Chapitre 2 :

À l'origine du désastre

Depuis l’attentat de la Ghriba en 2002 puis l’attaque de Soliman en 2007, la propagande présentant la Tunisie comme étrangère au phénomène extrémiste a volé en éclats. En 2011, l’amnistie générale de tous·tes les prisonnier·es politiques, dont les attaquants de Soliman, a contribué à la fragilité sécuritaire. Entre laxisme politique et resserrement sécuritaire, le traitement des affaires liées au terrorisme en Tunisie ces deux dernières décennies, donne un éclairage nécessaire pour comprendre les problématiques actuelles.
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| Illustrations : _Z_
| 04 Juillet 2020 | 15 minutes | Disponible en arabeanglais
Le 9 septembre 2001, le monde d’avant. Ce jour-là, les médias internationaux annoncent l’assassinat de la figure de la résistance afghane contre l’Union Soviétique, Ahmed Chah Massoud, dit le commandant Massoud. Deux kamikazes présentés comme des journalistes belges ont réussi là où l’Union Soviétique avait échoué : tuer le Lion du Panshir. 

Ce jour-là, ce n’est pas seulement un homme, un commandant de guerre, qui meurt, c’est une icône de la résistance afghane. L'assassinat du chef de guerre combattant en première ligne contre les talibans sent l’odeur d’une poudre de guerre qui annonce un événement inédit… Mais lequel ? Le monde ne va pas tarder à le savoir… Deux jours plus tard, deux avions s’écrasent contre les tours du World Trade Center. Commence alors le monde d’après. Au même moment l’identité des tueurs du commandant Massoud est découverte. Leur nationalité : tunisienne.

L’assassinat était programmé depuis près d’un an, et préparé par un groupuscule dirigé par un jihadiste, tunisien lui-aussi, que l’on dit proche de Abou Moussab Al Zarkaoui : Seifallah Ben Hassine, plus connu sous le nom d'Abou Yadh, également l'un des plus proches lieutenants de Ben Laden. Le jihadiste avait fait ses premières expériences militantes au sein du Mouvement de la tendance islamique (MTI), l'ancêtre d'Ennahdha, dans les années 80, avant de s’engager plus avant dans ce qui deviendra plus tard la mouvance Al-Qaïda. 

Mais après l’assassinat du commandant Massoud, la carrière d'Abou Yadh va tourner court : arrêté par les services américains puis livré à la Tunisie, il est condamné à 43 années de réclusion. À l’époque, peu de gens auraient misé sur une libération prochaine du personnage. Pas même lui.

Ghriba et Soliman, Le tournant

La Tunisie au début des années 2000 semble à première vue étrangère au phénomène d'extrémisme violent de groupes revendiqués jihadistes, que la sanglante expérience algérienne, le jihad en Bosnie et l’invasion américaine en Irak ont revigoré dans les années 90. Le mouvement Ennahdha, ex-MTI, ne sombre pas dans la violence, et ses leaders exilé·es ou emprisonné·es n’ont plus de surface politique.

Tout cela, à première vue. Car si la nature a horreur du vide, l’écosystème politique ne le supporte pas davantage. Comme me l’a confié l’homme-clé de l’appareil sécuritaire de Ben Ali, Ali Seriati*, ce n’est plus Ennahdha qui inquiète désormais les autorités tunisiennes en ce début des années 2000. “Nous n’avions pas vu ce phénomène qui s’est profilé en Tunisie dès 1998. Nous avions autorisé les chaînes satellitaires, qui commençaient à produire leurs effets. On en a pris conscience plus tard…”

En l’absence d’espace de contestation politique et de médias libres en interne, ces multiples chaînes émettant depuis la péninsule arabique commencent à être, dans une large proportion, suivies par la population, au point que les autorités finissent par s’en inquiéter. Mais difficile de revenir en arrière… D'après Ali Seriati, avec les chaînes satellitaires, c’est le wahhabisme qui commence à gangréner l’islam tunisien. “Nous n’avons vraiment compris qu’en 2002 avec l’attentat de la Ghriba”, complète-t-il. 

