En décembre 2023, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a approuvé un budget d’un montant de 192 millions 469 dinars destiné à l’ISIE pour l’exercice 2024, année des élections des conseils locaux, et de l’élection présidentielle prévue à l’automne 2024.
Un budget presque trois fois supérieur à celui de l’année précédente, alors que les résultats peinent à suivre. En effet, lors du premier tour des élections des conseils locaux, 11,66% des Tunisien·nes se sont rendu·es aux urnes, tandis que le second tour a mobilisé 12,53% des électeur·ices.
L’Instance elle-même n’explique pas cette dissonance entre les moyens consentis envers l’institution et les résultats décevants dans les urnes.
Un budget au millime près
Pour les Tunisien·nes, le désintérêt pour les urnes n’est pas nouveau. En janvier 2023, lors des législatives, les scores étaient sensiblement les mêmes : 11,2% au premier tour et 11,3% au second.
Était-ce en réaction à la persistance de ces piètres performances, qu’avec l’aval de l’ARP, le budget de l’Instance est monté en flèche en décembre dernier ? Une hypothèse réfutée par Mahmoud El Ouaer, membre du conseil de l’ISIE et ancien magistrat à la Cour des comptes, “car il n’y a pas de raison de dépenser des millions de dinars pour des campagnes de sensibilisation sans garanties de résultats, surtout quand on connaît la situation des finances publiques.” L’Instance n’aurait ainsi consacré qu’une partie minime du budget à sa communication digitale, l’objectif étant de “sensibiliser”.
Le 6 décembre 2023, lors de son audition par les député·es, le président de l'ISIE, Farouk Bouasker, a indiqué que la majeure partie des ressources du budget de l’ISIE est consacrée au “règlement des factures des ministères et des entités impliquées dans l'organisation des élections”, ainsi qu'au paiement des salaires des personnes engagées lors des périodes électorales.
Des propos confirmés par El Ouaer, qui indique que ces intervenants publics sont, entre autres, les ministères de l’Intérieur et de la Défense “qui mobilisent beaucoup de matériel, de transport et d’effectifs”. Le membre du conseil indique que “le gros lot” pour la majeure partie des dépenses concerne la rémunération de 40.000 agent·es temporaires, principalement des étudiant·es ou des diplômé·es au chômage, travaillant le jour du scrutin.
Le membre du conseil a également indiqué que le budget prenait en compte les élections présidentielles à venir, et les élections municipales, “si elles venaient à être organisées”.
Des millions de SMS
Si ces campagnes sur le terrain demandent un investissement financier conséquent, une toute autre forme de sensibilisation n'a pas coûté un seul millime à l’ISIE malgré son envergure : l’envoi de SMS, destinés à mobiliser les électeur·ices vers les urnes.
L’Instance a en effet pu compter sur la collaboration des trois opérateurs de téléphonie mobile du pays, à savoir Ooredoo, Tunisie Telecom et Orange, pour toucher les Tunisien·nes au plus près. Malheureusement cette campagne par SMS, entièrement gratuite pour l’ISIE, s’est révélée être plus agaçante qu’efficace, admet le membre du conseil de l’Instance.
“On dépassait les 100 millions de SMS, chaque personne recevait 10 ou 15 messages. Au point que les gens ont été gênés de recevoir tous ces SMS, ils ne les supportaient plus, on a eu des réclamations pour les stopper.”
En parallèle, l’ISIE s’est également démarquée sur les réseaux sociaux, à coups de tweets sponsorisés pendant la période de l’entre-deux-tours. “Après les législatives, l’Instance a fait le choix de s’éloigner des supports de communication classique et de miser sur le digital”, admet El Ouaer, qui ajoute que la cible “était surtout les jeunes”.
Une stratégie à priori censée, sachant que plus d’un·e utilisateur·rice des réseaux sociaux sur deux a entre 18 et 34 ans. Pourtant, lors du second tour et d’après les décomptes de l’Instance, les moins de 36 ans ne représentent que 21% des électeur·ices, soit 108.993 sur 523.945.
La visibilité ne paye pas
Afin de déployer son plan de communication digitale, l’ISIE publie le 18 janvier 2024 un avis d’appel d’offres ainsi que le cahier des charges correspondant.
Les résultats du concours, publiés sur le portail TUNEPS, indiquent que Thrive, un cabinet de consulting en communication, qui s’était déjà occupé de la campagne pour le premier tour, a remporté l’appel d’offres pour un montant de 269.182,760 dinars.
