En face, l'État et les autorités locales ont d’abord brillé par leur silence. Le samedi 8 juillet, le président s’est finalement exprimé, affirmant que les migrant·es recevaient un “traitement humain (...) conforme aux valeurs de la Tunisie” et a nié l’existence de violences, arguant que des personnes propagent de “fausses informations”.
À l’origine de la violence, un sombre fait divers : dans la nuit du 3 au 4 juillet, un Tunisien de 42 ans est mort, poignardé - selon les autorités - par des Subsahariens. L’information est largement diffusée suite à la publication d’une vidéo par un député local, Tarek Mahdi. Une semaine plus tard, très peu d’informations officielles ont été communiquées sur cette affaire, à part l’arrestation de trois Camerounais, qui seraient impliqués dans le meurtre.
“Jusqu’à maintenant il n’y a rien de clair”, commente Maître Wajdi Aydi, avocat et ancien adjoint au maire.
“Qui l’a tué ? Comment est-il mort ? Et puis même si ce sont des migrants, (...) tous les migrants doivent-ils être accusés ? Ce genre de crime peut arriver mais tu ne punis pas tout le monde !”.
Dans les jours qui suivent, la ville s’embrase. Des Tunisien·nes affirment, dans plusieurs vidéos, vouloir faire justice eux-mêmes, et dénoncent le manque d’action de l’État face à une “invasion”. Des bandes s’organisent, délogent les gens et les jettent dans la rue. Autour du rond-point de Beb Jebli, dans le centre-ville de Sfax, certain·es migrant·es brandissent des panneaux de fortune sur lesquels le mot “paix” est griffonné, en arabe en ou en français. “Chez nous, il y a plein de Tunisiens, ils ne sont pas traités comme ça. On veut juste travailler ici et avoir la liberté. Pourquoi toute cette violence ?”, s’exclame un jeune homme qui a été expulsé de chez lui.
Des migrant·es subsaharien·nes passent nuit et jour dans le parc en face du rond-point de Beb Jebli. Crédits photo : Matteo Trabelsi, inkyfada.
"Ce sont des crimes contre l’humanité”
Sur le rond-point de Beb El Jebli, ils et elles sont des centaines, regroupé·es dans des conditions insalubres. À la vue de tou·tes, des jeunes hommes, des femmes et leurs enfants passent la journée sous un soleil étourdissant, au milieu de la pollution et des déchets. “Ils m’ont attrapé, ils m’ont frappé, ils ont des machettes et des matraques. Ils te frappent direct. Ils ont tué beaucoup de personnes, on n'en parle pas !”, témoigne un homme.
Comme la plupart de celles et ceux qui vivent désormais dehors, autour de la place de Beb Jebli, il a été délogé de chez lui par des Tunisien·nes. “Une mafia”, répètent plusieurs personnes.
“Sur les vidéos, on voit des couteaux, des poignards, des bâtons. Ils font coucher des migrants, même le sol. Ils se filment, ils font des selfies, ils retournent la caméra. À visage découvert. Aujourd'hui, zéro enquête ouverte”, dénonce Franck Yotedje, président de l’association Africa Intelligence et figure de la société civile locale.
Ils et elles sont nombreux·ses à rapporter les mêmes témoignages. Racketté·es, après avoir perdu leur passeport, leur argent et souvent leur téléphone, beaucoup ont fui pour se retrouver dans ce parc public, en attendant une solution qui ne vient pas. La journée, quelques associations et citoyen·nes solidaires apportent de l'eau et de la nourriture. Mais l’endroit est loin d’être sûr et la crainte des agressions est partout.
Dans la nuit du 7 au 8 juillet, un jeune homme, F., a été attaqué à proximité de la place. Des Tunisien·nes lui ont donné un coup de machette sur le crâne. Il est transporté vers le centre hospitalier de Sfax et pris en charge à l’hôpital Habib Bourguiba. Là-bas, le nombre de patient·es subsaharien·nes ne cesse d’augmenter ces derniers jours.
Dans le couloir, un homme au bras cassé dort à même le sol, manquant de se faire marcher dessus. Il n’y a pas assez de lits disponibles pour l’accueillir.