L'attaque de 2002 choque profondément le pays, constituant l'attentat le plus violent qui ait frappé le sol tunisien. L'attentat de la Ghriba n'est cependant pas suivi immédiatement d’une intensification de la violence. Il faut attendre 2007 et le groupe dit de Soliman* pour que les forces de sécurité soient de nouveau confrontées à l'orchestration d'une attaque d’envergure.

Ces deux attentats à cinq années d'intervalle ne sont pourtant que la partie visible de l’iceberg. Comme le révèlent les câbles diplomatiques rendus publics par WikiLeaks, la radicalisation rampante d’une fraction de la jeunesse tunisienne inquiète dès 2005-2006 les autorités américaines. Un avocat est alors un visiteur discret de l’ambassade américaine de Tunis : Samir Ben Amor. 

L’avocat et opposant explique à ses interlocuteur·trices les motifs de la dynamique jihadiste naissante qu’il interprète comme une des conséquences de la nature du régime de Ben Ali. Le câble diplomatique américain énonce :  “Ben Amor déclare qu’il a constaté un changement dans l'attitude et les motivations de ses clients au cours des dernières années. En 2002-2003, dit-il, on parlait beaucoup plus de l'engagement volontaire pour aller combattre en Irak, en Palestine ou en Afghanistan. Ces deux dernières années, cependant, la tendance lourde a été de s'engager dans le jihad en Tunisie. Ben Amor explique cette évolution par plusieurs facteurs : la jeunesse se sent marginalisée en Tunisie et ils n'ont personne à qui adresser leurs griefs. Ils se plaignent également de l'injustice. Le harcèlement des musulmans pratiquants par les services de sécurité a été, selon lui, un facteur de motivation important pour plusieurs de ses clients. Il a notamment déclaré qu'ils s'opposaient à la campagne du gouvernement tunisien contre le port du voile islamique par les femmes.” Ce compte-rendu de 2006 révèle l’atmosphère de l’époque, d’une pression sécuritaire qui radicalise.

"Les réseaux de voyage étaient plus actifs avant la révolution qu'après. Dans les années 2000, des milliers de jeunes sont allés en Irak".

Avocat et ancien opposant à Ben Ali, Samir Ben Amor a été élu, après la révolution, député de l’Assemblée Constituante en 2011 sur les listes du CPR.  

Le péché originel

Cinq ans plus tard, la chute de Ben Ali et le début de la transition démocratique tunisienne rebattent les cartes et imposent ce qui demeure aujourd’hui encore un des meilleurs acquis de la révolution : pluralisme et liberté d’expression. Il serait toutefois injuste de faire porter au seul phénomène révolutionnaire tunisien et au vent de liberté politique la responsabilité des violences qui vont suivre. 

On peut d'ailleurs sans hésitation dater le début du désastre. Le 19 février 2011, paraît au journal officiel de Tunisie le décret-loi 2011-1, qui étonne : signé par le président de la République Fouad Mbazaa, proposé par le ministre de la Justice Lazhar Karoui Chebbi, il annonce, un mois après la chute de Ben Ali, la libération de tous·tes les prisonnier·es politiques.

 1200 salafistes, dont 300 ex-combattants sont relâché·es. Y compris le groupe de Soliman. Y compris… Abou Yadh. 

Mohamed Ghannouchi, alors Chef du gouvernement, justifie plus tard cette décision par la pression politique exercée par la rue. Un dérapage, une erreur de jugement dans la tourmente ? Ni la "rue" ni les partis d’opposition n’ont pourtant officiellement demandé la libération de personnalités violentes impliquées dans des affaires de sang et de terrorisme. 

Une revendication de la seule Ennahdha encline à s’attirer la sympathie de ses bases les plus radicales ? Possible. Une vidéo récemment fuitée, datant probablement de 2011, montre Rached Ghannouchi en conversation, précisant que son mouvement Ennahdha avait insisté pour la libération du groupe dit de Soliman et de tous les prisonnier·es, y compris celles et ceux condamné·es pour terrorisme.  

