Aujourd’hui, si le café est exceptionnellement présent sur les marchés, son prix a augmenté de 30%, suite à une demande du ministère du commerce, passant de 14,600 dinars le kilo à 19,800 dinars. Dans de nombreuses épiceries et divers commerces, l’heure est donc aux rationnements et aux ruptures de stocks.
Comme partout dans le monde, le conflit russo-ukrainien est souvent perçu comme la cause principale de cette flambée des prix. Pourtant, en Tunisie, la guerre n’est pas le seul facteur à alimenter l’inflation. La politique économique de Kaïs Saïed a en réalité une part de responsabilité importante dans la hausse des prix que connaît le pays.
Absence de vision face à la guerre d’Ukraine
Le 24 février 2022, à 5h30, heure de Moscou, Vladimir Poutine annonce l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Toujours d’actualité, les conséquences économiques de cette guerre sont désastreuses pour tous les pays du monde, avec le manque d’exportation de céréales par l’Ukraine, et une augmentation globale des coûts de l’énergie.
La même année, le taux d’inflation mondial moyen a en effet atteint 8.3%, alors qu’il était de 3.48% en 2021 et 1.92% en 2020. Le Maroc par exemple a enregistré son taux le plus haut depuis 31 ans, et l’Algérie son taux le plus haut depuis 26 ans, atteignant les 9.3%.
Évolution des taux d'inflation au Maghreb et dans le monde (2012-2022)
Quant à la Tunisie, le taux moyen d’inflation pour l’année 2022 a été de 8,3%, son taux le plus haut depuis 1984. En février 2023, ce taux atteint les 10,4%. Fortement dépendant de la Russie et de l’Ukraine pour ses importations de blé, le pays essaye toujours de garantir sa sécurité alimentaire. Mais quelle solution a été proposée par le gouvernement pour lutter contre cette situation ? La seule réponse donnée par la présidence a été la lutte contre les “spéculateurs” et contre tous ceux qui complotent pour la détérioration économique du pays.
“Les prix ont explosé et l’Etat n’a même pas proposé le début d’une vision”, déclare Hamza Meddeb, chercheur et analyste en économie politique.
Tandis que d’autres pays avancent des plans de relance économique pour faire face à la crise, la Tunisie de Kaïs Saïed se défausse de toute responsabilité. La lutte contre ces spéculateurs, annoncée depuis mars 2022, n’a pour l’instant montré aucun effet. Les pénuries sont toujours présentes, tout comme la hausse des prix.
Pour les consommateur·trices, rien n’est fait pour combattre cette hausse des prix. En octobre 2022, l’augmentation du SMIG n’est que de 25 dinars pour un régime de 40h, passant à un salaire de 390 dinars, et de 20 dinars pour un régime de 48h, pour un nouveau salaire de 459 dinars par mois. Or, d’après une étude menée par la Fondation Friedrich Ebert Stiftung au printemps 2019, bien avant la guerre d’Ukraine et ses conséquences, le budget de la dignité pour une famille de 4 personnes vivant sur le Grand Tunis serait de 2400 dinars par mois. Ce montant équivaut ainsi à six fois le salaire minimum actuel d’un travailleur bénéficiant d’un régime 40h.
Des problèmes structurels irrésolus
Avant même le début de la guerre en Ukraine, dès janvier 2022, des retards de versements de salaires et des pénuries commençaient déjà à s’installer dans le pays. En effet, la crise économique d’aujourd’hui n’est que le résultat d’une longue politique néolibérale menée depuis les années 70, dont les conséquences socio-économiques ont été jusqu’ici irrésolues.
Après une courte période socialiste menée par Ahmed Ben Salah durant les années 60, Hédi Nouira, ancien gouverneur de la Banque centrale, décide d’implanter le libéralisme en Tunisie. La privatisation s’intensifie désormais, les accords de libre-échange se multiplient, avec certes une augmentation du taux d’exportations, mais également une dépendance de plus en plus accrue aux importations. L’Etat se doit donc d’assurer ses recettes en devise étrangère, au grand risque de s’écrouler.
