La flambée des prix du carburant : une aubaine pour le marché parallèle

En Tunisie, le prix du carburant a été augmenté à cinq reprises, et devrait atteindre sa valeur réelle d’ici la fin de l’année 2023. Cette hausse des prix favorise le développement de la contrebande de carburant, créant ainsi des alternatives au marché officiel. Inkyfada a rencontré plusieurs contrebandiers afin de mieux comprendre leur activité, les moyens de transport qu’ils utilisent et la chaîne de bénéficiaires impliqués.
Par | 15 Mai 2023 | reading-duration 10 minutes

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Au petit matin, Lassaad démarre sa voiture et se dirige vers l’Algérie, où il fait le plein de carburant algérien. Il retourne ensuite en Tunisie, décharge sa cargaison et se rend à l’administration où il travaille. 

La dernière augmentation du prix des carburants à la fin de l'année 2022 compte parmi de nombreuses mesures recommandées par le Fonds Monétaire International (FMI) et prévues par le gouvernement au cours de l'année. Il a été annoncé que les prix des carburants continueront d'augmenter jusqu'à ce que les subventions soient complètement levées, dans le but de réduire les coûts sur le budget.

Le gouvernement a confirmé dans le rapport sur le budget de l'Etat pour l'année 2023, sous le titre "subvention des carburants" que "l'ajustement automatique des prix des produits concernés se poursuivra jusqu'à ce que les prix réels soient atteints."  

Dans cet article, inkyfada explique comment l'augmentation des prix officiels des carburants contribue à l'essor de l'essence de contrebande, et met en lumière cette relation de cause à effet.  

Du public au parallèle

“En réalité, je suis fonctionnaire public, mais avec le loyer et les prêts bancaires, un seul salaire ne suffit plus à couvrir mes besoins. Je me suis lancé dans le commerce parallèle de carburant, dans l’espoir d’améliorer mes revenus.” déclare Lassaad. Originaire de Gafsa, il a rejoint ce domaine il y a quelques années, et affirme avoir constaté une différence de prix entre le prix officiel et le prix de contrebande de l’essence. Cet écart lui garantit une marge de profit conséquente.

Mohamed, originaire de Kasserine, était lui aussi, selon ses dires, “fonctionnaire de l'État”. En 1999, il décide de quitter son emploi et opte pour une autre voie qui lui assurerait un meilleur revenu.

Malek, quant à lui, est originaire de Ben Guerdane. Après avoir obtenu son diplôme universitaire, il ne réussit pas à trouver un emploi. Il décide alors de se tourner vers ce qu’il appelle “l’inter-commerce”. Il travaille, d’abord, comme contrebandier et ensuite comme détaillant de carburant. “Je me considère chômeur”, déclare Malek qui a repris ses études après de longues années, et s’est spécialisé dans un autre domaine.

“L’âne est le moyen le plus efficace et le plus rentable pour se déplacer” explique Mohamed. Il existe de nombreuses façons de faire passer de l’essence de contrebande depuis l’Algérie, chacune ayant ses propres particularités et niveaux de risque.  

“Il y a trois méthodes principales pour faire de la contrebande de carburant. La première consiste à remplir le réservoir d’une voiture en Algérie et à le vider en Tunisie. Les contrebandiers utilisent des modèles anciens de voitures dont le réservoir est altéré pour contenir entre 120 et 180 litres.” explique Lassaad. Ils transforment le système de carburant de la voiture en un système de gaz, étant moins coûteux. Cette technique leur permet de réduire leur propre coût de consommation personnelle et de maximiser leur profit.  

La deuxième méthode, connue sous le nom Al-Batha, selon Lassaad, consiste à utiliser un terrain frontalier clôturé. Le propriétaire de ce terrain permet aux camions de contrebande en provenance d'Algérie d'entrer en Tunisie après avoir traversé la frontière, en empruntant des itinéraires différents à chaque fois. Une fois arrivés, les camions déchargent leur cargaison de carburant. Ensuite, les camions tunisiens prennent le relais en remplaçant les bidons d'essence vides par des bidons pleins. Le propriétaire du terrain est le troisième bénéficiaire de cette opération.

