Pendant plus d’un an, Daoud a espéré sa carte de séjour définitive, un sésame pour toute personne étrangère vivant en Tunisie. Une carte de séjour temporaire lui a d’abord été remise, avec une validité de trois mois, temps donné aux renseignements pour mener leur enquête sur n’importe quel·le demandeur·se, avant qu’un droit de séjour définitif ne puisse lui être attribué.
“À chaque fois que le délai de ma carte temporaire expirait, je retournais au commissariat. Ma carte définitive n’était toujours pas arrivée, et on ne me donnait aucune explication”. Au bout d’un an, Daoud a compris qu’il ne la recevrait jamais, comme la majorité de ses concitoyens vivant dans son quartier, à Bab Souika. Sur les conseils d’un ami, il décide alors de déménager pour changer de commissariat de référence. Mais les démarches se sont avérées encore plus lourdes et fastidieuses qu’avant.
“Je ne suis pas ici pour me balader, je suis ici pour étudier. Depuis l’expiration de ma carte temporaire, je vis dans l'illégalité. Et si la police m'attrapait ?”
Le 6 février dernier, l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (AESAT) a précisément dénoncé des arrestations arbitraires, et fait état de “rafles [...] d’étrangers à la peau noire”, dans divers quartiers de Tunis, notamment l’Ariana. Dans un contexte hautement incertain pour les personnes subsahariennes en Tunisie, obtenir la carte de séjour définitive est plus que jamais une question de sécurité.
Dans un commissariat du Grand Tunis, des Subsahariens remplissent des documents pour compléter leur demande de carte de séjour, février 2022. Crédits / Inkyfada
Vagues d’arrestations arbitraires et prélèvements ADN
“J’attendais le métro pour rejoindre mon frère qui venait d’arriver en Tunisie. C’est à ce moment que plusieurs policiers m’ont interpellé et demandé mes papiers. Tout était en règle, mais ils m’ont violemment poussé dans un fourgon et amené au poste”, raconte Samuel*, étudiant congolais à Tunis.
Arrivé au commissariat de l’Ariana, il découvre qu’une cinquantaine d’autres ressortissant·es de pays subsahariens attendent depuis plusieurs heures. Samuel sait que depuis quelque temps, les forces de l’ordre “raflent” de façon sauvage des étranger·es à la peau noire, à la recherche de migrant·es dans l’illégalité.
Pourtant, ses papiers en règle n’intéressent guère les policiers. “Ils nous ont prélevé nos empreintes et notre salive pour des tests ADN. Puis ils nous ont photographiés pendant qu’on tenait une pancarte avec nos noms écrits en arabe et en français”.
“C’est humiliant et raciste. On se serait cru dans un film”.
Depuis un mois et demi, l’AESAT a recensé près de 300 arrestations comme celle de Samuel. Sur le seuil de leur université, dans leurs maisons, chez l’épicier, les faits sont toujours les mêmes : “nos étudiants sont conduits dans des postes de police où ils sont brutalisés [...] et subissent un traitement humiliant”, alerte Christian Kwongang, président de l’AESAT. Aucune explication n’a été officiellement communiquée jusqu’à présent. Quand ils sont questionnés, les policiers invoquent un motif de “recensement”. Le ministère de l’Intérieur n’a quant à lui pas donné suite aux sollicitations d’inkyfada.
“Ce fichage est illégal”, affirme un avocat proche du dossier. “D’abord parce qu’un recensement, s’il en est, ne peut pas être fait au poste de police. Il faut qu’un bureau spécial s’en charge”. Tant qu’elles n’ont pas été publiquement communiquées, ces méthodes sortent de la légalité, soutient-il. “Selon de nombreux textes internationaux, ce genre de prélèvement ne peut se faire sans avoir été explicitement prévu par la loi au moment des faits”.
“C’est honteux, et les autorités le savent, c’est pour ça qu’ils gardent ça secret. Comment peut-on prélever l’ADN de personnes qui sont en règle et qui n'ont commis aucun délit ?”, s’indigne Rawdha Seibi, de l’association tunisienne de soutien aux minorités.
De son côté, lors d’une conférence de presse tenue au SNJT le 10 février dernier, l’AESAT s’est dit être “prête à aider les autorités, dans le respect de la dignité des étudiants” si de nouvelles règles d’enregistrement venaient à être annoncées.
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À chaque commissariat sa loi
"J'ai peur”, confie Daoud, le jeune licencié comorien. À mesure que les jours passent, l’incertitude grandit et ses craintes augmentent. Commencées il y a plus d’un mois auprès de son nouveau commissariat, ses démarches pour tenter une fois de plus d’obtenir sa carte de séjour n’ont toujours pas abouti, et ce n’est pas faute de bonne volonté.
