Des migrants enfermés sous sédatifs dans les centres d’expulsion en Italie

 Avant d’être expulsés d’Italie, les migrants - dont de nombreux Tunisiens - passent par une période de détention administrative dans des Centres de permanence pour les rapatriements (CPR). Là-bas, ils seraient drogués et “gardés tranquilles”, grâce à des psychotropes. Une enquête menée par Altreconomia, en collaboration avec inkyfada.
Par | 23 Mai 2023 | reading-duration 20 minutes

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En Italie, dans les Centres de permanence pour le rapatriement (CPR), les migrant·es en situation d’irrégularité “ne mangent pas, ne font pas de gâchis, et surtout ne revendiquent pas leurs droits” en attendant d’être renvoyés dans leur pays d’origine. Endormis ou assommés, “leurs exigences diminuent”, raconte Matteo, nom fictif d'un opérateur qui a travaillé pendant plusieurs mois dans un CPR.

D’après son témoignage, les personnes détenues sont “gardées tranquilles" grâce à l'utilisation arbitraire et excessive de médicaments psychotropes*. Les gérant·es économisent même de l'argent, car les psychotropes sont bon marché tandis que “la nourriture dont a besoin une personne active, en revanche, ça coûte beaucoup plus", continue l’ancien opérateur. Des données inédites obtenues par le magazine italien Altreconomia, en collaboration avec inkyfada, montrent la gravité de ce phénomène, systématisé dans l’ensemble des centres de la Péninsule. La plupart des migrant·es concerné·es sont des Tunisien·nes, que l’Italie peut rapatrier en vertu d’une note d’entente signée entre les deux pays en 2011, et obtenue par inkyfada.

Les CPR constituent une "machine à expulser" - où "l'être humain disparaît et seul l'argent reste", continue Matteo - à laquelle le gouvernement d’extrême-droite de Giorgia Meloni ne veut pas renoncer. La dernière loi de finances prévoit ainsi d’allouer 42,5 millions d'euros supplémentaires pour l'expansion, d'ici 2025, du réseau des neuf CPR déjà actifs*. De plus, un nouveau décret sur l'immigration adopté en mars 2023 en Italie prévoit des procédures simplifiées pour la construction de nouveaux centres pour les expulsions, avec l'objectif d'en construire au moins un par région.  

Dans les Centres de rétention pour le rapatriement (CPR) sont détenues des personnes d'origine étrangère qui, en raison de leur situation d’irrégularité sur le territoire italien, attendent d'être rapatriées dans leur pays d'origine. La détention peut durer jusqu'à un maximum de 90 jours (qui peut être prolongé de 30 jours supplémentaires dans des cas particuliers). Seule une minorité des migrant·es détenu·es dans les CPR sont effectivement rapatrié·es tandis que les autres sont finalement libéré·es.

Cette initiative est instaurée en prévision d’une augmentation des expulsions de migrant·es débarqué·es sur les côtes italiennes, alors que la Tunisie vient tout juste de dépasser la Libye concernant le nombre de départs de migrant·es. Selon une agence italienne, ils et elles sont 24.383 à être arrivé·es à Lampedusa depuis le début de l'année contre 2.201 pour la même période l’année dernière. 

En août 2022, les Tunisiens représentaient 65% des détenus dans les CPR italiens. Un pourcentage qui, entre 2021 et 2022, ne descend jamais en-dessous de 27%. 

Proportion de migrant·es tunisien·nes détenu·es dans les CPR*

*Centres de permanence pour les rapatriements

Youssef, un parmi d’autres dans un système “inhumain”

Ce système d’abus, Youssef le connaît bien. Originaire de Gafsa, ce jeune homme d’une trentaine d'années a passé dix ans à chercher un moyen de s’épanouir sans avoir à quitter la Tunisie. Mais sans succès . “Je fais des petits boulots pour survivre, sans continuité. Pourtant, quelques mois avant la révolution, j’ai obtenu un diplôme en sciences informatiques et mathématiques. Je pensais pouvoir trouver un emploi après mes études, mais pour notre génération, il n’y a rien",  raconte-t-il depuis Gafsa. “Cela fait plus de dix ans que je ne trouve pas de travail stable”. 