Dans les couloirs de l'hôpital Habib Bourguiba de Sfax, les moyens ne sont pas suffisants pour faire face aux nombreux migrants agressés qui affluent. Crédits photo : Matteo Trabelsi, inkyfada.
Dans une chambre au bout d’un couloir sombre, M., originaire du Sierra Leone, est assis sur le bord d’un lit. Son visage est marqué par la fatigue. Le jeune homme n’est pas blessé, mais son fils de 6 ans, allongé dans le lit, a la jambe fracturée. “Quand nous dormions, la mafia est arrivée. Ils avaient des couteaux et nous ont poussés. Mon enfant est tombé. Sa jambe s'est fracturée, elle s'est cassée”, relate le père.
En racontant son histoire, les yeux de M. s’emplissent de larmes. Il a tout perdu dans l’agression. Sans argent, il ne peut payer les soins de son fils . “Je ne sais pas quoi faire. Je pense que je dois rester un peu. (...) Mais je n'ai pas d'argent, ils ont pris tout mon argent”.
Dans le lit voisin, C. serre les dents à cause de la douleur qui émane de sa jambe fraîchement plâtrée. A côté de lui, un document atteste qu’il peut sortir . “Mais pour aller où ?!”, s’exclame C. Pour échapper à ses agresseurs, venus le déloger, C. a sauté par la fenêtre de son immeuble. Hors de question de rentrer chez lui désormais. Il n’a nulle part où aller.
Derrière sa notification de sortie, une feuille de papier précise ses informations personnelles et son état de santé. A côté de la case “Fracture”, le document mentionne la cause de la blessure : “Agression”.
“Tous. Ils sont tous là pour des agressions”, soupire une médecin.
En-dessous, une ligne précise les modalités de paiement : “Plein tarif”. Mais sans papiers ni argent, ils sont bloqués à l’hôpital, sans solution. “La seule solution c’est fuir”, résume l’un des médecins. Ils se doutent que ces patients ne pourront pas payer et qu’ils partiront sans régler la facture. Mais si ces victimes doivent de nouveau se rendre à l’hôpital ou consulter un médecin, elles risquent, en vue de ces impayés, de ne pas être prises en charge.
Sous son bandage, F. a une blessure d’une dizaine de centimètres, trace de la machette qui lui a transpercé le crâne. Crédits photo : Haïfa Mzalouat, inkyfada.
Dans le désert, des individus livrés à eux-mêmes
Dans la salle d’attente de l’hôpital, F. trépigne. Malgré sa blessure, il n’a qu’une pensée en tête : Qu’est devenu son ami, présent avec lui, lorsque la police l’a emmené à l’hôpital ? “Lui, il n’était pas blessé. Il est monté dans une voiture de police et je pensais le retrouver ici”, raconte F. “Mais il n’est pas là ! Où est-il ?”, répète-t-il.
Le jeune homme craint qu’il n’ait été emmené vers la frontière tuniso-libyenne, comme des centaines d’autres Subsaharien·nes. Des dizaines de témoignages, de vidéos ainsi que des rapports de la société civile tirent la sonnette d’alarme. Il y aurait des centaines de personnes présentes, abandonnées dans “une zone tampon à partir de laquelle ils ne peuvent ni entrer en Libye, ni retourner en Tunisie”.
Il a fallu attendre une semaine pour qu’une délégation humanitaire puisse se rendre dans cette zone militaire, alors que leurs conditions sont dénoncées depuis déjà cinq jours. Cette visite intervient après la rencontre entre Abdellatif Chebbou, le président du Croissant rouge tunisien (CRT) et Kaïs Saied ce samedi 8 juillet à Carthage.
“Tout ça, c'est juste essentiel pour éviter une catastrophe humaine. (...) Aujourd'hui il faut une solution politique complète en ce qui concerne ces gens coincés aux frontières algériennes et libyennes”, commente Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).
Du côté de la frontière algérienne, vers la région de Tamerza, Romdhane Ben Amor affirme que de l’aide humanitaire a pu être distribuée. “On n’a pas été empêché d'apporter de l’aide, donc on y va très souvent. Mais la situation est dure. Parce que les autorités tunisiennes refusent de les faire entrer sur le territoire tunisien et de l’autre côté les autorités algériennes refusent de les faire entrer sur le territoire algérien”, explique-t-il.