Étonnant toutefois qu’il ait pu être si vite entendu dans un contexte où son mouvement est en pleine recomposition et peine déjà à négocier pour lui-même… À l’écart de l’hypothèse de la pression du parti Ennahdha, certain·es parmi les avocat·es du barreau de Tunis continuent de s’interroger sur ce décret et son application. Serait-il aussi la conséquence d’une manipulation sécuritaire peu avouable au sommet de l’État ? À un moment où le ministère de l’Intérieur, pilier de la dictature, commençait à être décapité par un ministre fraîchement nommé et décidé à en découdre avec la machine sécuritaire.* C’est notamment l’opinion de Samir Ben Amor.

"Le fait qu'il y ait eu libération de toutes les personnes accusées de terrorisme, dont des éléments dangereux (...), n'est pas un acte innocent".

Avocat et ancien opposant à Ben Ali, Samir Ben Amor a été élu, après la révolution, député de l’Assemblée Constituante en 2011 sur les listes du CPR.  

Une possibilité difficilement prouvable, d'un procédé loin d’être inédit. Comme me l’a confié à l’époque l’ancien Premier ministre algérien Sid Ahmed Ghozali, qui avait signé en son temps l’interdiction du Front islamique du Salut (FIS) en 1991, les événements sécuritaires tunisiens de 2011-2012 n’étaient pas sans lui rappeler la manière dont l’armée algérienne avait laissé déborder à la fin des années 80 les manifestations islamistes dans la rue au lieu de contenir le mouvement dans la sphère des institutions politiques. Cette manœuvre avait permis à l’armée de se replacer au centre de gravité politique, comme rempart face à la violence, et de garder la mainmise sur l’économie algérienne alors en crise. 

Deux scénarios se présentent donc : volonté d’Ennahdha de donner des gages à ses bases radicales ou laisser-aller sécuritaire volontaire ? L’un n’exclut pas l’autre. Et les deux continuent à errer comme des hypothèses crédibles dans les couloirs du tribunal de Tunis qui doit, quelques années plus tard, en porter le poids. 

la montée en puissance d'Ansar Al-Charia

Quelles que soient les motivations et les erreurs de ce péché originel, il entraîne dans son sillage immédiat une aggravation notable de la situation sécuritaire. Conjugué à un contexte régional favorable, les ingrédients d’un cocktail explosif sont désormais réunis dès mars 2011. Ils expliquent la surprenante expansion que connaissent alors les mouvements takfiristes tunisiens en moins d’une année. Abou Yadh ne tarde pas à faire prospérer un mouvement jusqu’ici inédit sur la scène politique tunisienne : Ansar Al-Charia, dont la dynamique lui rallie rapidement de très nombreux·ses jeunes tunisien·nes.

Dès le début, les débats sont vifs au sein du mouvement sur la stratégie à adopter. Lors d'une réunion de tous·tes les membres à La Soukra, en 2011, Abou Yadh plaide d'abord pour donner du temps à l'implantation progressive de son mouvement et souhaite adopter une attitude pacifique. Il est alors en négociation avec Ennahdha, qui pense à cette époque pouvoir le maîtriser. Ansar Al-Charia se contente donc, dans un premier temps, d’exercer des activités de prêche, éventuellement accompagnées d’aide aux nécessiteux·ses dans les régions les plus fragiles économiquement. La Tunisie n’est pas encore considérée comme terre de jihad.

Assez rapidement pourtant, le mouvement se prépare secrètement à d’autres phases d’actions, illégales cette fois, en vue d’un passage possible de la phase dawa* à la phase jihad sur le sol tunisien. Et ce, dans une relative impunité. Jusqu’en 2013, le mouvement Ansar Al-Charia devient le principal promoteur, formateur et organisateur de réseaux de jeunes apprenti·es jihadistes tunisien·nes vers les zones de conflit, principalement vers la Libye mais aussi vers la zone syro-irakienne. 

Au pouvoir en 2012 et 2013, la Troïka en général et le mouvement Ennahdha en particulier se trouvent accusé·es au mieux de fermer les yeux, au pire d’encourager le départ de jeunes sympathisant·es jihadistes vers les zones de conflits. S’il n’est pas prouvé qu'Ennahdha, en tant qu’appareil politique, y soit pleinement associé, les déclarations de certain·es de ses membres et les preuves de collaboration au niveau local entre militant·es nahdhaoui·es et filières de passage montrent une tolérance du mouvement avec les militant·es d’Ansar Al-Charia.

