Il s’est établi pour la première fois en 1978 à Mazara del Vallo, cette bourgade du sud-est de la Sicile, dans la province de Trapani, qui abritait alors le plus grand port de pêche de toute l’Italie. Comme lui, de nombreux·ses Tunisien·nes débarquent dans les années 70 et 80 pour renforcer les équipages de la marina, en pleine ébullition après que les marins ont découvert au large une mine d’or rouge : la gambero rosso. Cette petite crevette rouge à la chair délicate ne tarde pas à conquérir le marché international.
Les Tunisien·nes investissent alors les habitations du centre-ville, redonnant vie à la kasbah, un enchevêtrement de cours et ruelles dessiné il y a plus d’un siècle par les Arabes. Aux prémisses de la conquête de l’île en 827, c’est en effet ici, à Mazara, que la flotte musulmane a d’abord jeté l’ancre. 11 siècles plus tard, des Tunisiens franchissent à nouveau les quelque 200 km qui séparent les deux pays, en quête de nouvelles opportunités. “C’était une vie simple, mais on vivait tous bien. J’avais de l’argent, une maison, la pêche était bonne”, se souvient Mohamed.
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Aujourd’hui encore, la cité côtière de 50.000 habitants est l’une des rares en Italie où l’appel du muezzin résonne cinq fois par jour. Les chants de l’Adhan s’entremêlent quotidiennement au tintement des cloches de l'une des plus belles églises baroques de la ville, située à quelques mètres de la mosquée. Le couscous de poissons figure au menu de la plupart des restaurateurs et un centre socio-culturel, relié au consulat de Tunisie à Palerme, a même ouvert ses portes en 2013. Au premier abord, Mazara offre le tableau parfait de la cité multiculturelle.
Mais seulement voilà : pour les pêcheurs tunisiens de Mazara, ce n’est plus tout à fait comme avant. Comme souvent, le vent a fini par tourner.
“Enfin, le vent… C’est surtout le capitalisme”, s’amuse Mohamed.
Concurrence internationale, surexploitation de la crevette rouge, mesures européennes contre la surpêche, primes à la démolition… Le secteur de la pêche est touché par une crise aussi inédite que profonde. Aujourd’hui moins de 80 chalutiers sont amarrés au port, contre 400 à 600, selon les interlocuteurs, dans les années 80.
Une épave de chalutier dans le porto nuovo de Mazara del Vallo - mai 2023 © Julie Déléant
Les pêcheurs tunisiens, durement touchés par la crise
“Forcément, les premières victimes, ça a été nous”. Les yeux plissés par le soleil sous sa visière, Mohammed entame sa promenade quotidienne sur les quais du Porto Nuovo. Comme la majorité des Tunisien·nes de Mazara del Vallo, il gagne sa vie en mer. Depuis une semaine, une douleur persistante aux poumons l’empêche de se joindre à l’équipage, alors il tue le temps. “C’est presque impossible, d’arrêter de fumer”, observe-t-il en allumant une cigarette.
De ses récentes sorties en Méditerranée, le pêcheur garde de toute façon un souvenir amer. Les armateurs siciliens seraient, selon lui, devenus pour la plupart peu scrupuleux.
“Ils volent, tout simplement. Ils se servent directement sous tes yeux. Comme nous sommes nombreux à ne pas être en règle administrativement, il n’y aucun risque que l’on dise quelque chose”.
Nejib, lui aussi pêcheur, dit avoir perdu l’usage de son œil lors d’une mission en mer, en 2017. “À l’époque, je n’avais pas de papiers. Je n’ai pas été soigné à temps, et l’armateur a en plus refusé de me payer”, raconte-t-il.
Sans confirmer ces abus, le journaliste Francesco Mezzapelle, rédacteur en chef du journal local, convient d’un appauvrissement général de la flotte de Mazara, qui recrute et paye moins à mesure que s’étire la crise. Comme souvent, les travailleur·ses dont les documents ne sont pas en règle sont les plus durement pénalisés, ces dernier·es étant contraints de travailler au noir. “Et ça ne va pas aller en s’arrangeant avec le durcissement de la politique d’immigration instaurée par le gouvernement Salvini, puis aujourd'hui par celui de Giorgia Meloni *”, note Francesco Mezzapelle.
