migration dite irrégulière. “Si on prend l’exemple de la Tunisie et de l’Italie, quand on parle de migration, les politiques et les médias nous renvoient tout de suite à des images de personnes dans des bateaux qui risquent de couler à tout moment et qui sont aux mains de réseaux criminels, alors que les départs depuis la Tunisie ne se passent souvent pas comme ça",  commente Valentina Zagaria

Ces images abordent les migrations seulement sous le prisme de la criminalité et donc comme un problème sécuritaire.  Il y a plein de départs autonomes et ce volet là est complètement invisibilisé, ainsi que les différentes raisons qui motivent les personnes à entreprendre un projet migratoire".

Ainsi, malgré les difficultés grandissantes pour obtenir un visa - en 2021, le porte-parole du gouvernement français a par exemple annoncé une réduction de 33% du nombre de visas octroyés aux Tunisien·nes -, la plupart des personnes qui entament réellement un projet migratoire ont recours à la voie dite légale pour se rendre à l’étranger. 

“D’ailleurs, l’hyper médiatisation de ce type de migration [ndlr : dite irrégulière], cache complètement le fait que la migration se fait avant tout de manière régulière et que la majorité des personnes qui tombent dans l’irrégularité en Europe sont des personnes qui sont arrivées avec des visas, et pour lesquelles il a été très difficile d'obtenir un nouveau visa par la suite”, précise Valentina Zagaria. 

Un intérêt de plus en plus marqué pour le Moyen-Orient

L’émigration tunisienne a toujours été en grande partie tournée vers l’Europe et principalement la France : les autres pays décrits comme “traditionnels” par l’INS sont l’Italie, l’Allemagne, la Suisse, la Belgique et le Royaume-Uni.

52,5% des émigré·es actuel·les, soit une personne sur deux, résident en France.

Les pays européens restent, de loin, la première destination des émigré·es, mais cela tend à changer. Les autres données de l’INS montrent que même si ces pays représentaient les pays d’accueil de 92,4% des Tunisien·nes avant 1990, ils n’ont fait que diminuer depuis, jusqu’à atteindre 68,1% entre 2015 et 2020. 

Ainsi, avant 1990, 9 émigré·e sur 10 se rendaient en France, Italie, Allemagne, etc. Entre 2015 et 2020, il n’y a plus que 7 Tunisien·nes sur 10 qui choisissent ces pays.

Le Moyen-Orient connaît par contre une augmentation importante. Avant 1990, moins d’un Tunisien·ne sur cent (0,8%) se rendait dans cette région. Trente ans plus tard, cette destination concerne 13,1% des émigré·es. Même constat pour l’Amérique du Nord et le Maghreb arabe, qui sont aussi de plus en plus prisés.

Le choix de la destination dépend également du projet d’émigration sur place. Les Tunisien·nes se rendant au Maghreb arabe ou en Moyen-Orient y partent avant tout en raison d’opportunités professionnelles. Cela concerne les deux tiers des émigré·es qui se rendent dans ces régions. Ils et elles sont par contre très peu à s’installer là-bas pour leurs études : cela ne représente ainsi que 4,1% des Tunisien·nes installé·es dans le Maghreb arabe et 2,8% au Moyen-Orient.

En Europe, en Amérique du Nord et dans les autres régions du monde, la recherche d’emploi reste aussi le premier objectif des Tunisien·nes émigré·es. Cependant, de nombreuses autres personnes partent aussi pour d’autres raisons. Par exemple, un quart des émigré·es qui se rendent au Canada y vont pour poursuivre leurs études ou leur formation et un tiers se rend en Europe dans le cadre du regroupement familial.

Des profils différents

En plus du pays de destination, on constate des différences entre les émigré·es en fonction de leur genre. Plus de la moitié des hommes quittent la Tunisie en quête d’opportunité professionnelle quand 7 femmes sur 10 partent dans le cadre d'un mariage ou du regroupement familial.

Pourtant, quand on interroge les femmes désireuses de quitter la Tunisie, elles ne sont que 3,7% à invoquer le regroupement familial comme motif de départ. Elles invoquent bien plus souvent la volonté d’améliorer leur revenu et les conditions de travail (26,7%) ou l’éducation (18,3%). Cette différence est probablement due aux différentes procédures existantes pour émigrer, à l'évolution du niveau d'éducation ou encore à l'âge des personnes interrogées.

En ce qui concerne le niveau éducatif, les émigré·es sont, pour la plupart, au moins diplômé·es du niveau secondaire, et plus d’un·e sur trois a un niveau d’éducation supérieur, contre à peine 10% de la population en Tunisie.

