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En évoquant dans le titre de cette série d'épisodes le dilemme auquel la justice antiterroriste doit faire face aujourd’hui, c’est bien des multiples dilemmes posés à la démocratie tunisienne qu’il s’agit d’explorer dans les épisodes présentés ici. Dilemme le plus évident se situe entre nécessités sécuritaires et droits humains, dilemme entre le droit au retour et la sécurité, entre jugements collectifs et jugements individuels, entre droit des victimes sur place et droit des pays à juger leurs ressortissant·es, entre les différentes responsabilités de l’accroissement du phénomène.
Dès le début de mes investigations je contemplais un épais brouillard, sentiment premier pour qui tente d’approcher la justice antiterroriste en Tunisie. Et plus mes pas s’enfonçaient dans ce brouillard persistant, plus je me sentais égaré dans des limbes d’informations contradictoires. Si le palais de justice de Tunis nous a peu à peu entrouvert ses portes, je ne peux pas reconnaître la même volonté de transparence à toutes les institutions.
Les autorités tunisiennes, ou plutôt, disons-le franchement, la plus impénétrable d’entre elles, le ministère de l’Intérieur, ou les institutions pénitentiaires, sous couvert de sécurité de l’État, semblent y trouver là de multiples justifications. En 2020, 10 ans après la Révolution de 2011, il s’avérerait maladroit d’empêcher quiconque d’enquêter : difficile d’éviter que de nombreuses ONG, du CICR à l’OMCT en passant par Amnesty International, puissent visiter les prisonnier·es, puis émettre des rapports sur les tortures et les mauvais traitements. D’autant plus ardu que la coopération internationale sur les dossiers de terrorisme fonctionne plutôt bien, que les budgets alloués par l’UE ces dernières années doivent être justifiés, bon gré, mal gré. Les bailleurs de fond exigent le respect du “volet droits humains” dans l’aide apportée à la sécurité. On pourrait faire observer que le respect des droits humains de certaines démocraties occidentales en matière d’antiterrorisme - à commencer par la France et sa gestion inqualifiable des procès de ses ressortissant·es en Irak - peut s'avérer lui aussi à géométrie variable.
Il n’empêche : les accords sont clairs. Des fonctionnaires européen·nes l’avouent : ils et elles n’ont quasi aucune information fiable sur la destination des fonds alloués, ni aucune garantie sur le respect des droits humains. Et pas question en retour de supprimer l’aide : trop dangereux sur le plan sécuritaire. Les bailleurs sont donc piégés dans cette zone grise. Les droits fondamentaux aussi.
La plus apparente légitimation de l’opacité réside dans la valeur donnée au sentiment de l’opinion publique. Une opinion publique marquée depuis 2011 par une série d’épisodes politiques violents, depuis le sit-in de l’université de la Manouba et se prolongeant jusqu'à aujourd'hui avec le double attentat-suicide devant l’ambassade américaine. Entre ces deux évènements, s’égrène une litanie d’assassinats violents de militaires au Mont Chaambi, les assassinats des opposants Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, les attentats de 2015 au Bardo et à Sousse, l’attaque par une cohorte de jihadistes de la ville-frontière de Ben Guerdane, puis nombre d’attentats-suicides par la suite de portée moindre, le contrôle renforcé sur les armes ayant porté ses fruits.
Lors de la remise d'un rapport au Conseil National de Sécurité en août 2015, les autorités tunisiennes prennent acte d’une opinion publique anxieuse face à la menace terroriste et à la question des "revenant·es". Pourquoi donc renforcer ce sentiment par des chiffres anxiogènes, puisqu’ils sont massifs ? Pourquoi faire fuiter une réalité inavouable : le problème de l'extrémisme violent en Tunisie n’est pas terminé, le phénomène est ample, et le restera tant que le pays restera impuissant à travailler sur les causes de la radicalisation. On pourrait objecter que la situation sécuritaire s’est nettement améliorée grâce à une coopération internationale sur le contrôle des armes et les défaites militaires momentanées de l'EI en Libye et en Syrie. Il n’empêche, la Tunisie, comme nous le verrons dans les 5 épisodes à suivre, demeure assise sur un baril de poudre.
On peut ajouter à cela la dépendance que la Tunisie entretient vis-à-vis de l’image qu’elle renvoie à l’étranger. Souci louable, qu’il s’agisse de valoriser le tourisme ou tout autre investissement économique, on comprend aisément l’absolue nécessité pour le pouvoir exécutif d’hier comme d’aujourd’hui de rassurer - coûte que coûte - l’opinion internationale. Ce qui pourrait se traduire ainsi depuis 2016 : “Puisque vous ne voyez plus nos jihadistes, c’est qu’ils n’existent plus”. Un mal nécessaire disent certain·es. Un déni au prix d’entorses au bon sens et aux droits humains leur objectent d’autres.