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Depuis son retour à Mazara il y a huit mois, Mohammed désespère de trouver un appartement. Et il n’est pas le seul. Habituée du centre de la communauté Speranza, la famille du petit Youssef peine elle aussi à se loger. “Le propriétaire nous demande de partir, mais pour trouver autre chose, c’est mission impossible”, témoigne son père dans un italien timide. Dans le centre-ville, au milieu des pancartes “à vendre”, des portes murées et des volets en branle, les AirBnb sont aussi nombreux que les cactus.
“Le capitalisme. Ce n’est plus comme à l’époque”, répète Mohamed. Dans ces conditions, nombreux sont les pêcheurs qui quittent Mazara. “Plusieurs pêcheurs sont déjà repartis en Tunisie, où ils deviennent armateurs”, commente Francesco Mezzapelle.
En sortant de son déjeuner à la Caritas, Mohamed se remémore les heures insouciantes de ses jeunes années au bord de l’eau à Mahdia, quand avec les copains, il laissait flotter toute la nuit des boîtes de conserves pour récupérer les poulpes. “Forcément, plus les boîtes étaient grosses, plus les poulpes emprisonnés l’étaient”. Nouvelle cigarette, le regard pointé vers le trottoir d’en face. Il n’ira pas pêcher non plus aujourd’hui.
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“Mais la véritable inquiétude pour le secteur, c’est la nouvelle génération. Elle n’est plus du tout attirée par la profession et risque soit de déserter, soit, disons les choses, de tomber dans la micro-criminalité”, ajoute Francesco Mezzapelle. Car en Sicile, berceau de Cosa Nostra (l’une des principales et des plus puissantes organisations mafieuses italiennes, ndlr), le crime organisé vit encore de belles heures. Le temps des assassinats en pleine rue est certes révolu, mais l’ombre de la mafia plane toujours, et à Mazara pas moins qu’ailleurs. Il y a encore quelques mois, le boss mafieux Matteo Messina Denaro, l’un des dix fugitifs les plus recherchés au monde, vivait encore en toute liberté à moins d’une dizaine de kilomètres de là, dans les terres de l’est, allant jusqu’à faire régulièrement ses courses à la charcuterie du coin.
Des ruelles de la kasbah au marché aux poissons, le mot “mafia” monte rapidement aux lèvres dès lors qu’est abordée la question de l’argent. Dans les champs de la province de Trapani, le système du “caporalato*” qui y est couramment rattaché fait toujours rage et continue d’exploiter les travailleurs étrangers. En ville, la rumeur court qu’un boucher aurait racheté en début d’année pas moins de 11 chalutiers pour une vingtaine de millions d’euros. On dit, mais on ne désigne pas . “On l’appelle le boucher, c’est tout”, tranche un pêcheur.
Salvo* se rend régulièrement au marché aux poissons pour arrondir ses fins de mois. Depuis son triporteur, il vide les poissons frais du matin et facture 8 euros la cagette - mai 2023 © Julie Déléant
Quel avenir pour la nouvelle génération ?
Anis et Zeitoun, 18 et 19 ans, arrivés de Tunisie en 2022 après avoir rejoint l’île de Lampedusa en canot, ont découvert Mazara par hasard. Dirigés vers la commune par les autorités, ils sont aujourd’hui logés dans un centre d’accueil dirigé par la communauté Speranza. Scolarisés, ils suivent également des cours d’alphabétisation, et travaillent pour certains en alternance. “Nous insistons pour qu’ils n’acceptent aucun contrat au noir. Certains patrons pourraient être tentés de profiter d’eux puisqu’ils sont jeunes, seuls et ne parlent pour certains pas encore bien l’italien. Nous nous assurons qu’ils débutent leur vie ici dans les meilleures dispositions”, assure Rosella, en charge de la structure.
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Mais mafia ou non, sur les canapés gris du salon, dans l’intimité des chambres ou depuis le balcon avec vue plongeante sur la Méditerranée, c’est loin de Mazara qu’ils préparent leur avenir. “Enfin, si on trouve du travail ici, bien sûr qu’on le prendra. Mais on sait que ce sera certainement plutôt au nord de l’Italie ou en France”, raisonne Anis.