Pour ce faire, un grand investissement est fait sur le tourisme “low-cost”. Selon Hamza Meddeb, “le modèle tunisien qui a été construit durant les années 70 est essentiellement basé sur une main d’œuvre pas chère. Depuis, ce modèle n’a fait qu’être alimenté, avec des salaires clairement très bas”.
Malgré cela, l’Etat n’a jamais eu la capacité de rembourser sa dette extérieure. En 2023, cette dernière s’élève à 14,859 milliards de dinars, contre 11,916 milliards en 2022 et 7,456 milliards en 2021. En l’espace de deux ans donc, la dette extérieure a été multipliée par deux.
Évolution de la dette intérieure et extérieure de la Tunisie depuis 2021
En outre, sous la pression libérale du Fond Monétaire International (FMI), les services publics sont aujourd’hui plus que jamais affaiblis. “Là où l'État se dotait d'une politique volontariste en matière de services publics, il n’applique désormais qu’une politique d’austérité budgétaire. Depuis 30 ans, on a malheureusement emprunté des délabrements des services publics, notamment en matière de santé et d'éducation”, déclare Amine Bouzaiene, chercheur en équité sociale et fiscale.
Ce dernier ajoute que “sur le plan fiscal aussi, ça a été un tournant majeur. (...) On a démantelé notre impôt sur le revenu, de façon à ce que les plus riches et les plus hauts revenus ne contribuent plus de la même manière qu’avant. On a baissé les impôts sur les sociétés. On a complètement marginalisé l'imposition du capital. Bref, pour faire court, les plus riches ne contribuent plus d'une manière suffisante à l'effort fiscal”.
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“La rupture tant attendue n’a pas eu lieu”
Le 25 juillet 2021 a pu représenter un espoir pour beaucoup de Tunisiens. Dans les esprits, une rupture était attendue vis-à-vis de ce qui a été entrepris par le gouvernement Mechichi et tous les autres gouvernements avant lui, estime Meddeb. Mais aujourd’hui, si Kaïs Saïed détient la quasi-totalité des privilèges institutionnels, aucun changement n’a en réalité été opéré par ce dernier pour sauver le pays de son effondrement économique et social.
“Il a promis un retour à la normale. Mais la performance n’a pas changé en réalité. C’est la même politique économique qui a été entreprise”, déclare Hamza Meddeb.
En effet, Kaïs Saïed et le gouvernement Bouden nommé par ses soins, n’ont fait que continuer la politique austéritaire menée par leurs prédécesseurs·ses. À l’arrivée de cette dernière, en octobre 2021, les discussions avec le FMI étaient déjà en cours pour un prêt de 1,9 milliard de dollars.
De la même manière qu’en 2013, alors que la Tunisie connaissait une détérioration de ses conditions économiques, il fallait, avant d’obtenir un prêt, que le pays élabore un programme de réformes. Le FMI émet d’ailleurs personnellement des recommandations sur les grandes lignes du programme.
Ces recommandations préconisent depuis une décennie la réduction progressive des subventions, ainsi qu’une privatisation de plus en plus accrue des services publics. Comme l’explique Amine Bouzaiene, “le programme qui a été élaboré est un programme par excellence conforme à la recette du FMI. Donc oui ; ça n’a peut être pas été dicté, mais l'enjeu était pour le gouvernement tunisien de s’aligner autant que possible sur les recommandations du FMI.”
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La loi de finance 2023 s’y est parfaitement conformée, avec une baisse de 33% sur les subventions des produits de base, passant de 3,771 milliards de dinars durant l’année 2022 à 2,523 milliards pour 2023. Les céréales sont les plus touchées, avec une baisse de 42.61% en ce qui concerne leur subvention. Quant aux carburants, l’Etat décide également d’y limiter son aide, pour une baisse drastique de 25,7 % au cours de la même année.
Évolution du coût de la subvention des produits de base entre 2019 et 2023
Le programme élaboré par le gouvernement Bouden a donc de quoi faire mal aux finances des Tunisien·nes, nuisant d’abord aux populations les plus vulnérables et plus que jamais aux classes moyennes, dont beaucoup dépendent des subventions qui ont été été mises en place en 1956, au lendemain de l'indépendance du pays afin de soutenir le pouvoir d'achat des consommateur·trices. De fait, ces subventions limitent la pauvreté et assurent aux catégories sociales les plus pauvres la possibilité de se nourrir à un prix encadré. En 2013 déjà, l’Institut national de la statistique (INS) annonçait une probable augmentation de 3,6% du taux de pauvreté au cas où une levée des subventions était de fait actée.
