Subventions et transferts directs : un risque pour 8 millions de Tunisien·nes

Le gouvernement tunisien prévoit de remplacer progressivement les subventions alimentaires par des transferts directs en espèces. Dans les faits, cette mesure, peu réaliste, risquerait d’aggraver l’insécurité alimentaire et les inégalités. Inkyfada fait le point. 
Par | 21 Mars 2023 | reading-duration 20 minutes

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“À partir de 2023, les subventions seront progressivement éliminées”, affirme la ministre des Finances Sihem Boughdiri Nemsia fin 2022. Le projet est de les remplacer par des transferts directs en espèces pour 8 millions de Tunisien·nes, soit environ 70% des ménages du pays. 

Selon le gouvernement et les institutions financières internationales, les subventions alimentaires actuelles sont considérées comme très coûteuses et inefficaces et profiteraient dans une large mesure aux ménages riches. La loi de finances 2023 prévoit ainsi une diminution des subventions aux produits de base (principalement les subventions aux produits alimentaires) de plus de 30%, passant de 3771 millions de dinars à 2523 millions de dinars. Cette coupe budgétaire traduit l’accord de principe établi avec le FMI et les politiques austéritaires préconisées par celui-ci.

Mais cette mesure est-elle réaliste et faisable ? Permettra-t-elle réellement de mieux cibler les ménages à faible revenu et les 8 millions de Tunisiens ? Ou bien les pauvres se retrouveront-ils une fois de plus à payer le prix fort des "réformes" d'austérité ?

1 ménage sur 5 est en insécurité alimentaire

Il y a plusieurs obstacles à ce projet. Premièrement, la définition même de la pauvreté - sur laquelle se basent les programmes d’aides alimentaires - présente déjà plusieurs limites. Elle ne prend en compte que le revenu sans tenir compte d’autres facteurs tels que la richesse, l’accès aux réseaux collectifs et infrastructures - proximité des hôpitaux, des écoles, accès à l'eau et à l'électricité, aux transports publics etc. 

De plus, la Tunisie ne dispose pas actuellement d’un inventaire clair du nombre de ménages pauvres à travers le pays. Même en supposant que le gouvernement puisse les identifier, de nombreuses personnes à faible revenu ne peuvent accéder à aucune aide sociale en espèces, car elles restent largement sous-bancarisées.  

Même avec les subventions actuelles, l'insécurité alimentaire en Tunisie est non seulement élevée mais également en constante augmentation.

Plus d'un cinquième de la population souffre d'une insécurité alimentaire modérée ou grave et on estime qu'un régime alimentaire sain coûte plus de 3,5 fois le seuil de pauvreté alimentaire.

Si les subventions sont levées et que les prix sont libéralisés, la situation de ces individus risque d’empirer. Au niveau national, certains monopoles à la recherche de rentes contrôlent une grande partie du marché alimentaire et augmenteront probablement leur prix si le contrôle sur ces derniers est levé. En raison de la dépendance à l'égard des importations, le marché intérieur est également fortement tributaire des tendances des prix internationaux, qui souffrent actuellement d'une forte volatilité. 

En vue de ce contexte et des difficultés structurelles concernant des transferts directs, la décision de lever les subventions aura des conséquences néfastes, en particulier pour les populations les plus vulnérables. Cela risque d’entraîner une aggravation des inégalités et des troubles sociaux similaires aux émeutes du pain de 1984.

Des prix instables

Bien qu'imparfait, le système actuel de subventions contribue à réduire les inégalités socio-économiques. Les analyses du Fonds Africain de Développement (FAD) ont montré que les subventions ont contribué à l'égalité économique en diminuant l'indice de Gini* en Tunisie de 1,1 %, le faisant passer de 38,5 % à 37,4 %.

En 2013, un rapport du FAD a également révélé que les subventions représentaient 20,6% de la consommation alimentaire des ménages les plus pauvres. Elles avaient également rendu ces produits moins chers pour les citoyens de la classe moyenne, leur permettant de réaffecter cet argent supplémentaire à l'achat d'autres produits. 

 Cependant, même avec les subventions, le taux d'insécurité alimentaire en Tunisie reste élevé et a tendance à augmenter. Selon la Banque mondiale, l'insécurité alimentaire sévère de la population a augmenté, passant de 9,1 % en 2017 à 12,6 % en 2020.

L'insécurité alimentaire sévère ou modérée a également connu une forte hausse, passant de 18,1 % en 2015 à 28 % en 2020, soit un bond de 10 points en à peine 5 ans. Dans l’éventualité de la suppression des subventions alimentaires, l'État risque de ne pas fournir des mécanismes appropriés à la fois aux ménages à faible revenu et aux classes moyennes.