D’après les témoignages, les personnes interrogées ont été amenées, depuis Sfax, par la police, la Garde nationale ou l’armée. Sur la place Beb Jebli, à Sfax, des migrant·es confirment que des bus viennent les cueillir durant la nuit.
“Hier ils sont venus à 2h du matin pour nous enlever dans le désert. Ils vont revenir”, prédit Abderrahmane, un Guinéen de 17 ans. “Ici on est peut-être 800 ou 1000. Ils sont venus avec quatre bus, il y avait la police, ils voulaient nous attraper. La Libye c’est l’enfer, quelqu’un a appelé, il n'y a pas d’eau, il n’y a rien. Ils dorment par terre. Les bus les déposent et repartent. Il y a plus de 600 personnes comme ça”.
Dans les déportations, aucune distinction n’est faite, tant en ce qui concerne leur vulnérabilité que leur statut administratif. “Les personnes expulsées (...) comprenaient au moins 29 enfants et trois femmes enceintes, ont déclaré des personnes interrogées. Au moins six personnes expulsées étaient des demandeurs d'asile enregistrés auprès de l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), tandis qu'au moins deux adultes avaient des cartes consulaires les identifiant comme étudiants en Tunisie”, détaille un rapport de Human Rights Watch.
“Ce qui se passe actuellement touche tout le monde”, confirme Maître Wajdi Aydi. “Il y a des étudiants subsahariens qui ont leurs papiers. On a aussi des réfugiés qui ont leur carte d’asile. Même les noirs tunisiens ont été touchés. C’est vraiment une anarchie que tu ne trouves dans aucun pays”.
Ce n’est pas la première fois que des migrant·es sont déporté·es vers le désert. Mais c’est la première fois que ces expulsions prennent de telles proportions, allant à l’encontre de toutes les conventions de droits humains. Human Rights Watch dénonce une violation de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et des Conventions onusiennes sur les réfugiés et les droits humains, ratifiées par la Tunisie. “Toi, en tant qu’Etat qui a des engagements à l’échelle internationale, tu prends les gens et tu les jettes dans le Sahara ?”, s’exclame l’avocat.
Cette pratique n'est pas nouvelle dans la région. “En Algérie, c’est une modalité de gestion structurelle des migrations, pratiquée depuis au moins une vingtaine d’années, complètement assumée par l’État”, commente un spécialiste des migrations ayant requis l’anonymat. “En Tunisie, il y a plusieurs cas depuis 2012-2013 mais très sporadiques. Jusqu’ici, ce n’était pas une pratique ordinaire”.
Le spécialiste souligne que le caractère massif des déportations des derniers jours marque une rupture, même si pour l’instant, cela n’a pas été assumé au niveau des autorités officielles et notamment par le ministère de l’Intérieur, qui ne s’est pas exprimé. À l’échelle de Sfax, un député local, Moez Barkallah, s’est quant à lui félicité d’avoir expulsé plus de 1000 migrant·es depuis l’Aïd El Kebir vers les frontières.
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Le rôle ambigu des forces de l’ordre
Depuis le début des violences, les forces de l’ordre sont très présentes dans la ville. “Vous entendez les hélicoptères ? En sept ans à Sfax, c’est la première fois que j’en entends autant”, rapporte Franck.
La nuit, autour du rond-point de Beb Jebli, des agents patrouillent régulièrement, pour s’assurer que des débordements n’aient pas lieu. Dès que la nuit tombe, la police encercle la place, et semble les protéger. Pourtant, ce sont les mêmes forces de l’ordre qui débarquent avec des bus, pour les déporter à la frontière tuniso-libyenne, au cœur de la nuit.
D’après plusieurs témoins, cette présence nocturne contraste avec leur attitude la journée, fermant les yeux sur les nombreuses agressions que subissent les migrants subsaharien·es. La quasi-totalité des personnes interrogées expriment ainsi leur incompréhension quant à l’inaction des forces de l'ordre devant le pillage de leurs maisons face aux groupes d’agresseurs, qui atteignent parfois jusqu'à 50 à 60 personnes.
“Eux ils ne brûlent pas nos maisons directement, mais ils ferment les yeux. C’est encore pire”, témoigne un jeune homme.