D’après le Plan Social Ads Incitation au vote 2ème Tour, consultable sur le site de l’ISIE, l’opération médiatique a été programmée pour une durée de 10 jours, du 26 janvier au 4 février. Le document donne une idée de l’ampleur attendue pour cette campagne.
À travers Facebook, Instagram, Google Ads et Twitter, les objectifs, formats et placements sont multiples. Respectivement : engagement, brand awareness, trafic et vues de vidéos ; photos et vidéos, search et annonces display et ce, via des publications sur les fils d’actualité, les stories, Google et Youtube. En tout, le planning prévoit 79 publications, chacune répétée deux fois par semaine.
Les tweets sponsorisés par l’Instance sur Twitter rappellent la date du second tour, appellent à la vérification de l’inscription des électeur·ices, et les invitent à découvrir les biographies des candidat·es.
Contactée par inkyfada, l’entreprise chargée du plan de communication n’a pas été en mesure de communiquer les résultats de cette campagne, pour des raisons de confidentialité. L’Instance a néanmoins indiqué que le rapport final relatif à l'exécution des objectifs serait publié prochainement.
Malgré tout, Mahmoud El Ouaer considère que les objectifs, dans l’aspect de la sensibilisation, ont été réalisés : “inciter les jeunes au vote, c’est un objectif noble. Toutes nos diligences ont été faites”. Concernant la participation, “l’ISIE peut assumer une part de responsabilité, mais beaucoup de choses entrent en jeu. Le taux de participation mérite des études approfondies et objectives”, affirme le membre du conseil.
Bassem Maater, président de l’Association Tunisienne pour l’Intégrité et la Démocratie des Élections (ATIDE), s’oppose à ce raisonnement en imputant “l’échec de la campagne de sensibilisation à l’Instance, qui est en grande partie responsable.” Il argumente que les stratégies de l’ISIE, notamment quand elles sont appliquées par le biais des médias traditionnels comme la télévision, ont été mal pensées.
“Déjà, il y a des citoyens qui ne comprennent pas de quoi il s’agit [ndlr : les élections locales], et surtout il y en a d'autres qui ont beaucoup de questions auxquelles il n’est pas possible de répondre dans un spot publicitaire de 20, 30 ou 40 secondes.”
Maater exprime son désaccord concernant la décision de sponsoriser sur Twitter en indiquant : “je pense que c'est la dernière plateforme que les Tunisiens utilisent. Je ne sais pas quel impact l'utilisation de Twitter aura”. Il souligne que les Tunisien·nes sont davantage dépendant·es à Facebook, Instagram, et TikTok, plutôt qu'à Twitter.
Une couverture médiatique mitigée
La Coalition Ofiya pour l’intégrité et la démocratie électorale, un réseau de huit associations qui prône la démocratie participative, et l’application des principes de bonne gouvernance, a entrepris un monitoring de la couverture médiatique du second tour des élections.
Celle-ci a été jugée “faible” par l’association, qui a présenté les résultats de cette opération lors d’une conférence de presse organisée le 13 février dernier.
En effet, tous médias confondus (presses écrite et électronique, télévision et radio), la moyenne hebdomadaire du nombre de sujets consacrés aux élections est de 1198 pour le second tour, de 213 pour le premier tour, contre 1963 pour les élections municipales de 2018.
Ibrahim Zoghlami, président de la coalition Ofiya, indique qu’indépendamment du facteur médiatique, les élections se sont déroulées dans un contexte socio-économique particulier, ce qui explique les faibles taux de participation enregistrés.
“Lorsque les citoyens attendent devant les magasins pour obtenir des produits de base en pénurie, ils n'ont plus la possibilité de faire la queue devant les bureaux de vote”, explique-t-il.
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Il estime également que l'absence de financement public pour les candidat·es a contribué à une campagne électorale “fade”, terme également utilisé par Bassem Maater pour la décrire. Pour Zoghlami, cette expérience électorale n'a “ni émergé d'un consensus, ni résulté d'une large consultation.”
Paradoxalement, toujours selon le rapport de la coalition Ofiya, environ 20,4% des articles de presse écrite ont traité de l'ISIE, tandis que 15,7% se sont penchés sur l'analyse de la situation politique, économique et sécuritaire en relation avec ces élections.