Le contexte de l’époque peut aussi l'expliquer. Daech n’existe pas encore, les réseaux de combattant·es à tendance takfiriste en Syrie sont encore groupusculaires, hormis Jabhat Al-Nosra, dont l’influence commence à se faire sentir dans les poches de rébellion. Pourquoi donc arrêter des jeunes, plutôt radicalisé·es, pas forcément désirables dans leur pays d’origine, qui veulent combattre Bachar El Assad ? Car ce dernier est un adversaire stratégique dont on juge la chute proche.

Formulée ainsi, la question paraît cynique. Mais en 2011 et 2012, elle semble tenir lieu de politique des pays de partance des jihadistes : Tunisie, Arabie Saoudite et Europe. En Belgique, le débat chez certain·es responsables politiques va même jusqu’à s’interroger sur la nature des combattant·es, considéré·es d’abord comme de simples brigades internationales.

Le laxisme, ou plutôt la tolérance, dont fait preuve alors la Tunisie, n’a donc rien de singulier et s’arrête, à l’instar des autres pays de provenance, entre le milieu de l’année 2013 et le début de l’année 2014. C'est le moment où les autorités politiques tunisiennes prennent pleinement conscience du danger que ces combattant·es étranger·es font désormais peser sur le pays. 

"Après 2014, certaines mesures ont été prises pour stopper ce phénomène".

Le juge X est un des juges antiterroriste nommé au pôle antiterroriste de Tunis. Pour des raisons de sécurité il requiert l’anonymat.   

Plusieurs facteurs propres à la Tunisie nous expliquent la proportion démesurée que la croissance et le renforcement d'Ansar Al-Charia prend dans le pays. Le procureur Béchir Akremi, en charge alors des dossiers de terrorisme, y voit trois facteurs principaux : la déstabilisation du renseignement intérieur a laissé un vide opérationnel, tandis que la révolution a provoqué une reconfiguration du contrôle des frontières. Enfin, l’éclatement du pouvoir central dans la Libye voisine a ouvert la voie à la déstabilisation complète du “grenier à armes” de l’Afrique, favorisant ainsi l’importation d’armes vers la Tunisie.

"Il y a en plus le retour de plusieurs éléments terroristes de l'étranger, notamment d'Europe, dont Boubaker El Hakim qui est une tête de file du terrorisme."

Béchir Akremi, juge d’instruction chargé de l’antiterrorisme, nommé procureur général de Tunis en 2016.  

On pourrait y ajouter un dernier facteur : les magistrat·es de 2012 ne possèdent pas encore les nouvelles compétences nécessaires en matière d’antiterrorisme. Les moyens sont faibles pour savoir qui sont les commanditaires des attentats ou mener des enquêtes approfondies sur les filières de passage.

"Les nouveaux appareils sécuritaires n'étaient pas prêts à ça, les appareils judiciaires non plus. Pendant ce temps, le terrorisme se répandait."

Béchir Akremi, juge d’instruction chargé de l’antiterrorisme, nommé procureur général de Tunis en 2016. 

Mi-2011, plusieurs groupes et surtout deux principales branches du jihadisme tunisien se font concurrence sur le marché de l'extrémisme version takfiriste. D’un côté Ansar Al-Charia, regroupant d’anciens du groupe de Soliman et d’ex-prisonnier·es acquis·es à la cause de leur leader Abou Yadh. Le mouvement est flanqué d’une branche armée aussi discrète qu’efficace qui se met peu à peu en place dans l’ombre, sous l’initiative d’un ancien prisonnier au passé trouble, Ahmed Rouissi et d'un franco-tunisien fraîchement libéré des prisons françaises, Boubaker El Hakim - à qui l’on devra notamment, quelques années plus tard, l’organisation depuis Raqqa des attentats de Paris et de Bruxelles. 