Le danger perceptible d’une approche sécuritaire – indispensable – ne réside pas dans le fait qu’elle soit prioritaire pour les autorités tunisiennes : mais qu’elle soit exclusive de toutes les autres. Même si les méthodes ont évolué dans un sens positif depuis la chute de Ben Ali, et si la torture n’est plus le fruit d’une volonté institutionnelle, d’une culture d’État, elles prolongent néanmoins un état de droit négociable, à géométrie variable, hérité de la dictature. “Vous avez l’apparence de la sécurité, ne venez pas fouiller sur les droits humains”. Et quiconque s’y aventure est relégué symboliquement dans le camp de celles et ceux qui soutiennent le terrorisme. Une politique qui se veut à l’unisson de l’opinion publique : un rapport récent de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) est sans appel, les Tunisien·nes sont majoritairement contre la peine de mort et contre la torture, sauf en cas d’actes terroristes.
La seule approche sécuritaire ne peut suffire, il faut penser à l’après. Et plus encore à l’avant. Quels projets sociaux pour réduire la radicalisation des jeunes ? Quels plans de désembrigadement en prison ? Comment penser le retour à la vie civile après l’emprisonnement ? Autant de questions qui ne trouvent pas encore de débouchés.
Il n’y a pas plus de solution miracle en Tunisie qu’ailleurs, les mêmes problèmes complexes appellent des approches équilibrées, qui s’élaboreront avec patience, en incluant nécessairement un volet social, non pas négociable mais prioritaire. Les épisodes suivants permettent de rappeler qu’en tentant d’occulter le phénomène, on le rend plus souterrain encore, plus difficile à appréhender. Et plus dangereux pour l’avenir.
La narration et le déroulement des événements ont été reconstitués grâce à des entretiens avec des responsables sécuritaires et politiques, des dossiers judiciaires, ainsi que les rapports de différentes organisations, dont le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) et le Washington Institute (Aaron Zellig).
Il fut une époque pas si lointaine, pré-Covid, où le sort à réserver aux ex-combattant·es de l'État islamique (EI) monopolisait le débat public, où la question du terrorisme version Daech années 2010, préemptant les problématiques sociales, écologiques, sanitaires, trônait sur le podium des préoccupations des opinions européennes. Pour qui prenait le temps de suivre les débats, on y voyait s’opposer sur les plateaux de télévision et par tribunes interposées des passions vengeresses - “ils se sont mis en dehors de nos lois, qu’ils meurent sur place” - face aux tenant·es de l’État de droit - “les lois d’exceptions sont dangereuses” -. Entre les deux, un espace réduit pour celles et ceux qui demandent avant tout justice équitable pour les victimes. Quelle victime voudrait voir son bourreau condamné en son nom par un procès truqué, ou mort en l’absence d’une reconnaissance publique des crimes commis, reconnus ? Au nom de quoi, si ce n’est de leur propre angoisse, s’expriment les milliers de commentaires rageurs, demandant l’exécution séance tenante des âmes maudites coupables - c’est indéniable - en Irak, en Syrie, en Libye, dans les capitales européennes et sahéliennes endeuillées, des pires exactions ? La véhémence du débat se hisse à la hauteur de l’indignation légitime qu’avait suscitée l’horreur des crimes.
En Tunisie, pays qui - nous disait l’ONU en 2014 - avait généreusement fourni le plus grand nombre de combattant·es étranger·es à l’EI, les mêmes condamnations revenaient au lendemain de chaque évènement violent, sans que pour autant le débat ne s’installe dans sa durée, occulté par les tourments d’une transition démocratique en cours. C’est dans ce contexte qu’est né l'intérêt pour moi d’appréhender les enjeux de l’antiterrorisme sous l’angle de la justice tunisienne, miroir des préoccupations européennes en la matière. Le résultat fut un film documentaire : Daech, le dilemme de la justice.*
Pour la première fois dans l’histoire de la justice tunisienne, une équipe a été autorisée à dessiner les audiences, sous le crayon de Z, et pour la première fois un réalisateur, avec la collaboration de la journaliste tunisienne Lilia Weslaty, a eu accès aux entrailles du tribunal, à la parole si rare de magistrat·es et avocat·es en charge des dossiers emblématiques. Je les en remercie ici. Le documentaire, synthèse d’à peine plus d’une heure - c’est la règle -, de près de deux ans d’entretiens et de recherches, et de dizaines, voire de centaines d’heures - je ne les comptais plus -, à assister aux procès antiterroristes à Tunis principalement mais aussi en Europe, méritait un prolongement. C’est avec la complicité d’Inkyfada que nous avons ainsi décidé d’explorer certaines facettes plus en détails, plus en profondeur, des enjeux qui se posent en Tunisie.
*diffusé le 19 mars 2020 sur la RTBF, et sur ARTE. Produit par Wrong Men et Veilleur de Nuit.
Réalisation : Christophe Cotteret
Illustrations : _Z_
Journaliste : Lilia Weslaty
Coordination éditoriale : Monia Ben Hamadi, Haïfa Mzalouat, Johanne Fontaine
Montage : Oussema Gaidi
Sous-titrage : Bochra Triki
Design : Malek Khadhraoui
Développement : Aymen Jerbi, Adel Ben Salem
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