Les femmes émigré·es ont par ailleurs un niveau d’éducation en moyenne de 43,1%, contre 30,8% pour les hommes. 

Toujours d’après l’INS, ce sont ainsi près de 39.000 ingénieurs et 3300 médecins qui ont quitté le pays entre 2015 et 2020. Les diplômé·es du supérieur sont par ailleurs surreprésenté·es parmi les personnes ayant l’intention d’émigrer avec un taux qui dépasse les 30%. En se basant sur une étude de l’Ined* réalisée en 2017, Sophie-Anne Bisiaux confirme que “les immigrés en France sont globalement plus instruits et plus diplômés que la majorité de la population de leur pays d’origine”.

"Ceux qui envisagent de quitter leur pays sont aussi avant tout ceux qui ont les moyens de reconstruire sans trop de difficultés leur vie ailleurs : beaucoup maîtrisent une ou plusieurs langues, sont formés et ont des qualifications dans telle ou telle profession. La migration concerne ainsi avant tout une couche de la population dont le niveau d’instruction est relativement élevé”, confirme Sophie-Anne Bisiaux dans son ouvrage.

Les étranger·es en Tunisie

D’après l’INS, il y aurait 58.990 étranger·es en Tunisie, soit 0,5% de la population totale du pays. “Le nombre de ressortissants de pays africains semble être sous-évalué”, estime Camille Cassarini, spécialiste des migrations subsahariennes en Tunisie et chercheur associé au LPED et à l’ICM. 

“En matière de recensement des personnes étrangères, les statistiques réalisées par les instituts nationaux sont rarement exactes. Le statut juridique des personnes recensées influe grandement sur le choix de répondre ou pas. Mais ces statistiques, si elles ne sont jamais exactes, ont toutefois l'intérêt de mettre en lumière de vraies dynamiques”, précise-t-il.

Les chiffres affirment que deux tiers de ces ressortissant·es sont originaires de pays du Maghreb arabe et d’autres pays d’Afrique. Un·e immigré·e sur cinq vient d’un pays européen. “Cette répartition renvoie aux grandes dynamiques migratoires de la Tunisie contemporaine”, analyse Camille Cassarini. “Cela met en lumière le fort ancrage régional de la Tunisie, à la fois avec les pays du Maghreb, à cause de la proximité linguistique, mais aussi avec certains pays du continent africain, en particulier d’Afrique de l’Ouest”.

Cela se traduit par l’arrivée d’une population étudiante issue de classes moyennes mais aussi de nombreux travailleur·ses, notamment ivoirien·nes, qui se destinaient auparavant aux pays européens.

“Il n’est également pas étonnant de voir autant d’Européens quand on sait que la Tunisie reste une destination de choix pour certaines catégories de retraités”, ajoute le chercheur. “On y verrait là aussi un probable lien fort avec la France”.

La plupart de ces immigré·es vivent dans le Grand Tunis et le Centre-Est, ce qui n’est pas très étonnant sachant que ces régions abritent les plus grandes villes en Tunisie : un immigré·e sur deux vit ainsi dans la capitale Tunis et ses environs ; et un quart vit dans le Centre-Est, qui abrite les pôles économiques de Sfax et Sousse. 

“Sousse et Sfax concentrent de nombreuses activités économiques et, dans le cas de Sfax, possèdent un marché du travail informel très attractif pour les populations étrangères, notamment subsahariennes qui n’ont pas de possibilité de travailler légalement”, précise Camille Cassarini.

En Tunisie, 4 immigré·es sur 10 ont atteint le supérieur et 8 ont au moins un niveau secondaire. De la même manière que les émigré·es tunisien·nes ont un niveau scolaire supérieur, les immigré·es en Tunisie ont un niveau d’instruction assez élevé. 

D’après les statistiques de l’INS, les étranger·es en Tunisie travaillent en majorité dans le secteur des services. On constate par ailleurs une distinction nette en fonction du genre : les hommes travaillent en grande partie dans le secteur de la construction (18,1%) ou du commerce (21,3%) alors que les femmes sont bien plus présentes dans le service domestique (28,6%) et l’industrie (21,9%).

Les politiques migratoires tunisiennes sont régulièrement dénoncées par la société civile pour entraver le droit des étrangers en Tunisie. “Le droit tunisien des étrangers est construit autour d’une approche très restrictive, en particulier sur les étrangers non européens”, précise Camille Cassarini.

En vue de la difficulté à légaliser leurs situations pour beaucoup d'immigré·es - en particulier subsaharien·nes -, ils et elles sont nombreux·ses à subir une déqualification de leurs compétences ou encore à travailler dans l'illégalité, à l’image de ce que subissent beaucoup d’émigré·es tunisien·nes à l’étranger.