En plus de l'insécurité, les régimes alimentaires sains restent sensiblement inabordables pour la population la plus pauvre. En 2022, plus d'une personne sur cinq en Tunisie (20,3% de la population) n'a pas les moyens de s'offrir une alimentation saine. Cela représente 2,4 millions d'individus.  

Le coût estimé d'une alimentation saine au moindre coût en Tunisie en 2020 est de 368% du seuil de pauvreté alimentaire (contre 351% en 2017). Comparé au seuil de pauvreté alimentaire, cela représente plus du triple.

Les menaces de la libéralisation et du changement climatique

En l'état actuel des choses, si le système de subventions était démantelé, les prix devraient s'envoler, non seulement à cause de la levée des subventions, mais aussi à cause de la levée du contrôle des prix.

En effet, le marché alimentaire en Tunisie est très concentré, avec quelques entreprises qui monopolisent une part de marché importante, tant pour les produits subventionnés que non subventionnés. La levée du contrôle des prix permettrait à ces entreprises d'augmenter le coût de ces produits alimentaires essentiels

Le cas de la tomate en conserve est un exemple très parlant. Subventionnées jusqu'en 2014, son prix a quasiment doublé en l’espace de six ans, passant de 2,050 dt à 3,800 dt en 2020. Derrière cette augmentation : le démantèlement du contrôle des prix et des subventions sur ce produit. 

Pendant ce temps, les salaires sont loin d’avoir connu la même évolution. Durant la même période, les salaires dans le secteur privé non agricole ont augmenté annuellement de 5,8% seulement. La libéralisation d'autres produits devrait logiquement suivre des tendances similaires.

Le marché alimentaire tunisien est également fortement dépendant des importations, ce qui le rend vulnérable aux fluctuations des prix internationaux. La récente pandémie, ainsi que la guerre en Ukraine, ont révélé l'importance de la sécurité alimentaire nationale. 

La dépendance à l'égard du marché extérieur peut non seulement entraîner une inflation imprévue des prix des denrées alimentaires, mais aussi des pénuries alimentaires aiguës lorsque les chaînes d'approvisionnement sont perturbées et que les pays se démènent pour trouver de nouveaux vendeurs pour des produits cruciaux tels que les céréales et les aliments pour animaux. Cela a contribué à ce qu'il y ait pénurie à hauteur de 40% pour la farine, et plus de 35% pour l’huile subventionnée.

Les ménages les plus pauvres sont les premiers concernés par ces pénuries. Pendant la pandémie, moins d'un tiers du quintile* le plus riche a connu une pénurie de farine. Ce chiffre grimpe à plus de 55 % pour le quintile le plus bas.

La guerre en Ukraine a également poussé les prix à la hausse, faisant grimper l'inflation à 9,3%, un record depuis trois décennies. Des pénuries alimentaires ont également suivi la crise, des produits tels que le sucre, les céréales et les aliments pour animaux ont disparu des rayons. Cela n'est pas surprenant, compte tenu de la dépendance de la Tunisie à l'égard du pays susmentionné. En 2020, la Tunisie a importé 467 millions de dollars de blé dont près de la moitié en provenance de l'Ukraine.

La Tunisie est loin de pouvoir compenser cette situation. Avec le changement climatique, le pays est durement touché par la sécheresse et les conditions climatiques extrêmes. Certaines récoltes ont un rendement inférieur à la normale, tandis que d'autres sont carrément vouées à l'échec.

Le reste du monde est également touché par cette crise qui va rendre imprévisible les coûts des régimes alimentaires tant au niveau mondial que national. Pourtant, vu les dépenses publiques de la Tunisie, les autorités n’ont pas l’air de tenir compte des changements à venir. Les dépenses consacrées à l'agriculture restent faibles, sans même parler de celles consacrées aux politiques environnementales. Ainsi, le budget du ministère n'a jamais dépassé 7 % du budget de l’Etat, en 2003. En 2023, il atteignait péniblement les 5%.

La part budgétaire du ministère de l'environnement est encore plus faible, tombant quasi-systématiquement sous la barre des 3 % voire même 1%. En 2023, la mission relative à l'environnement ne devrait peser que 0,73% dans le budget national. Les ressources presque insignifiantes consacrées à l'environnement reflètent clairement la réticence de l'État à faire face au danger réel que le changement climatique représente pour la population et l'économie en général, et pour la sécurité alimentaire en particulier.