Du côté de la sphère numérique, la coalition a observé une forme de dédain pour ces élections locales et pour l’ISIE. En surveillant les discours de haine notamment dans les commentaires et réactions aux publications sur les réseaux sociaux, la coalition a recensé les sentiments des utilisateur·ices. Sur 500 publications ayant pour sujet les “élections locales”, enregistrées au lendemain des élections, dans la nuit du 4 au 5 février 2024, 91% était des réactions de rire.
Par ailleurs, le suivi des interactions, des publications et des échanges a permis de répertorier 505 termes liés à la haine. Par fréquence, les cinq mots les plus utilisés étaient les suivants : “mascarade”, “échec”, “lèche-culs”, “fiasco”, “foirer”.
“Tant que ce n’est pas interdit, on l’exploite”
Là où l’ISIE parle de “sensibilisation”, nombreux sont ceux qui soutiennent que la campagne médiatique de l’ISIE, notamment sur les réseaux sociaux, relève de la publicité.
Dans les textes, qu’il s’agisse de la loi organique n° 2012-23 du 20 décembre 2012, promulguant la création de l’Instance, ou le décret-loi n° 2022-22 du 21 avril 2022, modifiant et complétant certaines dispositions de la loi organique, rien n’interdit explicitement la publicité. L’article 2 de la loi organique dispose seulement que “l’Instance [...] veille à assurer des élections et référendums démocratiques, libres, pluralistes, honnêtes et transparents.”
Mahmoud El Ouaer explique en effet qu’il n’y a “aucun problème du point de vue de la législation ou de la réglementation. Tout ce qu'on a fait sur ce plan là, est légal et réglementaire et notre seul message est l’incitation au vote.”
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Interrogé par inkyfada au sujet du potentiel problème éthique soulevé par la sponsorisation et la publicité de l’Instance sur les réseaux, El Ouaer maintient que l’ISIE “a un message à faire passer. Un message à envoyer aux jeunes et tant qu'on a pas d'interdiction, tout est dans le cadre légal. Tant que ce n'est pas interdit, on l'exploite. Le jour où ça sera interdit, bien sûr, on respectera l'interdiction.”
Un message dont la bonne réception n’est pas réellement palpable dans la mesure où, sur Facebook, les commentaires sous les publications de la page officielle de l’Instance ont été verrouillés.
“Ça, on ne le comprend pas”, dénonce le président de l’ATIDE. “L’ISIE doit être proche des électeurs, accepter les remarques, bonnes ou mauvaises, et réagir aux questions qui lui sont posées”, continue-t-il.
En guise de réponse, le membre du conseil de l’ISIE défend que les commentaires ont été désactivés car l’institution ne trouvait pas nécessaire de se faire “insulter indûment”. “Il faut faire la part des choses entre la liberté d’expression et l’insolence. Les gens sur les réseaux sociaux confondent les deux, mais l’insolence est inacceptable”, soutient El Ouaer.
Pour l’ancien magistrat, le problème se situe autre part. Sur les réseaux sociaux, “les gens sont méfiants là où ils voient un lien avec la politique.”
Fatma Dusseaut, docteure en Sciences de l'Information et de la Communication, constate quant à elle, “que les réseaux sociaux sont devenus un champ de théâtralisation de la vie politique plus qu’un espace de contestation ou de revendication”.
Des années de désintérêt…
Le 8 mars 2023, Kaïs Saïed dissout les conseils municipaux sur l’ensemble du territoire tunisien, quelques mois avant leur renouvellement. Le même jour, le président signe un décret-loi pour instituer des conseils locaux au niveau des délégations et en définir les modalités.
Depuis cette décision, l’ISIE a donc dû s'atteler à l’organisation des élections de ces conseils qui doivent élire les représentant·es régionaux·ales. Chaque délégation aura désormais, pour la première fois, un conseil élu au suffrage direct.
Or, ni la Constitution ni aucune loi ne précisent le mandat et les pouvoirs de ces conseils locaux, en quoi ils diffèrent des 350 conseils municipaux déjà existants, ou comment les deux interagiront les uns avec les autres. Les prérogatives et responsabilités de ces conseils ne sont pas connues et n'ont pas été clarifiées à l'approche du premier tour.
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En ce qui concerne la mobilisation électorale, “l’engouement a laissé la place à la déception, voire le désintérêt”, affirme Fatma Dusseaut. Un sentiment d’inquiétude serait fortement “partagé face à un avenir incertain et à une situation économique préoccupante”, selon la docteure.