Anis, Zeitoun et Ahmed, depuis le salon de l’appartement qu’ils partagent dans le centre de Mazara del Vallo - mai 2023 © Julie Déléant
Né à Mazara d’un père venu issu de la première vague d’immigration, qui détient un petit café dans la kasbah, Oussama, 24 ans, a opté pour la restauration. Cette après-midi là, il dispute avec ses amis, tous Tunisiens, une partie de scopa. Le chien de la famille, Africa, les observe sagement, la truffe dans les timides vapeurs de chicha qui fendent la lumière filtrée par les persiennes. “Ici la vie est simple, tu manges bien, les produits sont frais, la mer est belle. Mais il n’y a pas beaucoup d’argent pour les jeunes. Donc oui, j’aimerais bien aller voir ailleurs”, confie-t-il.
Une quarantenaire palermitaine, qui a récemment posé ses valises dans sa résidence secondaire de Mazara, fait soudain irruption dans la boutique. “Tiens, la plus belle de la ville !”, l’accueille un des comparses. Après s’être attardée le temps de quelques plaisanteries sur le pas de la porte, elle s’engouffre à nouveau dans les ruelles silencieuses.
Oussama et ses amis disputent une partie de Scopa dans le café de son père, situé dans la kasbah. En Tunisie, le jeu est connu sous le nom chkobba. - mai 2023 © Julie Déléant
Plus que le calme, c’est le silence qui frappe. Certains après-midis dans la kasbah, on pourrait presque entendre le soleil brûler. Alors que la plupart des hommes sont en mer ou dans les champs, les rares regards féminins que l’on croise sont ceux qui s’attardent aux balcons, le temps d’accrocher un linge ou d’héler un mari. Aucun marché ni magasin n’anime les rues, dont les murs et devantures de ferraille ont été recouverts ici de fresques colorées, là, de céramiques. Même l’école primaire arabe fait grise mine.
Un ami d’Oussama et Africa, le chien de la famille, dans une ruelle vide de la kasbah. - mai 2023 © Julie Déléant
Ouverte dans les années 80 par le gouvernement de Tunis pour accompagner les projets de retour au pays des familles, elle n’est plus fréquentée que par une petite vingtaine d’élèves. “Au début, leur venue à Mazara était pensée comme provisoire, le temps de mettre de l’argent de côté avant de retourner en Tunisie. Mais les économies n’ont finalement pas été suffisantes, et le projet de retourner au pays a été repoussé, jusqu'à complètement disparaître", explique le président de l'institut euro-arabe de Mazara del Vallo, Antonino Cusumano.
Des jeunes dans les ruelles de la kasbah, à l’heure de la sortie des cours - mai 2023 © Julie Déléant
Les limites de la “cohabitation pacifique”
À quelques centaines de mètres, la place principale de la ville, gorgée de soleil, est investie par les premiers touristes de la saison. Face à la terrasse du café, la cathédrale du Santissimo Salvatore triomphe de sa beauté presque insolente derrière des rangs de palmiers, dressés comme des soldats tout le long de sa façade. Les regards se perdent dans les cartes à la recherche du musée ornithologique ou du palais épiscopal.
“Tu vois combien de Tunisiens, sur la place ?”, s’enquiert Francesco Mezzapelle, le journaliste local. “Tu peux compter : aucun”. La ville compte pourtant près de 7.000 ressortissant·es pour 51.604 habitant·es, soit environ 14 %, le taux le plus élevé d’Italie . “Les gens ne se mélangent pas vraiment, c’est tout. En mer, oui, et c’est très beau à observer. Pendant le Ramadan, les pêcheurs italiens jeûnent parfois aux côtés des musulmans, ou alors le cuisinier laisse les cuisines à disposition à l’heure de la rupture. Mais sur terre, c’est une autre histoire…”, dit-il.
Tommaso Macaddino, secrétaire régional du syndicat UIL (l’Unione Italiana del Lavoro, Union italienne du travail, ndlr) de la région de Trapani, tout comme sœur Alessandra, la religieuse qui dirige le centre Speranza, préfèrent, quant à eux, parler de “cohabitation pacifique”. “Il y a par exemple encore très peu de mariages mixtes, peut-être une dizaine au maximum”, observe le syndicaliste.