Pour Franck Yotedje, l’inaction des forces de l'ordre est aussi à souligner. “Ce qui m'a fait mal, c’est que les gens visent et caillassent des migrants… Et dans les vidéos, je vois un gyrophare en train de tourner.” La police encadre donc les heurts, en “protégeant” les migrant·es. “Mais ça ne suffit pas. Il faut arrêter celui qui caillasse. C'est un crime. Ce n'est pas un délit.”
“Les gens se vantent d'avoir contribué à la déportation ou à l'épuration, c'est l'expression qu'on utilise, l'épuration de noirs. Les gens se vantent, les gens font des directs. Les élus de la nation font des directs”, souligne l’activiste.
Entre les agresseurs et la police, certain·es ont tristement fait leur choix. Si la police n’agit pas, les Subsaharien·nes témoignent également d’un rapport avec les forces de l'ordre qui “pourrait être pire” au vu des comportements de leurs agresseurs. “Je suis plus protégé par la police car je risque juste de me faire arrêter, alors que les autres peuvent me tuer”, commente I., arrivé en Tunisie il y a moins d’un an.
Ce jeune Sierra-léonais est assis par terre en marge du marché de fripes de Beb Jebli. Devant lui, sa petite sœur et ses trois nièces tendent des casquettes aux passant·es, réclamant des pièces. Une femme s’approche et tend quelques sandwichs aux enfants. Émue, elle arrive seulement à murmurer : “Ce n’est pas humain”.
M., une enfant sierraléonaise tend une casquette aux passant·es pour obtenir un peu de monnaie. Crédits photo : Haïfa Mzalouat
Sfax, ville migratoire délaissée
En février dernier, Kaïs Saïed a publié un communiqué contre l'immigration clandestine, la présentant comme une menace démographique pour le pays. Cette intervention a ouvert la porte à une escalade de haine à l’encontre des Subsaharien·nes.
À Sfax, plusieurs cas de violences avaient déjà été recensés. Ces tensions se superposent aux manquements de l’Etat dans la région, qui n’a plus de gouverneur depuis son limogeage par Kaïs Saied en janvier 2023, suivi de la dissolution des conseils municipaux. “Il y a le discours du Président, l’absence d’une autorité locale, que ce soit la municipalité, qui intervient en tant que médiateur et facilitateur ou de gouvernorat du côté sécuritaire”, analyse Maître Wajdi Aydi. Ces manquements ont des conséquences sur la ville qui a fait face à d’importants problèmes de gestion de déchets et qui subit, comme l’ensemble du pays, la crise socio-économique.
Sur la question migratoire, plusieurs mutations ont été également observées. De nouveaux flux sont notamment apparus : beaucoup viennent désormais d’Algérie, en passant à travers le gouvernorat de Kasserine, constate l’avocat. “Il y a aussi des migrants avec d’autres expériences : des Soudanais, des Gambiens”, commente un spécialiste des migrations. “Sfax est devenue une ville avec pleins de groupes très différents et une augmentation des départs [vers l’Europe]”.
À quelques mètres du rond point Beb Jebli, un jardin sert de camp pour les Soudanais·es arrivé·es en Tunisie après le déclenchement de la guerre. Ce jardin, également insalubre, est tout de même clôturé et isolé, à l'abri des regards. “On voit clairement une différence dans le comportement des Tunisiens vis-à-vis des Soudanais et des autres Subsahariens”, décrit Mohamed, un étudiant en droit venant apporter son soutien. Dans la station de taxis, située pile entre les deux camps, les discours de certains chauffeurs en témoignent. “Ici ce sont des Soudanais, pas des Ivoiriens. Les Soudanais sont comme nous. C’est des Arabes, ils parlent avec la langue arabe. Ils sont calmes et sages. Les autres font des ravages”, déclare l’un d’eux.
Beaucoup de Subsaharien·nes racontent d’ailleurs que des taxis refusent désormais de les prendre comme passager·es.
Mais ce favoritisme n’est pas synonyme d’immunité pour les migrants soudanais. Si certain·es les considèrent comme "arabes" et "musulmans", "comme nous", pour d'autres une barrière est créée au simple critère de la peau. Face au rond-point Beb Jebli, deux hommes discutent. Si l'un défend les Soudanais·es comme étant une population à protéger, l'autre considère qu'ils n'ont "rien à faire en Tunisie". "S'il y a une guerre, tu restes dans ton pays pour le défendre. Tu ne t'en va pas, c'est une question de principe".