Après la fermeture d'une des routes informelles habituelles par les autorités, devenant inaccessible aux véhicules et à la traversée des frontières entre les deux pays, l'utilisation des ânes est devenue courante. Les contrebandiers chargent l’animal et l’entrainent à traverser la ligne qui sépare les deux pays. Une fois arrivés à destination, quelqu'un décharge la cargaison de l'âne. Le destinataire devient alors le point de distribution, tandis que l'âne devient le contrebandier. Cette méthode ne se limite pas au transport de carburant, elle concerne également d'autres marchandises. 

La situation est différente pour les zones frontalières avec la Libye. Selon Malek, “Le ‘harraq’ remplit les réservoirs et les bidons d'essence à la station, puis les amène ici à travers des détours. Mais cette méthode n'est pas sans danger. Le risque de se faire cambrioler en cours de route est élevé”. Cependant, “les pots-de -vin et 'l’achat des routes'*  du côté algérien coûtent plus cher. Cela diminue la marge bénéficiaire de l'importation de carburant”. D’après lui, ces méthodes sont également plus complexes.

 

Les prix

Jusqu'en janvier dernier, les "harraqas" (contrebandiers) pouvaient acheter de l'essence en Algérie à des prix variant entre 400 et 700 millimes. L'essence de bonne qualité se situait jusqu'à 700 millimes le litre, tandis que l'essence de qualité inférieure coûtait entre 300 et 500 millimes le litre. De plus, les types d'essence de qualité supérieure, qui ne sont pas disponibles en Tunisie, ne dépassaient pas 900 millimes le litre.     

Le marché parallèle de carburant est également soumis à des fluctuations de prix qui dépendent de la disponibilité et des variations des prix sur le marché officiel. "Le prix de l'essence que nous importons varie en fonction du prix officiel. Lorsqu'ils l'augmentent, cela se répercute sur notre marchandise", explique Mohamed.     

La distance par rapport à la frontière algérienne est un autre facteur qui influence les prix du carburant : plus l'essence de contrebande est transportée vers des zones proches de la capitale, plus son prix augmente.

"Le coût du transport est également inclus dans le prix final", affirme Lassaad. 

Il ajoute : "En Algérie, il est possible de se procurer un bidon d'essence d'une capacité de 20 à 22 litres pour environ 12 dinars. J'en ai récemment acheté un pour 15 dinars. Je le revends à un commerçant pour 30 dinars, qui à son tour le revendra pour 32 ou 33 dinars. Le commerçant ne réalise qu'un bénéfice de deux dinars, tandis que la plus grande part du profit revient au 'harraq' qui prend plus de risque." Ainsi, le prix augmente de deux dinars près de Kairouan et continuer à augmenter à mesure que l'on se rapproche de la capitale.

Le gouvernement a augmenté le prix des carburants à cinq reprises au cours de l'année 2022. Selon l'Observatoire tunisien de l'Economie, la première augmentation était de 3% en février, la deuxième de 3% en mars, la troisième de 5% en avril, la quatrième de 3.9% en septembre, et la cinquième et dernière en novembre avec 5.5%. Ainsi, le prix officiel est passé à 2.525 dinars, au moment de la rédaction de cet article. Cependant, selon des statistiques non officielles, avec la levée totale des subventions, le prix de l'essence devrait atteindre 3.5 dinars le litre.

Après la levée totale des subventions, Mohamed, Malek et Lassaad s'attendent à ce que le prix d'un bidon d'essence de contrebande atteigne 45 dinars, précisant que le prix du litre sera de deux dinars, avec un plafond de 2,2 dinars.