Aujourd’hui, la menace de la levée des subventions fait écho aux "émeutes du pain" qui ont éclaté en janvier 1984, lorsque les autorités tunisiennes ont décidé de supprimer les subventions sur les produits céréaliers.
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En approuvant la loi de finance 2023, le président tourne donc le dos à ces catégories sociales qui, sans ces subventions, auraient encore plus de difficultés à se nourrir. Kaïs Saïed qui avait pourtant promis de sortir les Tunisien·nes de la faim semble aujourd’hui prendre tout le chemin inverse.
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Concernant les services publics, si l’éducation bénéficie toujours d’une grande part du budget pour l’année 2023, la santé en revanche demeure toujours négligée. 6.79% seulement du budget de l’Etat lui a été consacré, les transports eux ne bénéficiant que de 1.87%, l'équipement de 3.49%, alors que le ministère de l’Intérieur et de la Défense additionnés bénéficient à eux seuls de 17.52%.
Sans oublier que sur les 8 398 nouvelles affectations prévues pour l’année 2023, plus de la moitié bénéficient au ministère de la Défense, et 1 487 postes seulement sont répartis entre différents ministères (ministère de l'Equipement, des Transports, de la Santé, etc.), sans réelle précision du chiffre entre chaque ministère.
Comment l’Etat survit actuellement ?
Aujourd’hui, la politique austéritaire menée par le gouvernement n’a pas sauvé l'État de son effondrement. Pour Hamza Meddeb, si la Tunisie survit actuellement, c’est principalement grâce à trois éléments : la pénurie, la taxe et les banques privées.
“La pénurie n’est pas un hasard. Elle est le fruit d’un choix politique pris par un gouvernement souhaitant préserver sa devise”, déclare le chercheur.
De fait, les importations de farine, de lait, de café, de sucre, etc., se font en devise étrangère. Or, lors des attaques terroristes de 2015, le tourisme, un des principaux pourvoyeurs de devise étrangère à la Tunisie, a été touché de plein fouet avec une baisse de 25% . Avec la crise du Covid-19 qui s’est ajoutée en 2020, l’Etat peine toujours à remplir sa caisse de devises. Une des solutions entreprises par les autorités a donc été d’économiser le stock de devise, en important moins. Comme le montre d’ailleurs l’INS, la Tunisie a vu son taux d’importations baisser de 0,6% durant le premier semestre de 2023, alors qu’il était en augmentation de 32,4% durant la même période en 2022.
Kaïs Saïed et sa politique économique s’inscrivent donc dans la continuité de cette méthode. Pourtant, il est le dernier à en assumer la responsabilité. Le président préfère en effet rejeter la faute sur certains spéculateurs, dont il connaîtrait l’identité, qui agiraient délibérément sur les circuits de production pour perturber le pouvoir politique et provoquer des révoltes sociales. Le président n’avait d’ailleurs pas hésité à crier au complot lors de sa visite au ministère de l’Agriculture, en mai 2023, alors que la pénurie de pain s'intensifiait.
Dans un communiqué publié par la présidence de la république, Kaïs Saïed a même estimé que cette situation était due “aux tentatives menées par certains pour exaspérer la situation et inventer des crises”.
Mais pour Hamza Meddeb, l’argument selon lequel la pénurie serait la faute des spéculateurs ne tient pas la route. “Les principaux aliments disparus du marché tunisien sont importés et subventionnés par l’Etat. Personne n’a intérêt à spéculer sur des produits subventionnés”, ajoute-t-il.
Dans les faits, ce sont en grande partie les Tunisien·nes qui compensent cette situation, via l’impôt sur le revenu, la consommation ou encore la TVA. Sur les recettes du budget de l’État prévu pour l’année 2023, qui s’élève à 40.536 milliards de dinars, presque trois quarts proviennent de l’impôt sur le peuple. 44% proviennent des impôts sur la consommation ajoutés à la TVA, et 28% de l’impôt sur le revenu, soit 72 % au total. Les sociétés, elles, ne payent que 12.5%.