Pour Youssef, la seule solution serait celle de partir régulièrement et trouver un travail en Europe avant de risquer sa vie en mer. Mais vu la difficulté croissante pour obtenir un visa Schengen, cette solution n’est pas envisageable. En novembre 2020, pleine pandémie du Covid-19, il décide alors d’embarquer depuis le port de Sfax, en partageant un grand bateau de huit mètres avec “une dizaine de jeunes Tunisiens et une cinquantaine de Subsahariens”. Douze heures plus tard, ils étaient à Lampedusa. Son histoire fait écho à celle de nombreux jeunes Tunisien·nes parti·es en Italie, puis passés par un CPR avant de revenir au point de départ, expulsé·es vers leur pays d’origine.  

Une fois arrivé en Italie, il n’a même pas le temps de chercher du travail et se retrouve presque immédiatement enfermé. 

Youssef est passé par plusieurs CPR : d’abord Turin, dans le Nord-Ouest de l’Italie, puis Rome et enfin Potenza, dans le Sud de la Péninsule. “Dès que je suis rentré dans le CPR de Torino, ils ont pris tous mes bagages et mon téléphone, que je n’ai revus que trois mois plus tard”. 

"J’avais l’impression d'être en prison”, raconte-t-il. 

En pleine crise Covid, le jeune homme se retrouve coincé dans une chambre avec six autres personnes. Youssef se souvient d’un médecin auquel les détenus s’adressaient souvent en cas de besoin. “Avant d’obtenir un rendez-vous, on attendait deux ou trois jours”. 

Youssef admet avoir vu passer plusieurs psychotropes au sein du CPR, et notamment “beaucoup de Tramadol et surtout du Tavor, un médicament utilisé excessivement par tout le monde pour réussir à dormir, vu les conditions”. Les souvenirs liés au CPR de Turin, aujourd’hui fermé, sont les plus douloureux : 

"J’ai assisté à une tentative de suicide d’un jeune Tunisien qui s’est aspergé de gel désinfectant et a tenté de s’immoler [de] désespoir. La pensée de la mort est toujours présente, et c’est pour cela que les médicaments sont consommés en grandes quantités”. 

Après avoir été expulsé d’Italie, Youssef n’a eu d’autre choix que de retourner à Gafsa. L'expérience violente de la détention administrative, puis du rapatriement, ne l’ont pourtant pas fait changer d’avis, au point qu’il assure vouloir repartir dès qu’il aura économisé la somme nécessaire. 

Des psychotropes achetés en masse

Les témoignages de Youssef et de Matteo sont confirmés par les données obtenues par Altreconomia, en collaboration avec inkyfada. Une grande partie des médicaments achetés dans les CPR sont des psychotropes : ils représentent au moins 10% des dépenses de chaque centre, et constituent même 44% des dépenses pour le centre de Rome. 

Pour comparer ces dépenses avec d’autres institutions, nous avons demandé les mêmes informations au Centre de Santé pour Immigrés (Isi) de Vercelli, le service public du Piémont qui s'occupe de garantir les soins de santé primaires aux personnes en situation d’irrégularité en Italie et qui ne sont pas enregistrées dans le système de santé national. Ce centre accueille une population similaire à celle des détenus du CPR en termes d'âge (15-45 ans), d'origine et de condition administrative.

Dans le centre de Vercelli, les dépenses en psychotropes représentent 0,6% du total des dépenses du budget de la Santé. 

C’est 70 fois moins que dans le CPR de Rome alors que ce dernier accueille trois fois moins de personnes que le Centre de Vercelli.

Des données recueillies par l'Association pour les études juridiques sur l'immigration (ASGI) et par l'association Naga sur les médicaments achetés par le CPR de Milan entre octobre 2021 et février 2022 montrent qu'en cinq mois, les achats de psychotropes représentaient plus de 60 % des dépenses de médicaments. 

“Il n’y avait aucune demande de consentement”

Mais l'incidence des psychotropes sur les dépenses des CPR est loin d'être le seul problème. La typologie de médicament utilisé inquiète également.  

"Contrairement aux prisons, dans les CPR, les soins de santé ne sont pas confiés à des médecins ou à des spécialistes travaillant pour le système national de santé, mais au personnel engagé par gérants des CPR, dont le rôle de contrôle s'est avéré défaillant, voire absent", explique Nicola Cocco, médecin et expert en détention administrative.