Les coupons : une monnaie d'échange pour du carburant de contrebande

Malek tient un registre où il répertorie les noms de ses débiteurs : "la plupart sont des fonctionnaires", révèle-t-il, affirmant avoir des client·es issu·es des forces de l'ordre.

"Certains de mes clients avaient des coupons pour le carburant. Ils les vendaient à une station-service, puis faisaient le plein de leurs voitures avec du carburant de contrebande." explique Lassaad. Il ajoute : "Enseignants, professeurs, médecins, tous viennent ici pour faire le plein."

Ces client·es estiment que la qualité de l'essence et du gazole algériens et libyens dépasse celle de la Tunisie.  Lassaad et Mohamed partagent cet avis et soulignent que la consommation varie d'un carburant à l'autre pour une même distance, affirmant que "l'essence libyenne est considérée comme la meilleure".

Lassaad admet que le carburant peut être contaminé et causer des dommages aux voitures, mais il souligne que cela se produit rarement. Cela survient lorsque les bidons restent longtemps stockés sur le terrain, ce qui entraîne une évaporation et une contamination par l'eau. Il mentionne également les cas où le contrebandier mélange de l'essence avec du gazole, ou vice versa. Cependant, il met en garde en déclarant : "Ne faites le plein qu'avec quelqu'un que vous connaissez".

Une chaîne de bénéficiaire : "les gardes-frontières ne font pas exception"

Le réseau de bénéficiaires s'étend des contrebandiers aux acheteurs en gros, qui peuvent ensuite revendre au détails, et aux client·es. Cette chaîne comprend également des commerçants situés en dehors des zones frontalières, qui achètent du carburant de contrebande pour le revendre dans leurs régions. 

Lassaad et Mohamed affirment que "les agents frontaliers des deux côtés font partie des bénéficiaires de ce commerce." Quant au prix payé pour chaque chargement, "il varie" selon Mohamed. Cela signifie que chaque chargement est évalué individuellement, et il est possible de ne pas attirer l'attention "si la contrebande se fait discrètement" en modifiant le réservoir de carburant. Mohamed explique qu'en cas d'accord entre un groupe de contrebandiers et l'un des agents, la route est achetée moyennant un montant précis pour chaque contrebandier.

Malek nous montre les cicatrices sur sa jambe et reconnaît avoir subi de graves brûlures en déchargeant des bidons d'essence. Il pointe du doigt son contrebandier, qui se repose dans sa voiture avant de reprendre la route : "c'est un commerce risqué, le grossiste mise sur l'augmentation des prix, tandis que le détaillant dépend de la quantité de carburant vendue." 

Mahmoud, 28 ans, contrebandier d'essence, 7200 dinars par mois
Wajdi, 33 ans, entre la Garde nationale et le transport de marchandises, 4303 dinars par mois

En 2013, la Banque mondiale a publié une étude sur la contrebande à travers la frontière en Tunisie, concluant que 25% du carburant consommé en Tunisie provenait de l'Algérie. Une autre étude statistique publiée en 2014 estime que la quantité de carburant introduite en contrebande depuis l'Algérie s'élevait à 921 000 mètres cubes, pour une valeur de vente totale d'environ 882 millions de dinars. Ces chiffres sont susceptible d'avoir augmenté depuis, compte de tenu de la fluctuation des prix mondiaux des carburants en raison de la guerre russo-ukrainienne en cours et des crises récurrentes qui affectent le secteur en Tunisie.

Le commerce parallèle de carburant à travers les frontières présente des avantages financiers importants aux contrebandiers et aux consommateurs, même s'il comporte des risques considérables. Bien que cette activité soit "parallèle" au secteur officiel, il y a une corrélation entre les deux, notamment en ce qui concerne les prix.

Alors que l'Etat adopte depuis des années une approche strictement sécuritaire dans sa lutte contre la contrebande, cette stratégie n'a pas encore prouvé son efficacité. Le marché parallèle continuer de prospérer, en particulier compte tenu de l'implication de certains gardes-frontières dans ce commerce.