Après une brève discussion entre le policier et l’agent de voyage à bord du bus, le groupe est finalement autorisé à poursuivre son trajet.
Un agent de police arrête un bus, transportant des femmes, en direction de Tripoli.
À Ras Jedir, plusieurs bus transportent des femmes qui tentent la traversée de la frontière tuniso-libyenne. Depuis des années, ces femmes mènent discrètement des activités commerciales non déclarées en faisant passer clandestinement des marchandises pour les revendre, à leur retour en Tunisie.
Cette activité représente, parfois leur unique source de revenu, face à une économie tunisienne de plus en plus précaire. Néanmoins, la fermeture du poste frontalier de Ras Jedir au mois de mars 2024, suite à des affrontements armés en Libye, a mis en suspens ce trafic frontalier.
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Motif du voyage : "shopping touristique"
Dans un contexte économique marqué par l’inflation et la pénurie de produits de base, ces femmes tunisiennes ont recours à la contrebande pour subvenir à leurs besoins. Une activité, traditionnellement dominée par les hommes.
Pour mener ce voyage périlleux vers la Libye, elles comptent sur des agences qui leur proposent des forfaits “shopping touristique”, à hauteur de 300 dinars par personne, comprenant l’hébergement et la visite de divers lieux d’affaires, allant des centres commerciaux aux marchés de gros.
Firas*, gérant d'une agence de voyage basée à Monastir, organise principalement des virées “shopping touristique” vers l'Algérie. En novembre 2023, il élargit son offre à la Libye, avec l’organisation de voyages hebdomadaires à destination de Tripoli.
“Nous organisons environ un voyage par semaine,” explique-t-il, ajoutant que “les femmes représentent environ 80 à 90 % de notre clientèle. Elles voyagent plus que les hommes car elles n’ont souvent pas d’emploi régulier et n’ont pas de contraintes professionnelles.”
Officiellement, ces femmes effectuent un voyage touristique. Or, leurs motivations sont tout autres. De retour en Tunisie, elles importent toutes sortes de marchandises, notamment des produits alimentaires, cosmétiques et des appareils électroniques, pour les revendre.
Elles viennent d’horizons divers, de tous âges et de toutes classes sociales confondues. Parmi elles, des femmes au foyer, des employées, ou encore des étudiantes. Elles voyagent seules ou à plusieurs à la recherche d’un complément de revenu.
“Ces derniers temps, de nombreux produits manquent dans les épiceries : lait, sucre, semoule, ou ne sont commercialisés qu’à des prix exorbitants”, explique Fatima*, femme au foyer originaire de Tunis et mère de deux enfants.
“J’importe les produits de la Libye. Des produits alimentaires, principalement des bonbons et des noix, que mon mari revend le week-end au marché local”, ajoute-t-elle.
Sur le chemin, les points de contrôle policier sont fréquents et se focalisent principalement sur la contrebande d'essence, une source de revenus majeure pour la région.
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Les défis du passage frontalier
À l’aube, le bus arrive au poste frontalier tuniso-libyen de Ras Jedir. Les hommes et les femmes font la queue séparément. Du côté libyen, un seul guichet est ouvert. “La procédure est étonnamment rapide et expéditive, aujourd’hui”, s’étonne un voyageur. En quelques secondes, l'agent frontalier a tamponné mécaniquement les passeports, en leur cédant le passage.
Peu de temps après, un agent inspectant le bus s'engage dans une vive dispute avec l'agent de voyages à cause d'une prétendue autorisation manquante. Il annonce brusquement que les voyageur·ses ne sont pas autorisé·es à poursuivre leur route et qu’ils et elles doivent rebrousser chemin. Témoins de cette scène, certaines femmes fondent en larmes. “Tout ce chemin parcouru pour rien”, craignent-elles.
Un agent oblige une voyageuse, se dirigeant vers la Libye, à rentrer à Tunis. Elle fond en larmes.