Après son changement d’adresse, le jeune étudiant découvre que les règles du nouveau commissariat diffèrent du précédent. Les documents demandés ne sont pas toujours les mêmes, le nombre d’exemplaires requis non plus : “Ils me font revenir tous les jours, demandant à chaque fois de nouveaux documents. Je n’en peux plus, pourquoi ne pas me faire la liste des choses manquantes une fois pour toutes ?”. Malgré l'existence d'une liste sur le portail de l'information et la communication administrative Tunisie ( SICAD), les témoignages montrent que ces documents ne valent pas dans tous les commissariats.
Un cadre légal existe pourtant : celui de la loi de 1968 sur la condition des étranger·es en Tunisie accompagnée de son décret d’application. “Le problème est de connaître les règles précises”, commente un avocat. Par ailleurs, “cette loi ne prend pas en compte les dates réelles d’obtention des certificats scolaires ainsi que la lenteur de l'administration.” D’une durée d’un an, le titre de séjour, très souvent délivré tardivement, n’est en réalité effectif que pendant quelques mois.
Au bureau des étranger·es d’un commissariat de Tunis, les choses ont encore empiré pour les Subsaharien·nes depuis l’arrivée du nouveau chef de bureau, il y a quelques mois. Pour lutter contre les faux contrats de location, qui selon lui circulent parmi les “Africains”, il impose désormais un passage obligatoire au commissariat général, où le locataire et le propriétaire doivent se présenter et demander l’émission d’une attestation manuscrite.
Le propriétaire de Daoud accepte de l’accompagner dans cette démarche qui dure trois jours : “on nous a fait attendre des heures, puis ils nous ont renvoyés vers la municipalité, qui nous a dit de retourner au commissariat. Mon propriétaire est très vieux, ces aller-retour l’ont beaucoup fatigué”, commente le jeune étudiant.
Même les employé·es du bureau des cartes de séjour s’arrachent les cheveux : “ça complique beaucoup les procédures, ça prend beaucoup plus de temps”. Cette mesure n’incombe qu’aux personnes originaires de pays subsahariens, tout comme le prélèvement d’empreintes et de salive.
“C’est une nouvelle loi”, justifient les dames du bureau des étrangers. Pourtant, aucun cadre législatif ne prévoit de traitement différencié selon la nationalité.
Dans un autre commissariat de Tunis, une employée explique avec connivence que c’est le “petit secret des commissariats". Ces nouvelles mesures de “fichage” seraient mises en place en réponse à “aux vols et crimes” commis par les personnes subsahariennes.
“C’est de la discrimination institutionnelle, rien de plus”, commente un avocat proche du dossier.
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Discriminations et mauvais traitements
“Au commissariat, je suis toujours très mal reçu. On me donne l’impression d’être un criminel alors que je fais tout pour être en règle dans ce pays”, déplore Daoud. Moqueries en tunisien, langue qu’il ne maîtrise pas encore, questions qui restent sans réponses, attente imposée, parfois cris… La liste des mauvais traitements est longue.
Toutes ces heures passées au commissariat sont des matinées de cours perdues pour le jeune étudiant. Au bout de trois absences, son université se réserve le droit d’annuler son année. “Heureusement ils ont été compréhensifs et ça ne m’a finalement pas pénalisé”.
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Dans le bureau des étrangers, Kaouther* vient de récupérer plusieurs dizaines de cartes de séjour temporaires qui viennent d’être validées par le chef de bureau. Elle fait le tri : d’un côté les Subsahariens, de l’autre le reste des demandeurs. “Ta carte est prête”, dit-elle à une personne de nationalité française. Les Subsaharien·nes devront quant à eux attendre un mois, le délai maximal pour délivrer une carte temporaire sans qu’aucune explication ne soit fournie sur ce temps supplémentaire.
La petite corruption et le piston sont aussi monnaie courante. Un jeune chanteur libyen, reconnu par les employés du commissariat, s’est présenté au bureau des étranger·es les mains vides, sans documents. On lui dit de revenir un peu avant les horaires de fermeture pour “s’arranger”.
Chez certains employé·es de commissariat, le double traitement infligé et le racisme envers les Subsaharien·nes sont assumés, voire revendiqués : “tu veux que les Africains nous volent, qu’ils nous tuent ? C’est mieux comme ça”.
Un avocat proche du dossier raconte qu’il est déjà arrivé que l’on fasse croire à des demandeur·ses subsaharien·nes que leur demande a été acceptée. “On leur fait signer un document en arabe. Ce document mentionne le refus d’octroi de la carte de séjour ainsi que l’obligation de quitter le territoire dans les huit jours. Comme ils ne comprennent pas ce qui est écrit, ils signent”.