Derrière la fermeture de Ras Jedir, l’économie tuniso-libyenne en suspens

Depuis plus de deux semaines, le poste-frontière de Ras Jedir se trouve au centre d’une crise sécuritaire, empêchant tout passage. Les camions s’entassent, dans l’attente d’une solution.  Si l’impact de la crise est encore difficile à évaluer, la fermeture de Ras Jedir met assurément en évidence les interdépendances croissantes entre les économies tunisienne et libyenne depuis les révolutions.
Par | 04 Avril 2024 | reading-duration 5 minutes

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“H onnêtement, on ne comprend pas toujours ce qui se passe en Libye”, soupire Lassad, les mains vissées sur son volant, “mais ce qui est sûr, c’est que cette fois ce n’est pas normal”. Chauffeur de taxi à Ben Guerdane depuis 2011, le jeune homme est préoccupé par les conséquences de la fermeture du poste-frontière de Ras Jedir sur la région.

Situé à une trentaine de kilomètres à l’ouest de la ville, Ras Jedir est le principal point de passage entre la Libye et la Tunisie. Quotidiennement, des milliers de voyageur·ses s’y présentent pour traverser la frontière. “Le jour où ils ont fermé, il y avait une file de 5 kilomètres de camion”, explique Lassad.

Dans la nuit du 18 au 19 mars 2024, des affrontements armés éclatent du côté libyen. La décision est prise de fermer le poste-frontière pour protéger les voyageur·ses. Sept jours après le début de la crise, la file de véhicules s'est considérablement réduite mais une quarantaine de camions restent bloqués côté tunisien.

“On attend que les douaniers nous donnent l’autorisation de passer par Dhehiba”, explique l’un des routiers, assis dans la cabine de son camion. Dans leurs véhicules, des marchandises diverses et variées, du ciment jusqu’au papier toilette en passant par des climatiseurs.

Avec cette fermeture de Ras Jedir, le poste-frontière de Dhehiba-Wazin, à 130 kilomètres au sud de Tataouine, est devenu la nouvelle porte de sortie pour les routiers libyens. “La route n’est pas mauvaise, mais ça rajoute presque deux heures de trajet”, expliquent les camionneurs. 

Ceux restés à Ras Jedir s’impatientent, craignant d’être abandonnés à leur sort. “On n’a presque plus d’argent, plus de nourriture ni d’eau”, lance l’un d’entre eux. “Le soir, pour rompre le jeûne, on doit prendre le camion pour aller à Ben Guerdane”, explique un groupe de jeunes hommes. “Il n’y a plus personne ici !”, déplorent-ils. Force est de constater que les alentours du poste-frontière sont totalement déserts. Les habitant·es de Ben Guerdane, comme Lassad, ne peuvent que compatir, partageant également un sentiment d’abandon.

“Ce sont les voyageurs qui font tout tourner ici !”, déplore le chauffeur de taxi, ajoutant que “tant que Ras Jedir sera fermé, plus rien ne fonctionnera”.

Une crise venue de Libye

Côté tunisien, la marge de manœuvre pour résoudre la crise est presque inexistante. Les affrontements qui déstabilisent la zone frontalière prennent en effet leur source dans l’instabilité politique qui touche l’Ouest libyen depuis plusieurs mois.

En l’occurrence, le litige oppose les milices amazighs de Zouara, une ville située à 50 kilomètres de la frontière, aux forces du gouvernement d’unité nationale (GNU). Dirigé par le Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah depuis 2021, le GNU est l’autorité politique reconnue par l’ONU en Libye. Basé à Tripoli, une partie du territoire libyen échappe à son contrôle, notamment l’Est du pays“Les Amazighs de Zouara contrôlent quelques territoires stratégiques en plus de leur ville, comme le complexe de Mellitah*, et le poste-frontière de Ras Jedir”, explique Jalel Harchaoui, chercheur associé au RUSI et spécialiste de la Libye. Un monopole gênant les velléités du GNU, et notamment du ministre de l'Intérieur Emad Trabelsi.

“Emad Trabelsi prend très au sérieux son rôle de ministre, d’un gouvernement formel qui en théorie devrait avoir le contrôle de ces territoires, et se focalise donc particulièrement sur les Amazighs”, précise Jalel Harchaoui.

“Le ministre de l'Intérieur a demandé à un groupe de Tajoura d’intervenir à Ras Jedir”, explique le chercheur, “mais ils se sont fait totalement humilier”. Dans la soirée du 18 au 19 mars, ces miliciens loyaux au GNU ont en effet été rapidement chassés de Ras Jedir par les groupes armés de Zouara.

Dans ce contexte, difficile de savoir comment la situation évoluera à court terme. Après avoir exprimé à plusieurs reprises sa volonté de reprendre le contrôle de Ras Jedir, Emad Trabelsi a pris la parole le 31 mars, pour assurer que ses services “travaillent à la réouverture du poste-frontière”. Deux jours plus tôt, les autorités de Zouara déclaraient chercher “une coopération continue, pour résoudre les problèmes actuels et promouvoir la stabilité”.

Reste que cette stabilité est loin d’être garantie. Le 24 mars, le GNU a émis une circulaire de mobilisation à l’intention de différentes milices fidèles au ministre de l’Intérieur, tandis que les combattants de Zouara ont reçu le soutien d’autres groupes armés, amazighs mais aussi arabes. Pour Jalel Harchaoui, la volonté du GNU se heurte aussi au “déficit de puissance” du Premier ministre Dbeiba, dont la figure ne fait pas l’unanimité dans l’Ouest.