De l’autre côté, le cercle constitué dans le centre du pays, à 30 km à l’ouest de Sidi Bouzid, autour d'El Khatib Al-Idrissi, le cheikh aveugle, qui ne croit pas de son côté à l’utilité d’une organisation. Ce dernier refuse la proposition d’alliance que lui fait Abou Yadh, sans toutefois lui refuser un soutien. Ses disciples seront parmi les premier·es à importer des armes en Tunisie, sans que rien ne vienne cependant prouver qu’Al-Idrissi ait personnellement commandité ces initiatives. 

Attardons-nous ici quelques instants sur le parcours et la personnalité des deux figures emblématiques de la branche armée d’Ansar Al-Charia. Le premier, Boubaker El Hakim, a été libéré le 5 janvier 2011 des prisons françaises, à la fin de sa peine.

Ce jihadiste aguerri a baigné très tôt dans un univers familial radical avant de commencer à s’illustrer en 2003 par la création en France de la filière dite des Buttes-Chaumont*, travaillant notamment pour le compte d'Abou Moussab Al-Zarkaoui. Ce réseau d’envoi de recrues françaises vers l’Irak s’est avéré très efficace pour les bonnes volontés jihadistes voulant y combattre l’armée américaine. Boubaker El Hakim se radicalise davantage, part en Irak, acquiert ses lettres de noblesse jihadiste, mais se fait attraper à son retour par la justice française qui le condamne. Sa peine purgée, sa décision est prise à sa sortie de prison : il rejoindra la Tunisie. Et précisément Abou Yadh à qui il propose ses services dès son arrivée sur le territoire.

Bien plus trouble est la personnalité d'Ahmed Rouissi. Proche des réseaux benalistes, ensuite tombé en disgrâce puis emprisonné, il mettra dès 2011 ses compétences et ses réseaux au service d’Ansar Al-Charia, sans que l’on sache exactement pour qui il travaille.  C'est le profil type d’un intermédiaire aux multiples partenaires. A-t-il été endoctriné par Abou Yadh ou ses disciples lors de son séjour en prison, ou bien a-t-il mis à leur service des réseaux potentiellement lucratifs ? Agit-il par conviction, ou pour des motivations sonnantes et trébuchantes à destination d’employeur·euses multiples ? Difficile à démêler aujourd’hui encore … Il devient en tout cas le principal organisateur des filières de passage des apprenti·es jihadistes tunisien·nes vers la Libye et gère leur formation sur place, notamment dans le camp de Sabratha. 

Ces deux branches, d’un côté celle de l’entourage d'El Khatib Al-Idrissi et de l’autre celle d'El Hakim/Rouissi, s'entendent en 2012 lors d’une réunion dans une petite maison à quelques kilomètres de Ben Guerdane, vers la frontière libyenne, qui servira aussi de cache d’armes jusqu’en 2016. 

Lors de la réunion, ils décrètent que la Tunisie deviendra désormais, pour eux, terre de jihad. C’est là que les conjurés constituent le socle d’actions qui va violemment déstabiliser la fragile démocratie entre 2013 et 2016. 

Le choix de Ben Guerdane n’est pas anodin, située à quelques kilomètres seulement de la frontière libyenne. À l'écart de la route principale, de petites pistes de sable et de cailloux permettent tous les trafics. La ville est attaquée par plus de 150 combattants jihadistes venus de Libye en mars 2016, et ses habitant·es, à la grande surprise des jihadistes, font unanimement corps contre les assaillants, aidant eux-mêmes et elles-mêmes les forces de sécurité tunisiennes.

"Si Ben Ali était encore là, les citoyens se seraient mis du côté des jihadistes", plaisante Mustafa Abdelkebir, natif de la ville et qui dirige, entre la ville frontière où il vit et Médenine où se trouvent ses bureaux, l’Observatoire Tunisien des Droits de l’Homme (OTDH). Il est témoin de cette activité au tournant de 2011- 2012.

"Il y avait, à quelques kilomètres de la ville, une maison isolée. Ils s'y sont réunis pour décider si la Tunisie est une terre de jihad ou de dawa. C'est là où l'opération a commencé."