Après des discussions menées par l’agent de voyage, qui a dû payer un pot-de-vin à contrecœur, le bus est finalement autorisé à poursuivre son voyage vers Tripoli, au grand soulagement des voyageur·ses. Il est difficile de déterminer exactement la somme remise à l’agent. La plupart des personnes interrogées n'ont pas pu donner de chiffre précis, affirmant que le montant dépend, généralement, du policier et de son humeur.
Les cas de coercition et de corruption aux postes frontaliers sont fréquents. Et lorsque les voyageur·ses refusent de payer, certains agents refusent de les laisser passer.
Narjes en a fait l’expérience lorsqu’elle a été refoulée à la frontière libyenne alors qu’elle tentait de regagner Tunis : “Au poste frontalier, on est tombé sur un agent intransigeant qui nous a renvoyées vers Tripoli. Or, ce jour-là, je n’avais plus d’argent, car j’avais tout dépensé pour acheter des marchandises. J’ai été obligée d’emprunter de l’argent à des amis pour couvrir les frais du séjour prolongé contre mon gré.”
Après cette épreuve pénible, la tension redescend dans le bus. Une fois sur le territoire libyen, les femmes doivent se faire encore plus discrètes pour ne pas attirer l’attention d’autres agents sur la route. Il leur est conseillé de se couvrir la tête par un voile et d’agir de manière plus conservatrice.
Pour passer le poste-frontière de Ras Jedir, certain·es voyageur·ses doivent verses des pots-de-vin.
Des négociations à tous les niveaux
Dans le quartier animé d'Al Rashid, à Tripoli, où se trouvent de nombreux hôtels à bas prix et magasins de gros, Saïd*, commerçant dans une boutique d'horlogerie, raconte : “Quand on voit des femmes, on sait qu’elles sont généralement tunisiennes. Ce sont les seules femmes qui viennent ici et font leurs achats en gros ou en détail. Elles savent négocier les prix”.
Ces dernières années, la Tunisie fait face à l’inflation et une pénurie de produits de base tels que le café, le lait et le riz. Face à ces défis économiques, de nombreuses femmes se sont tournées vers le secteur informel pour obtenir ce dont elles ont besoin à un prix plus abordable.
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Les disparités de prix entre la Tunisie et la Libye sont frappantes. Cela s’explique, d’une part, par les différentes législations fiscales des deux pays. En Tunisie, les cosmétiques, les textiles, la vaisselle, l'électronique, les accessoires de cuisine et le linge de maison sont, entre autres, beaucoup plus taxés qu’en Libye. D’autre part, certains produits tels que l’essence, le lait et la plupart des aliments à base de blé y bénéficient de subventions importantes.
Par ailleurs, la dépréciation significative de la monnaie libyenne a engendré une augmentation du pouvoir d’achat des tunisien·nes de passage en Libye.
Certains produits en Libye sont trois fois moins chers qu'en Tunisie
Lorsqu'elles voyagent en bus, ces femmes prennent des précautions pour ne pas subir la taxation imposée par la douane. Par conséquent, elles limitent les quantités de marchandises, pour correspondre à la franchise “bagages touristiques”, en privilégiant les objets légers facilement dissimulables. Elles emballent et divisent leurs achats en petites quantités réparties dans leurs valises, retirant souvent les emballages pour éviter les soupçons.
L'agent de voyages joue un rôle central au niveau des frontières. Il est responsable du groupe et joue l’intermédiaire avec la douane. Avant de quitter Tripoli, il collecte une somme auprès des voyageur·ses pour payer “la taxation potentielle imposée par les autorités”, calculée en fonction de la valeur et la quantité de marchandises amenées par chacun. Si des fonds supplémentaires s’avèrent être nécessaires, l'agent de voyages revient vers le groupe pour collecter davantage d'argent.
Nabiha*, coiffeuse chevronnée d'une cinquantaine d'années, basée à Tunis, avait acheté de la vaisselle et des cosmétiques pour les revendre. Elle a payé 120 dinars d'impôts. Mais les femmes ne se mêlent pas de ce qu’elles considèrent “une affaire d’hommes”. Elles attendent sur le côté pendant la fouille du bus, laissant l’agent de voyages s’occuper des agents de la douane.