A Milan, la moitié des psychotropes achetés dans le CPR entre octobre 2021 et février 2022 sont des cachets de Rivotril - un médicament autorisé par l'Agence italienne du médicament (Aifa) comme antiépileptique, mais largement utilisé comme sédatif - pour lequel une prescription est nécessaire.

Or, dans les faits, les données montrent que seuls huit examens ont été effectués sur les détenus du CPR de Milan entre octobre 2021 et décembre 2022. Par ailleurs, une utilisation du médicament autre que celle pour laquelle il a été autorisé ne devrait se faire qu'avec le consentement éclairé de la personne à qui il est administré. 

"Ils me demandaient à moi, simple opérateur, de l’administrer. J’ai toujours refusé car je ne suis ni médecin ni infirmier. Les plus jeunes ne savent même pas de quoi il s’agit. Il n’y avait aucune demande de consentement", raconte encore Matteo. 

Benzodiazépines, anxiolytiques, antidépresseurs*… Utilisés en cas de troubles anxieux ou d’insomnie sévères, ses cachets sont achetés par centaines, voire par milliers dans les CPR. "L'utilisation de psychotropes dans les CPR est trop souvent arbitraire, excessive et ne représente pas une forme de soin pour les personnes détenues, ce qui contribue à aggraver la pathogénicité de ces lieux de détention", observe M. Cocco.

Une mauvaise utilisation de ce type de médicaments peut avoir des conséquences fatales. En janvier 2023, s'est ouvert un procès pour la mort d’un migrant arrivé de Géorgie, Vakhtang Enukidze, âgé de 37 ans et détenu dans un CPR. Comme l’écrit le quotidien italien Domani, l'autopsie a établi que la cause du décès était un œdème pulmonaire et cérébral dû à un cocktail de drogues et de stupéfiants. Quelques mois plus tard, le 20 juillet 2020, Orgest Turia, 28 ans, originaire d'Albanie, est décédé d'une overdose de méthadone

Des personnes en situation de vulnérabilité

Le malaise ressenti dans les CPR peut également être mesuré en calculant les grandes quantités de paracétamol, analgésiques, gastroprotecteurs et médicaments contre les douleurs intestinales qui sont achetées. Un exemple parmi d'autres : le CPR de Rome s’est procuré en cinq ans 154.500 comprimés de Buscopan pour un total de 4.200 personnes détenues. 36 comprimés par personne en moyenne, alors qu'un cycle en prévoit 15 au maximum.

Les professionnel·les engagé·es par les organismes de gestion des CPR sont censé·es évaluer l'état de santé des personnes détenues et l'éventuelle nécessité de visites complémentaires. Cette information est confirmée par le cahier des charges qui régit les contrats relatifs à la gestion des CPR italiens, où l’on peut lire que "l'examen médical à l’entrée ainsi que, le cas échéant, l'administration de médicaments sont en tout état de cause assurés". 

Toutefois, ni le cahier des charges ni la nouvelle directive régissant les aspects du fonctionnement des centres, signée le 19 mai 2022 par le département des libertés civiles et de l'immigration du Ministère italien de l'Intérieur, ne détaillent la manière avec laquelle ces médicaments doivent être administrés, ni qui est censé les acheter. 

Chaque CPR adopte ainsi ses propres pratiques, notamment en vertu de l'existence ou pas de protocoles avec l’agence sanitaire locale, une agence publique censée suivre les prescriptions de ces administrations. Cette absence de consensus génère un manque de transparence. À Milan, la préfecture a précisé que "les médicaments achetés sont prescrits par le personnel de santé par le biais d’un formulaire du Service national de santé, qui prend en charge les coûts". 

Du côté de l’agence sanitaire locale, les agent·es avancent au contraire que les médecins du CPR peuvent utiliser le carnet d'ordonnances régional pour plusieurs services, mais "pas pour la prescription de médicaments à des citoyens étrangers en situation irrégulière", en rappelant justement l'existence d'un accord avec la préfecture. 

Même si les médicaments étaient fournis correctement, le problème reste la compatibilité de la détention avec les pathologies des migrant·es détenu·es, qui ne devraient entrer dans les CPR qu'après un "examen d'aptitude à la vie en communauté restreinte". Cet examen doit toujours être effectué par un médecin de l'autorité sanitaire locale ou de l'hôpital. 