Les défaillances des transferts directs 

Si les subventions ne parviennent pas toujours à limiter le bénéfice aux ménages à faibles revenus, les transferts directs risquent d’empirer la situation, vu les multiples défaillances de ce système.

Au sein d’un même ménage, des inégalités subsistent. Les transferts directs supposent que les ressources sont réparties de manière égale ou équitable entre les membres d'un même ménage. Or, cela est rarement le cas : des études montrent que les femmes obtiennent généralement une part moins importante. Dans les cas de transferts d'argent, ces derniers sont généralement destinés au chef de famille qui est quasi-systématiquement un homme.

Les mesures de la pauvreté fondées sur le revenu se heurtent également au problème de l'informalité. En 2019, environ 44,8% de la main-d'œuvre en Tunisie travaillait dans le secteur informel. Avec un tel niveau de revenu non comptabilisé, il est difficile d'avoir des estimations fiables.

Ainsi, de meilleures méthodes d'identification basées sur des définitions de la pauvreté multidimensionnelle et prenant en compte des données désagrégées par sexe sont nécessaires pour mieux comprendre la pauvreté et la combattre.

Cependant, même en admettant qu'une définition basée sur le revenu soit suffisante pour les besoins d'un programme de transferts en espèces, l'efficacité de ces transferts à atteindre la population ciblée est remise en question. Les programmes d'argent liquide actuels, à savoir celui lié au Programme National d’Aide aux Familles Nécessiteuses (PNAFN), souffrent de problèmes de ciblage majeurs, notamment l'incapacité de cibler tous ou la plupart des ménages à faible revenu et les fuites vers d'autres ménages plus riches.

En effet, seul “12 % des pauvres de Tunisie (sur la base d'un seuil de 2 dollars par jour) bénéficient du programme national de transfert monétaire pour les familles nécessiteuses. Parmi ceux qui reçoivent des prestations, qui représentent près de 23 pour cent de tous les Tunisiens, seuls 40 pour cent font partie du quintile de revenu le plus bas représentant les pauvres (considéré en utilisant un seuil d'environ 2 dollars US par jour)."

En outre, "plus de 42 % des plus pauvres (le premier quintile) ne bénéficient ni de la couverture santé ni de l'aide en espèces".*

Un petit pourcentage des ménages les plus aisés sont inscrits au programme, mais ils ont également des montants moyens de transfert plus élevés avec 193 dinars par habitant, contre 113 dinars pour les 20% ayant les plus faibles revenus.*

 Seuls 40% des bénéficiaires sont du quintile de revenu le plus bas bénéficiaires de transferts en espèces, ce qui rend l'efficacité du ciblage très faible et place la Tunisie derrière des pays comme le loin derrière des pays comme la Bulgarie, la Roumanie, ou encore le Kazakhstan.*

Ces problèmes ont été identifiés et diagnostiqués par la Tunisie et les institutions financières internationales depuis des années maintenant. Malgré les intentions exprimées, peu d'efforts ont été faits pour améliorer efficacement le ciblage des programmes de transfert d'argent alors que les subventions risquent de disparaître prochainement.

Par ailleurs, il ne suffit pas de cibler et d'identifier les ménages aux revenus les plus faibles. Il faut leur donner les moyens d'accéder à ces programmes et services. Or, cela pourrait aussi être un défi, car les taux de bancarisation en Tunisie sont encore très bas. En 2021, le taux de possession de compte des adultes dans une institution financière en Tunisie est de 36,8% . Pour les 40% les plus pauvres, ce taux est légèrement inférieur, à 32%.

Ainsi, moins d'une personne pauvre sur trois possède un compte bancaire. Ce taux est encore plus faible pour les femmes qui ne sont que 28,7% à posséder un compte.

De nombreux obstacles structurels se dressent ainsi entre les pauvres et l'inclusion financière, certains sont liés à la concentration géographique inéquitable des banques, d'autres aux frais bancaires élevés, puisque "les frais de tenue de compte peuvent dépasser 80 TND/an", etc. Les programmes de transfert direct, s'ils sont mis en œuvre maintenant, ne parviendront pas à identifier, cibler et atteindre les personnes à faibles et moyens revenus. La suppression des subventions creusera les inégalités socio-économiques et conduira à l'instabilité sociale et politique.

Un autre projet serait possible : comme cela a déjà été fait avec les subventions énergétiques ou la levée des subventions sur les tomates en conserve, le gouvernement pourrait tout simplement démanteler le système d'aide sociale et laisse les ménages à faibles et moyens revenus supporter, une fois de plus, le coût de mesures d'austérité qui ne parviennent pas à induire la croissance et l'inclusion.