Salah*, propriétaire d'un bus et d'une compagnie de taxi collectif spécialisée dans le transport transfrontalier entre la Tunisie et la Libye, explique que les femmes sont moins contrôlées que les hommes.
“Particulièrement en Libye, nous avons encore de hautes valeurs familiales”, explique Salah. “Les femmes sont respectées, surtout lorsqu’elles sont plus âgées. Les agents frontaliers n’aiment généralement pas les déranger et les laissent passer plus rapidement. Il est donc plus facile pour les femmes que pour les hommes de traverser la frontière.”
Se frayer une place dans le marché tunisien
Sur le chemin du retour, les voyageur·ses passent des appels téléphoniques et se déploient sur divers réseaux sociaux, pour organiser la vente de marchandise.
Naima*, femme au foyer de 52 ans et mère de trois enfants, travaillait autrefois dans l'assemblage de composantes électroniques. Une activité professionnelle ayant impacté son état de santé. Elle a souffert de douleurs chroniques au niveau des mains et a subi trois opérations chirurgicales. L'entreprise a finalement fermé et Naima a eu droit à une petite indemnité d'invalidité. Ce qui l’a poussée, avec son mari, à se tourner vers le commerce avec la Libye.
“Le choix des produits que j’importe, à un prix moindre, de la Libye, dépend des besoins de mes clientes et des bonnes offres que je trouve sur place”, explique Naima. “Une fois les produits vendus, j'y retourne. Cette activité est à la fois épuisante et stressante. Surtout au niveau de la frontière tuniso-libyenne. J'aurais aimé trouver un emploi plus stable. Mais je n’ai pas d’autre choix car la vie en Tunisie est devenue si difficile et si chère.”
Une femme vend ses produits importés sur les réseaux sociaux.
Contrairement à Naima, Nesrine* est ouvrière et mère de trois enfants. Elle a fait de la contrebande une activité secondaire lui permettant un complément de revenu. En effet, son salaire à l'usine ne couvre pas toutes ses charges. Elle vend principalement des vêtements et des noix, à ses collègues pendant sa pause déjeuner ou après le travail. ”Parfois, elles me proposent d’échelonner le paiement. Même si je préfère être payée comptant pour ne pas épuiser mon capital, beaucoup de mes clients n’en ont pas les moyens.”
Nesrine vend des produits importés devant l'usine où elle travaille.
Pour revendre la marchandise, certaines femmes transforment une partie de leur maison en boutique de fortune, attirant leurs voisin·es, parent·es, ami·es ou collègues.
C'est le cas de Soumaya*, femme au foyer qui reçoit ses amies chez elle, après chaque voyage pour pouvoir commercialiser ses produits. “Je vends uniquement à des prix abordables et je fais un petit bénéfice”, explique-t-elle. “Je veux que mes amies puissent acheter et apporter de la joie à leurs familles”.
Malgré le peu de revenu que cette activité lui rapporte et les 750 kilomètres qui séparent Tunis de Tripoli -soit 15 heures de route-, Soumaya, comme les autres, est prête à prendre le risque. Se rendre en Libye n'est pas sans danger.
En mars dernier, dans la zone désertique du poste-frontière de Ras Jedir, des affrontements armés ont éclaté, du côté libyen, entre les groupes armés de la ville frontalière de Zouara et les forces du gouvernement d'unité nationale (GNU). Le poste frontalier de Ras Jedir a alors été fermé, le 21 mars 2023, "pour des raisons sécuritaires."
Après plus de trois mois, le 1er juillet 2024, le gouvernement libyen annonce la réouverture du passage. Imed Mustafa Trabelsi, le ministre de l’Intérieur libyen a tenu une conférence de presse avec son homologue tunisien. " Un contrôle de sécurité complet a été effectué, lors de la réouverture du poste frontalier de Ras Jedir. Nous travaillons main dans la main avec les autorités tunisiennes pour lutter contre la contrebande. Et nous espérons ouvrir d'autres points de passage," affirme-t-il.