“Attendons le bilan… mais il est possible qu’il s’agisse d’un affaiblissement supplémentaire, en plus de tous les coups durs que Dbeiba est en train de digérer en ce moment”, alarme Jalel Harchaoui.

Des conséquences pour l’économie formelle et informelle

Quelle qu’en soit l’issue, l’impasse politique dans laquelle se trouve l’Ouest libyen impacte déjà fortement l’économie des régions frontalières. Ras Jedir fait est d’abord l’une des pièces maîtresses du corridor commercial entre la Tunisie et la Libye. Après une forte chute des transactions suite à la révolution, le commerce semblait avoir repris le chemin de la croissance ces trois dernières années, surtout depuis la Tunisie vers la Libye.

Avec plus de 850 millions de dollars d’exportations vers le pays en 2023, la Libye représente le principal marché en Afrique pour l’économie tunisienne. Toujours du point de vue des exportations, le pays voisin se hausse à la cinquième place des principaux partenaires de la Tunisie, derrière la France, l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne.

Evolution des volumes échangés entre la Libye et la Tunisie (2011 - 2024)  

“C’est vraiment un marché dynamique, il y a plein de possibilités”, assure Nadim, un quarantenaire originaire de la banlieue de Monastir. Installé en Libye depuis près de cinq ans, il fait l’acquisition d’un restaurant à Zouara en 2022. “Je suis associé à un Libyen”, explique Nadim, “les affaires marchent bien”.

Sauf que pour relier le Sahel tunisien à Zouara, la fermeture de Ras Jedir fait sensiblement augmenter le temps de trajet. En attendant la réouverture du poste-frontière, Nadim délègue donc entièrement la gestion du commerce à son associé. “Bien entendu, il y a aussi moins de clients, puisque les voyageurs ne passent plus par Zouara”, explique le propriétaire du restaurant.

“Avec ce type de problèmes à la frontière, les prix augmentent, tout devient cher, et les affaires marchent moins bien”, déplore Nadim.

En plus des échanges formels, c’est également toute l’économie parallèle du Sud tunisien qui est mise en danger. À Ben Guerdane notamment, le long de “la ligne”, la route menant à Ras Jedir habituellement saturée de commerces et de clients en transit, les affaires sont désormais au point mort.

“Pour l’instant on a encore des réserves de devises, mais plus aucun client”, lance le tenancier d’un bureau de change, d’un ton las. Comme lui, des dizaines d’autres cambistes patientent dans leurs magasins, le long d’une route presque déserte. Les vendeurs d’essence et les garagistes ont quant à eux fermé boutiques.

Au centre-ville, les répercussions de la fermeture de la frontière se font également sentir dans les commerces de proximité. De manière plus ou moins légale, ces derniers avaient l’habitude de se fournir en produits de base via la Libye. “Avec les pénuries, c’était comme ça qu’on arrivait à avoir du sucre ou de la farine”, assure le tenancier d’une petite épicerie.

 “Maintenant, au marché, le seul qui peut continuer à travailler, c’est le coiffeur”, lance le commerçant d’un ton ironique.

Excédés par la situation, certains habitants de Ben Guerdane ont manifesté leur mécontentement dans la rue, dans la nuit du 30 au 31 mars, en mettant le feu à des pneus et des poubelles dans le centre-ville. Tant que la frontière reste fermée, ce type de scènes pourrait être amené à se répéter, ajoutant donc un enjeu de maintien de l’ordre à la crise de la frontière.

L’angoisse sécuritaire

Malgré ce contexte, les habitants de Ben Guerdane assurent tous ne pas avoir peur de potentielles répercussions sécuritaires . “Depuis 2016, notre région est très bien contrôlée”, assure Lassad. “Nos soldats sont déployés tout le long de la frontière”, explique-t-il le doigt pointé vers le désert.

Pour lui comme pour le reste des habitant·es, le souvenir de l’incursion djihadiste de mars 2016 est encore prégnant. À l’époque, des dizaines de combattants de l’Etat islamique en Libye ( pour la plupart tunisiens) étaient parvenus à entrer dans Ben Guerdane, avant d’être rapidement repoussés par les forces de défense.

Si les ressorts de la crise sont très différents, il reste que la diffusion de la vidéo d’un milicien libyen menaçant de prendre Ben Guerdane, le 30 mars, a suscité de vives réactions. Le groupe armé dont il est membre, l’appareil de support et de stabilité (SSA), une milice accusée de graves violations des droits de l’homme, a même publié un communiqué garantissant que des sanctions seraient prises contre les miliciens ayant publié cette vidéo.

“Ça reste anecdotique, et ne représente pas du tout la volonté des cadres du SSA”, explique Jalel Harchaoui, précisant que “personne ne s’intéresse au fait de faire des incursions en Tunisie”.

À Ben Guerdane, les forces de sécurité semblent se tenir prêtes. Sur les réseaux sociaux, des images semblent montrer des membres de l’armée être déployés au poste-frontière. Selon un routier libyen, “il y a toujours eu beaucoup de soldats et de policiers à Ras Jedir et Ben Guerdane”. Leur présence paraît d’autant plus rassurante que l’instabilité à la frontière semble devoir perdurer.