Pourquoi la Serbie impose-t-elle désormais un visa aux Tunisien·nes ?

Depuis le 20 novembre, les Tunisien·nes doivent désormais obtenir un visa pour se rendre en Serbie. Jusqu'à présent, la Serbie était le seul pays européen qui n'en exigeait pas pour les ressortissant·es de la Tunisie. Pourquoi ce changement ? Et quel rôle l'Union européenne joue-t-elle dans cette affaire ? 
Par | 24 Novembre 2022 | reading-duration 7 minutes

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Ces derniers mois, des milliers de jeunes Tunisien·nes ont pu entrer en Serbie sans visa pour ensuite se diriger vers d'autres pays européens à la recherche de meilleures conditions de vie et de travail. Cela est dû à une longue tradition d'exemption de visa entre la Serbie et la Tunisie, instaurée depuis 1965 grâce à une convention.

Mais depuis le 20 novembre, la Serbie a abrogé cette convention, et s'aligne sur la politique des visas des autres pays européens. La décision fait suite à des semaines de pression de la part de l’Union européenne. Désormais, l’Europe entière exige un visa pour les Tunisien·nes, alors les conditions d’obtention de ces derniers deviennent également de plus en plus strictes et que les demandes sont souvent refusées.   

Pourquoi ce changement se produit-il maintenant ?

La Serbie renforce sa politique des visas suite à une pression accrue de plusieurs Etats membres de l’Union européenne. Le pays est ciblé parce qu’il est considéré comme un point d’entrée pour les migrant·es dit·es "en situation irrégulière". Anitta Hipper, porte-parole de la Commission européenne pour les Affaires intérieures, déclare à inkyfada : “On constate une augmentation des entrées irrégulières et des demandes d'asile dans les États membres de l'UE par des citoyens de l'Inde, de la Tunisie, du Burundi et de Cuba"

Le nombre de citoyen·nes tunisien·nes qui entrent dans l’UE de manière irrégulière, et demandent ensuite l’asile, est relativement faible, même s’il a augmenté ces dernières années. Les huit premiers mois de cette année, Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, a recensé 87000 cas de franchissement irrégulier des frontières par la route des Balkans dont 5777 Tunisien·nes. En comparaison, en 2021, environ 62000 personnes ont franchi irrégulièrement les frontières, dont 842 citoyen·nes tunisien·nes.

Ces chiffres restent nettement inférieurs à ceux enregistrés lors de la " crise des réfugiés" en 2015 et 2016. En effet, la pression des pays de l'UE s'est intensifiée cette année en raison de l'arrivée de plus de cinq millions de réfugié·es ukrainien·nes, fuyant l'invasion russe en Europe.  

“En ce moment, dans de nombreux pays européens, nous comptons le plus grand nombre de réfugiés depuis les années 1940”, explique Gerald Knaus, chercheur autrichien spécialisé dans les questions de migration. Il ajoute : “Tous les centres d’accueil, les bureaux des étrangers et les bureaux d’aide sociale ont atteint leur limite.” Afin d'alléger la pression sur ses bureaux déjà surchargés, l'Union européenne tente de manière préventive de réduire l'immigration irrégulière en obligeant la Serbie à fermer ses frontières aux Tunisien·nes, Indien·nes et Burundais·es, sans tenir compte du fait que les citoyen·nes de ces pays ne représentent qu'une petite partie des voyageur·ses qui empruntent la route des Balkans, en provenance d'Afghanistan et de Syrie. 

Actuellement, environ 1% des demandes d'asile déposées auprès de l'Union européenne par des Tunisien·nes et des Indien·nes sont acceptées. Selon la Direction européenne des statistiques (Eurostat), près de 830000 personnes ont demandé une protection internationale auprès de l'Union européenne au cours des huit premiers mois de 2022, dont 1 825 Tunisien·nes.  

Comment l'UE a-t-elle fait pression sur la Serbie pour qu'elle modifie sa politique des visas ? 

Deux raisons principales ont poussé la Serbie à céder à la pression de l'UE : la crainte de perdre ses propres privilèges d’accès à l'espace Schengen, après la levée de l’obligation de visa pour les Serbes en 2009, et ses négociations d'adhésion à l’Union européenne. 

La commissaire européenne aux affaires intérieures, Ylva Johansson, a annoncé en octobre de cette année que les citoyen·nes serbes pourraient perdre leur privilège de voyager sans visa dans l'espace Schengen si le pays ne change pas sa politique des visas. 

Le 1er mars 2012, la Serbie a officiellement obtenu le statut de pays candidat à l'adhésion européenne. Mais pour devenir un État membre, un certain nombre de critères est requis, et la Serbie doit notamment s'adapter aux politiques de visas en vigueur dans les autres pays européens. De ce fait, la Serbie allait tôt ou tard exiger un visa aux Tunisien·es ainsi qu’aux citoyen·nes de 21 autres pays, selon un rapport publié par la Commission européenne en 2020.  

L’Union européenne est pleinement consciente de sa position de force dans le cadre des négociations d’adhésion de la Serbie. Pour reprendre les termes de la ministre de l’Intérieur allemande, Nancy Weser, avant que la Serbie ne cède à la pression de l’Union et modifie sa politique en matière de visa : ”Ils [les Serbes] veulent obtenir quelque chose de l’Union européenne, ils veulent devenir un pays candidat. De notre côté, nous avons de bons arguments à cet égard.” 