Mustafa Abdelkebir, militant de Ben Guerdane, président de l’Observatoire Tunisien des Droits de l’Homme (OTDH), basé à Médenine.

du laxisme à la répression

Mais après la réunion de 2012, il faut attendre quelques (longs) mois pour que les autorités politiques réagissent puis décident de mettre fin à ces activités souterraines, à la suite d’événements bien plus visibles. Le 12 septembre 2012, l’attaque sur l’ambassade américaine* marque un tournant dans les rapports entre l’exécutif et les franges radicales de l’islamisme tunisien. 

Accusé de bienveillance vis-à-vis des événements, impliquant notamment le ministre des affaires religieuses (Ennahdha) de l’époque, Nourredine El Khadmi, Rached Ghannouchi est mis sous pression par l'administration américaine et doit donner des gages.

La tolérance laisse place à la répression. L’assassinat six mois plus tard de Chokri Belaïd, revendiqué dans une vidéo par Boubaker El Hakim et dans Dabiq, le média de propagande du groupe de l'État islamique, avec la complicité d'Ahmed Rouissi - les véritables commanditaires restent cependant inconnus à ce jour - marque l’apothéose de la tension entre la Troïka et Ansar Al-Charia, qui se poursuit jusqu'à l'assassinat de Mohamed Brahmi. 

Ali Larayedh, ministre de l’Intérieur puis Chef du gouvernement, ordonne l’interdiction du mouvement et l’arrestation de ses membres fin août 2013. Cette décision politique trop tardive amène de nombreux·ses membres du mouvement à entrer désormais dans la violence clandestine en Tunisie, et/ou à fuir vers les zones de conflit libyennes (notamment dans le camp de Sabratha) et syriennes, via l’Algérie ou la Turquie. C’est à cette époque que la justice tunisienne commence à mettre en place un système de filtration aux frontières. Près de 12.000 personnes sont empêchées de quitter le territoire*. Le phénomène de départ commence à être endigué. Mais tard. Bien trop tard. 

Les restes du mouvement d’Abou Yadh, entrés en clandestinité ou depuis l’étranger font alors subir à la Tunisie un cycle de violence inédit. La plupart des attentats sont préparés depuis le camp de Sabratha en Libye, sous l’autorité notamment d’Ahmed Rouissi. Le camp sera bombardé par des frappes américaines début 2016. On peut d’ailleurs comprendre l’attaque des jihadistes sur Ben Guerdane en mars 2016 comme des représailles au bombardement de Sabratha. 

"Depuis 2016, les actions terroristes ont baissé, plusieurs opérations ont été avortées".

Béchir Akremi, juge d’instruction chargé de l’antiterrorisme, nommé procureur général de Tunis en 2016. 

Fin 2016, la violence jihadiste, encore présente sporadiquement, diminue cependant largement d’intensité. Car l'année 2016 est aussi charnière dans le contrôle de l'approvisionnement des groupes terroristes : le trafic des armes commence à être mis sous contrôle, permettant d’affaiblir le niveau de violence. Et les groupes ne bénéficient plus de réapprovisionnement en matériel (puces de téléphone, etc.), ni de logistique dans les montagnes. Cette reprise de contrôle qu'a permis une négociation directe avec les trafiquant·es aux frontières, continue aujourd'hui à porter ses fruits. On ne dénombre actuellement sur le sol tunisien que 40 à 50 jihadistes actifs, réfugiés dans les montagnes, largement affaiblis et sans possibilité d'actions d'ampleur. 

Entretemps, en fuite, Abou Yadh sera maintes fois déclaré mort, d’abord en Libye en juin 2015, puis en février 2019. Plus crédible, l’AQMI annonce officiellement sa mort au Mali en mars 2020. Ahmed Rouissi est quant à lui tué dans des combats à Syrte en mars 2015. Boubaker El Hakim est à son tour éliminé avec la bénédiction française par une bombe américaine le visant en novembre 2016. El Khatib Al-Idrissi continue son activité de prêche non loin de Sidi Bouzid, sans qu’aucun lien personnel illégal avec les groupes armés n’ait pu être établi. 

Mais il y a fort à parier que le regain de tension dans le conflit libyen puisse déstabiliser à nouveau le territoire tunisien dans un avenir proche... Avec une différence notable cependant : l'expérience des dix dernières années a considérablement renforcé les institutions chargées de la lutte antiterroriste, tant au niveau sécuritaire que de la justice elle-même.