“Lorsque les Tunisiens sont arrivés, ça arrangeait tout le monde puisque les Italiens commençaient à se désintéresser de la pêche, qui est un métier dangereux et fatigant. Ils ont contribué à faire perdurer l’activité”, poursuit-il. Mais après les années prospères, le vernis craque sous les coques vidées de leurs matelots. Après une vie en mer, Ahmed*, retraité, est aujourd’hui contraint de fabriquer des filets au pied de son escalier pour subvenir aux besoins de sa famille.
“C’est ça ou on ne mange pas”.
Ahmed, pêcheur retraité, fabrique des filets dans le hall de son escalier - mai 2023 © Julie Déléant
“La faute à une absence de volonté politique de mettre en place un vrai système d’accueil et d’intégration”, analyse Francesco Mezzapelle. “Ici, comme dans toute la Sicile, les seules structures vraiment opérantes sont gérées par des associations ou le fruit d’initiatives personnelles, qui n’ont pas toujours les compétences ni les moyens.” En témoigne sœur Alessandra, qui confirme qu’elle “ne reçoit aucun fonds publics pour [ses] activités associatives”, à l’exception d’une subvention versée par la municipalité durant la pandémie de Covid-19. Et ce, malgré une récente augmentation de ses bénéficiaires.
Mohamed n’attend quant à lui plus qu’une chose : quitter Mazara et rejoindre sa femme partie s’installer en Belgique. “Mais sans appartement je ne peux pas avoir le permis de séjour, et sans ça, impossible de voyager”, déplore-t-il. Comme lui, de nombreux Tunisien·nes semblent pris en tenaille à Mazara.
“Politiquement ils sont très peu influents car ils n’ont pas de représentants pour porter leur voix, et socialement, ils sont presque invisibles presque. Ils sont donc pris dans un étau, avec d’un côté l’impossibilité de rentrer en raison de la crise économique et politique qui frappe la Tunisie, de l’autre, les difficultés liées à la vie ici, qui ne ressemble peut-être pas à ce qu’ils avaient imaginé”, commente le président de l'institut euro-arabe.
Plus que deux mondes, ce sont également deux réalités qui semblent désormais cohabiter à Mazara. En témoigne le contrôle d’identité qu’effectuent quelques policiers ce matin du mois de mai, dans une rue attenante au marché aux poissons. Derrière la bonne humeur apparente, quelques Tunisien·nes s’écartent et pestent en français. “Au lieu de nous aider à accélérer les procédures… J’attends depuis trois mois, je suis obligée d’enchaîner les boulots au noir”, s’agace une femme.
Au même moment, quelques dizaines d’armateurs et notables bavardent dans la cour extérieure du centre culturel Progetto Reinventer (un programme financé par la région destiné à “mettre en réseau les écosystèmes siciliens et tunisiens” et “soutenir l'intégration des communautés étrangères en Sicile”, ndlr) après une réunion dédiée à la pêche. Les chaussures à peine maculées par la poussière des graviers blancs, des hommes en costume dégustent des verrines accompagnées de vin sicilien. Mimmo Asaro, qui se présente comme le président des producteurs de gambero rosso, a troqué ses bottes de pêcheur pour une doudoune Prada et des tennis Armani.
Récemment, il s’est illustré dans la presse locale en demandant au gouvernement Meloni l’autorisation de prêter main forte aux migrant·es en péril dans la zone de pêche exclusive revendiquée par la Libye, durant la longue période de l’année où les chalutiers sont contraints de rester à quai. Est-il conscient qu’en les assistant ici, les bateaux seront renvoyés vers Tripoli, et que leurs occupant·es ont de bonnes chances de se retrouver à nouveau parqué·es dans l’un des camps du pays ? “Ah oui. Mais ça, on y peut rien”, balaye-t-il. Aucun·e Tunisien·ne n’aura ce jour l’opportunité d’échanger avec lui sur le sujet. Ici aussi, ils brillent par leur absence.