Quels pays ont fait pression sur la Serbie pour qu'elle modifie sa politique en matière de visas ? 

Le 3 octobre 2022, les dirigeants de l'Autriche, de la Serbie et de la Hongrie se sont rencontrés à Budapest pour discuter des mesures à prendre face à l'augmentation de l’immigration irrégulière par la route des Balkans. À l'issue de la réunion, le chancelier autrichien Karl Nehammer a annoncé sur Twitter "l'engagement du Président serbe à aligner la politique des visas en Serbie avec les exigences de l'Union européenne.”

Aussi longtemps que la lutte contre l’immigration irrégulière, la contrebande, et les rapatriement à l’UE ne fonctionneront pas, nous devons tout faire pour protéger les frontières ensemble. Dans ce cadre, la coopération avec la Serbie et la Hongrie est particulièrement importante. Nous nous sommes mis d’accord sur trois mesures concrètes : 1. le renforcement de la coopération policière pour la protection des frontières avec la Serbie, la Hongrie et la Macédoine du Nord. 2. Soutenir la Serbie dans la mise en œuvre des rapatriements. 3. La garantie du président serbe quant à l'alignement du régime des visas de la Serbie avec les exigences de l’UE. Ceci conduira à la diminution du nombre de franchissements illégaux de la frontières à travers la Serbie.

La ministre allemande de l’Intérieur, Nancy Faeser, a demandé expressément à la Serbie de prendre des mesures pour limiter l’immigration irrégulière. Elle déclare, lors d’une réunion des ministres de l’Intérieur de plusieurs pays européens à Luxembourg, le 13 octobre, qu’il s’agit d’une priorité pour la Serbie : “La Serbie a une pratique inappropriée en matière de visa, puisqu’elle est basée sur les Etats qui ne reconnaissent pas le Kosovo. La Serbie doit changer ses pratiques immédiatement.” 

L'exemption de visa pour la Serbie dépend en effet de la reconnaissance ou non de la souveraineté du Kosovo. Le Burundi a par exemple révoqué sa reconnaissance du Kosovo en 2018, et suite à cela, la Serbie a rapidement levé l’obligation de visa pour les Burundais·es. Cependant, dans le cas de la Tunisie, la suppression des visas entre les deux pays remonte à 1965, soit plusieurs décennies avant que le Kosovo ne déclare officiellement son indépendance en 2008. 

Le 20 octobre, les représentant·es des pays des Balkans occidentaux et de l'UE se sont réuni·es pour le "Sommet des Balkans occidentaux" à Berlin afin de discuter, entre autres, de la situation actuelle en matière de migration. Comme lors de la réunion des ministres de l’Intérieur, la discussion a tourné sur la nécessité de créer des voies légales pour la migration et les voyages, sans pour autant proposer des solutions pratiques. Des mesures supplémentaires de protection des frontières ont plutôt été annoncées : le déploiement de gardes Frontex aux frontières des Balkans occidentaux, la lutte contre la contrebande ainsi que la pression sur les pays des Balkans occidentaux pour qu’ils alignent leur politique de visas sur celle de l’Union européenne. 

Lorsque la Serbie a finalement cédé et annoncé la fin de l’exemption des visas pour les citoyen·nes de la Tunisie et du Burundi, les politicien·nes et les institutions européennes ont célébré cette décision. Le ministre serbe des Affaires étrangères et l’ambassade de la République de Serbie à Tunis n’ont pas répondu aux demandes d’interview d’inkyfada.  

La Suisse et les autres Etats de l'espace Schengen remportent la lutte contre la migration irrégulière à travers la route des Balkans. La Serbie change sa politique et exige des visa des citoyens du Burundi à partir d'aujourd'hui et de la Tunisie à partir du 20.11.22 

Vers une politique migratoire plus juste et plus sûre 

Pour Gerald Knaus, chercheur en migration, la suppression de l'exemption de visa pour les Tunisien·nes ne fait que "traiter un petit symptôme". Pour lui, la véritable question à débattre est la suivante : comment faire en sorte que davantage de Tunisien·nes - également dans l'intérêt des Européen·nes - puissent se rendre facilement et légalement dans l'UE ? 

" La réduction de la migration irrégulière est l'objectif de tous les gouvernements européens. Mais ensuite, ils doivent aussi avoir une stratégie qui permette une migration légale et de la mobilité”, déclare-t-il. "Je pense que tout le débat sur la Tunisie au sein de l'UE est absurde. Il est vraiment temps que l'Union européenne fasse une offre à la Tunisie qui augmente drastiquement la mobilité, la mobilité légale."

“Il y a des postes à occuper”, ajoute-t-il. Au deuxième trimestre de 2022 par exemple, 3% des emplois dans l’Union européenne étaient vacants, selon Eurostat. Si l’on considère le vieillissement de la population en Europe, le besoin de travailleur·ses d’autres pays augmentera dans les années à venir. Il est donc également dans l’intérêt de l’Union d’accroître la mobilité légale.  

La protection de la vie des migrant·es est encore plus importante que les intérêts économiques. Depuis le début de l'année, 544 migrant·es sont mort·es ou ont disparu au large des côtes tunisiennes, selon le Forum tunisien des Droits économiques et sociaux. L'absence de voies de migration légales ne fera que pousser davantage de personnes à tenter de rejoindre l'Europe par la mer.