Pourtant, la préoccupation de l’ISIE sur l’inscription des électeur·ices et l’abstention ne date pas de 2022 et de sa mise aux ordres par l’exécutif, affirme Riadh Amine Ben Mami, chercheur en sciences politiques.
“Il y a eu une étude qualitative de l’ISIE, réalisée en interne, pour déterminer pourquoi il y a eu autant d’abstention aux législatives en 2014”, raconte Ben Mami. Il ajoute que les résultats ont démontré que les député·es n’étaient pas perçu·es comme accessibles par les électeur·ices.
De retour en 2024, c’est le même son de cloche du côté de la coalition Ofiya qui déplore dans ses conclusions l’absence totale d’intérêt pour les programmes et campagnes des candidat·es par les organes de presse électronique et audiovisuelle.
Le membre du conseil de l’ISIE et le président de l’ATIDE expliquent chacun à leur manière, les raisons des faibles taux de participation.Pour le premier, l’absence d’information dans les médias sur les programmes des candidat·es où “le mode de scrutin, un vote nominal basé sur les personnes diffère des élections partisanes où l’idéologie joue un grand rôle”.
Pour le second, le problème réside dans l’ignorance sur les enjeux de ces élections “qui a créé un flou dans les esprits des Tunisiens, qui pensent que la Tunisie se trouve dans un système politique présidentiel où le pouvoir est centralisé entre les mains du président”.
Mahmoud El Ouaer attribue par ailleurs les disparités dans les résultats au “facteur de proximité”, la faible participation électorale dans les grandes villes ayant eu un impact sur le taux global. Pour l’ancien magistrat, “dans les petites villes, chacun se connaît, et les candidats peuvent faire campagne à petite échelle”.
“Le gouvernorat de l’Ariana a enregistré un taux de participation de 4%, celui de Tunis un taux de 5% et Ben Arous 6%. En revanche, le gouvernorat de Sidi Bouzid a enregistré un taux de participation de 26% et celui de Zaghouan, 22%.”
Les régions rurales ont parfois enregistré de forts taux de participation atteignant même jusqu'à 70% au niveau local ou dans certaines circonscriptions là où les grandes villes ont enregistré les taux les plus bas, explique-t-il.
Bassem Maater se remémore l’ancien modus operandi de l’ISIE et de ses partenaires de la société civile. “On distribuait des flyers, on allait dans les campagnes, les quartiers populaires, et on parlait aux jeunes, qui à leur tour, parlaient à leurs parents”, évoque-t-il.
Riadh Amine Ben Mami corrobore : “la stratégie de l’ISIE visait surtout les espaces ruraux, et l’Instance faisait des partenariats avec des associations qui travaillaient sur ces espaces-là”.
… et une élection présidentielle attendue
Interrogé au sujet de l’élection présidentielle à venir, au regard des résultats décevants des élections locales et de la réaction des futur·es électeur·ices, Mahmoud El Ouaer déclare que l’Instance est prête et s’attend à plus de concurrence.
“L'enjeu est autre, au vu de la Constitution et des pouvoirs qu'a le président de la République, ça peut encourager beaucoup de gens à se présenter. Ça nous convient en tant qu'ISIE d'avoir une pluralité pour ces élections, on est prêt à organiser des élections transparentes et intègres.”
Des dires qu’il faudra attendre pour vérifier s’ils avèrent plausibles, dans un contexte où toute forme d’opposition est systématiquement attaquée, et où le peu d’opposant·es encore en liberté doutent encore de leur participation à cette élection.
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Le décret 54 est une autre considération, soulève le président de la coalition Ofiya, mettant en danger la liberté d’expression et ayant poussé les citoyens à s’autocensurer et à éviter les publications sur les réseaux sociaux pour échapper aux poursuites.
Alors que la femme politique Abir Moussi est visée par une nouvelle instruction pour diffamation suite à une plainte de l’Instance, Mahmoud El Ouaer soutient que les “plaintes de l'ISIE sont plus nombreuses contre les soutiens du président que ses opposants” et qu’il n’y “a eu aucune intervention d’aucune autorité pour épargner qui que ce soit”.
Bassem Maater admet qu’il lui est difficile de parler d’élections démocratiques, “vu comment la loi [ndlr : électorale] et toutes les législations émanent d’en haut”. Le président de l’ATIDE confesse néanmoins attendre les conclusions de la Cour des comptes, qui est “la plus apte” à rendre des jugements légaux vis-à-vis des agissements de l'ISIE.