Des centaines de Soudanais·es et quelques autres migrant·es suspendent leurs vêtements à la grille qui entoure le camp de fortune. Beaucoup sont là depuis plusieurs mois.Crédit photo : Haïfa Mzalouat
En plus de devenir de plus en plus une ville de départ, Sfax reçoit désormais de nombreux·ses migrant·es intercepté·es en mer. “Sfax a été érigée en modèle de gestion migratoire par beaucoup d’organisations humanitaires ces dix dernières années. Ces dernières y ont travaillé et ont contribué à structurer les communautés étrangères subsahariennes (...) qui venaient s’installer et travailler. On peut raisonnablement croire qu’une partie des autorités tunisiennes ont cru que ce système permettrait de gérer les personnes interceptées, or ce n’est pas le cas. Les problématiques sont totalement différentes”, analyse Camille Cassarini, chercheur sur les migrations.
Ces interceptions interviennent dans un contexte de négociations importantes entre la Tunisie et l’Union européenne notamment en matière de migration. L’un des enjeux des négociations concerne le retour “volontaire” de Subsaharien·nes vers leur pays d’origine, depuis la Tunisie.
“Depuis pratiquement six mois, des migrants tentent la traversée à 2h du matin. Ils sont interceptés vers 4h ou 5h. Ils sont ramenés sur les rives vers 8h du matin. Vous savez ce qu’il se passe ? Ils sont lâchés. On les laisse au port. Ils ne savent pas où ils vont”, témoigne Franck Yotedje, rappelant que ces personnes n’ont souvent plus d’argent après avoir payé la traversée.
Parmi les personnes interrogées par inkyfada, beaucoup prévoient désormais de tenter d’aller vers l’Europe, malgré le fait que la route de la Méditerranée centrale est une des plus dangereuses au monde. Mais face à la situation, elles considèrent qu’elles n’ont plus d’autre choix que de partir, même si elles préféreraient rester à Sfax.
“Il y a une absence totale de l’État”
Depuis deux ans, la Tunisie fait face à un “chaos lent”, continue Franck Yotedje. Ce chaos, qui a touché tous les aspects de la vie quotidienne, s'est propagé jusqu'à atteindre tout le système. L’affaire du meurtre devient un catalyseur de ce racisme latent pour se transformer en racisme assumé et déverseur de haine. “S’intéresser à ce meurtre, c’est faire le jeu des fossoyeurs”, tranche-t-il. Les racines du mal remontent à bien plus tôt que ce fait divers.
Face aux difficultés que rencontre la ville, l’État brille par son absence et ses contradictions.
"On se pose la question : où est la police ? Où sont les gardes frontaliers ? Où est l’Etat ? Là on vit dans des contradictions des discours, des pratiques et des orientations. Une semaine après son discours, le président veut donner une autre vision sur ce qu’il a dit. Il descend à Sfax, il embrasse les enfants. Et maintenant il les prend et les jette à la frontière", souligne Maître Wajdi Aydi.
Dans son communiqué publié le 8 juillet, la présidence affirme que les migrant·es reçoivent un “traitement humain (...) conforme aux valeurs de la Tunisie”, niant les scènes d’urgence qui pullulent sur les réseaux sociaux. Les images sont réfutées par Carthage, qui affirme que “des cercles colonialistes et leurs agents diffusent de fausses informations”.
Sur le terrain, à Sfax, la souffrance est bien réelle. En tant que représentant des Camerounais·es à Sfax, Francis est habitué à parler aux médias et à commenter la situation migratoire dans la ville. Mais cette fois, il n'accepte de répondre qu’au téléphone. Pour lui, rencontrer des journalistes est devenu trop risqué. “Je suis à Sfax depuis quatre ans. Je me sens en sécurité parce que je ne suis pas sorti depuis quatre jours”, témoigne-t-il.
Pour Francis, vivre en Tunisie n’est désormais plus possible. “Je voulais m’installer en Tunisie, travailler et mener une vie tranquille. Depuis quelques mois les choses ont changé. Je n’ai plus la force je n’ai plus l’envie de mener ce projet en Tunisie, je n’ai plus rien qui me protège.”