Selon la directive de mai 2022, l'examen sert à exclure "des pathologies telles que des maladies infectieuses, des troubles psychiatriques, des pathologies dégénératives aiguës ou chroniques qui ne peuvent recevoir un traitement adéquat en cas de détention en communauté".

La présence sur les listes d’achats d'antipsychotiques, d'antiépileptiques ou de crèmes et de gels qui traitent, par exemple, la gale, témoignent ainsi d’un non-respect de cette réglementation. D’autres médicaments destinés au traitement de la schizophrénie ou du trouble bipolaires sont également distribués dans ces centres. 

Selon Maurizio Veglio, avocat turinois spécialisé dans la détention administrative et membre de l'ASGI, “il y a une très forte incompatibilité" entre l’achat de ce genre de médicaments et l’interdiction d’enfermer des personnes en situation de vulnérabilité.

À Macomer, dans la province de Nuoro, en Sardaigne, la société gérant le CPR, Ors Italia, indique ainsi que "la communauté des personnes détenues est caractérisée par des sujets ayant de nombreuses problématiques [...] : toxicomanie, sujets à double diagnostic (toxicomanie et pathologie psychiatrique, ndlr), patients souffrant de pathologies dermatologiques, etc." dans une communication adressée à la préfecture le 9 septembre 2020, dont Altreconomia a obtenu une copie. 

Cela est confirmé par le Service territorial d'addictologie pathologique (Serd) qui nous a fourni des plans de traitement des trois dernières années : la méthadone est présente dans les dépenses du CPR de Turin (environ 1.150 euros sur quatre ans). 

“L’administration de ces médicaments ne peut pas être évaluée sur la base d'une vie communautaire "normale", mais devrait être "calibrée" en fonction de la spécificité de ces centres", conclut l’avocat Veglio. “Avant sa fermeture temporaire début mars 2023, dans le CPR de Turin, sept personnes dormaient dans une pièce de 35 mètres carrés", donne-t-il en guise d'exemple.

Un manque de transparence

Le manque de transparence est également une partie du problème. Pour le CPR de Palazzo San Gervasio, un établissement situé dans la province de Potenza (Baslicate, Sud de l’Italie) et  géré par la société Engel Italia, l’agence sanitaire locale dit avoir dépensé seulement 34 euros en médicaments en 2022, un chiffre qui n’a pas changé depuis 2018. Aucune présence de médicaments psychotropes ou d'antipsychotiques n’a été enregistrée. 

Sauf que les médecins travaillant à l'intérieur du même CPR ont déclaré une "utilisation massive de médicaments psychotropes (Rivotril et Ansiolin) sur les détenus", confirme un rapport de juin 2022 de l’association Asgi. 

Un scénario qui se répète également pour le CPR de Gradisca d'Isonzo, dans la province de Gorizia (Nord-Est de l’Italie), qui a déjà fait l'objet d’une enquête judiciaire. 

Les conséquences dramatiques de ce système, comme les morts de Vakhtang Enukidze et d’Orgest Turia, confirment l’urgence de faire lumière sur l’abus de médicaments psychotropes dans ces centres et de rendre ces données publiques. Il a d’ailleurs été impossible d’obtenir les données des CPR basés à Brindisi (Pouilles), Trapani (Sicile) et Bari (Pouilles). Du côté des autorités, cette problématique est loin d’être prise en charge. À la mi-mars 2023, alors que le ministre de l'Intérieur Matteo Piantedosi annonçait son énième visite en Tunisie au nom de la “lutte contre la migration irrégulière”, le ministre s’est contenté de qualifier les CPR de "désagréables", tout en annonçant la prochaine augmentation du nombre de ces centres.

Certains tribunaux commencent toutefois à s'intéresser à l’affaire. C'est le cas de Milan, où, fin janvier 2023, la juge Elena Klindani n'a pas validé la prolongation de la détention d'un jeune de 19 ans, enfermé depuis cinq mois, parce que "chaque jour supplémentaire de détention entraîne une dégradation progressive de la santé psychophysique pour laquelle aucune assistance spécifique n'est offerte, à l'exception d'une thérapie pharmacologique". Selon la juge, la santé du jeune homme "est susceptible de se dégrader davantage en raison de l'état psychologique déterminé par la restriction prolongée de la liberté personnelle". Un jugement bien loin de l’adjectif "désagréable".