Évolution des recettes fiscales depuis 2020
Ainsi, dans un pays où l’inflation est à l’apogée de sa croissance, le gouvernement de Najla Bouden décide d’augmenter de 8,53% les impôts sur le revenu par rapport à l’année précédente, faisant chuter, de manière inédite, le pouvoir d’achat des Tunisien·nes.
Outre la pénurie et les taxes sur la population, l'État tunisien doit également sa survie aux emprunts intérieurs accordés par les banques privées locales. Cette pratique a pour la première fois été mise en place en 2017, et depuis, elle n’a fait que se pérenniser. En mai 2023, Sihem Boughediri Nemsia, actuelle ministre des Finances, se félicite d’un nouveau prêt en devise accordé par 12 banques locales, dont le montant atteint les 400 millions de dinars tunisiens. Si ce prêt évitera d’avoir une nouvelle fois recours aux emprunts extérieurs, il ne freinera pas pour autant le mécanisme inflationniste qui s’abat sur la Tunisie depuis quelques mois. Bien au contraire, “il ne fera que l’enflammer” selon Hamza Meddeb.
Échec des négociations avec le FMI
Pour sortir de la crise, “une seule solution est viable” selon Hamza Meddeb, “signer un accord avec le FMI”. Cependant, la situation des négociations en Tunisie est aujourd’hui difficile en raison desdites mesures préconisées par le FMI. Ces divergences, en plus de compromettre l’accord avec le Fonds, mettent en lumière le décalage entre le président et son gouvernement.
Depuis plusieurs mois, Kaïs Saïed ne se prive pas de rejeter fermement les “diktats” imposés par le FMI à chaque fois qu’il est interrogé sur le sujet. Des acteurs tels que l'Union européenne et les États-Unis s'engagent dans ces négociations afin de persuader le président d'accepter l’accord. L’Union européenne plus particulièrement, ne cache pas sa plus grande préoccupation : une éventuelle “crise migratoire” si le pays reste économiquement instable.
En utilisant le terme "diktats", Kaïs Saïed fait notamment référence aux conditions imposées par le bailleur de fonds, qui incluent notamment la réduction progressive du système de subventions pour les produits de base. C’est pour la “paix sociale” donc, que Kaïs Saïed n’a jamais publiquement accepté ces réformes, soutenues par le Fonds et négociées avec le gouvernement. Et pourtant, leur présence dans la loi de finance 2023 n’échappe aujourd’hui à personne.
Cette dernière a de fait été promulguée par le président de la République, comme l’indique l’article 103 de sa nouvelle Constitution, solitairement rédigée. Sans sa signature, cette loi et les réformes qu’elle comprend ne peuvent entrer en vigueur. Le président avait donc le choix de refuser la baisse des subventions qui y sont inscrites, ou d’en exiger un nouvel examen auprès du Parlement, chose qu’il n’a pas faite. Ainsi, si dans ses discours la révolte contre les "diktats" est grande, dans ses actes, la soumission y est pourtant concrète.
Aujourd’hui, la question des alternatives viables s’est posée, sans réelle piste concrète pour le moment. Entre le mirage des BRICS, l’Algérie et l’illusion de la commission de conciliation pénale, nul ne sait si Kaïs Saïed a un plan dans la tête pour substituer au FMI. Une chose est certaine, le président souhaite compter sur “nous-mêmes”, phrase qu’il répète à la moindre occasion, sans entrer dans les détails de ce qui pourrait être possible en matière de politique économique autonome.
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Contrairement à Hamza Meddeb, Amine Bouzaiene ne préconise pas d’accepter les conditions du FMI mais reconnaît que se passer d’une institution financière internationale, quelle qu’elle soit, ne pourra pas résoudre les problèmes économiques de la Tunisie, compte tenu des besoins du pays en devise. “Nos besoins en termes de financement extérieur ne sont pas là uniquement pour équilibrer les choses d'un point de vue budgétaire, mais pour subvenir à nos besoins en devise. On a besoin de réserves en devise, notamment pour pouvoir subvenir à nos besoins en importation, et pour pouvoir payer notre dette.”