“Il va y avoir à manger dans 30 minutes et la médecin arrive aussi,” annonce Amira. Elle revient un peu plus tard dans une voiture chargée à ras bord de cartons remplis de dons, principalement des vêtements et des médicaments, accompagnée d’un volontaire et de la médecin. Cette dernière commence tout de suite les consultations depuis le siège avant du véhicule. Le premier patient est un jeune homme, l’air patraque, emmitouflé dans une couverture en laine, qui souffre de calculs rénaux. Le suivant est blessé au pied, après avoir sauté du haut de son balcon pour échapper à la police.
Depuis le 21 février dernier, plus d’une centaine de personnes se sont installées devant les bureaux de l’agence onusienne pour la migration, dans l’espoir d’être rapatrié·es dans leur pays d’origine en Afrique Subsaharienne et fuir les violences racistes et xénophobes qui traversent le pays. Face à cette crise, le silence assourdissant des organismes internationaux comme l’OIM et l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) choquent, tandis que des mouvements solidaires locaux se mobilisent en toute discrétion.
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Une crise humanitaire
Aboubacar et ses deux frères, tous trois originaires de Guinée, dorment devant l’OIM depuis plusieurs semaines, dans l’espoir d’être rapatriés : “on n’a pas le choix,” murmure Aboubacar, “on n’a nulle part où aller.” Les nuits de février sont fraîches, et ils peinent à dormir sous les bâches en plastique noires qui servent d’abris : “Parfois on passe la nuit sans dormir, devant le feu.” Ils hésitent encore à rester dans la rue, en attente de leur rendez-vous fixé au 18 août ou à tenter la dangereuse traversée en bateau vers l’Europe.
Inkyfada les rencontre à quelques centaines de mètres du bâtiment, pour un entretien discret : quelques heures plus tôt, la police, appelée par le personnel de sécurité de l’OIM, aurait contrôlé une volontaire sur place. Pendant l’intégralité de la discussion, l’un des frères scrute les rues, et l’arrivée du chef de la sécurité de l’OIM mettra fin à la conversation.
Aboubacar, ses frères et leur ami vivaient tranquillement dans leur petit appartement à Tunis. Un soir, alors que le groupe s’apprête à dîner, un bruit sourd retentit, “à vingt heures pile,” se souvient Aboubacar. Le vacarme provient de l’étage du dessous, alors que la police déloge leurs voisins de force : “ils ont ouvert la porte comme ça” raconte Aboubacar en mimant un coup de pied violent, l’air de défoncer la porte.
Aboubacar et ses frères parviennent à fuir, mais la police attrape leur colocataire, dont ils n’ont aucune nouvelle depuis.
Secoués par les événements, ils passent la nuit chez un ami et reviennent dans leur appartement le lendemain, mais à leur grande surprise, ils découvrent que la plupart de leurs affaires ont disparu. “Ils ont pris nos téléphones, nos passeports… ils ont tout déchiré,” raconte Aboubacar. Il ne leur reste que les habits sur leur dos et des tongs en plastique qui ont vu de meilleurs jours. Le propriétaire de l’appartement les chasse définitivement et menace d’appeler la police. Leur hôte de la veille s’est également fait expulser de son logement. Aboubacar et ses frères passent deux nuits dehors, puis, “au bout du troisième jour, on est venu ici [à l’OIM].”
Un ‘campement’ improvisé
Aboubacar et ses frères sont installés aux côtés de plus d’une centaine de personnes devant les bureaux de l’OIM : l’immeuble donne sur une cour ouverte, où les plus jeunes se passent un vieux ballon jaune. Mis à part les téléphones, souvent sans batterie ou connexion internet, c’est une des rares distractions pour s’occuper toute la journée.
Le bâtiment onusien continue dans une ruelle adjacente, maintenant peuplée de tentes, dans lesquelles sont installées en priorité les femmes et les enfants - qui sont graduellement transporté·es dans des chambres d’hôtel - et de bâches en plastique. Des vêtements sèchent sur des cordes à linge accrochées aux arbres. Un peu plus loin, une montagne de déchets malodorants grandit de jour en jour.
Ils et elles se regroupent par nationalité, ou par langues parlées : d’un côté les anglophones, venu·es par exemple du Nigéria, du Sierra Leone, ou de Somalie, de l’autre les francophones, comme les Guinéen·nes ou les Ivoirien·nes, et enfin les arabophones, moins nombreux·ses, principalement originaires du Soudan. Le groupe entier se partage une douche et une toilette, situées dans un jardin proche du site.
Les migrant·es Subsaharien·nes devant l’OIM dorment près d’une pile de déchets. Crédit : Julia Terradot.
De multiples arrestations, agressions et expulsions
Depuis le 7 février 2023, au moins 800 personnes auraient été arrêtées dans le cadre d’une campagne visant les sans-papiers en Tunisie. D’après le suivi d’Avocat Sans Frontières (ASF) auprès des avocat·es et tribunaux auxquels ils ont accès, beaucoup d’arrestations n’ont pas été décomptées et ce chiffre pourrait atteindre les 2000.
La police contrôle les personnes qu’elle “présume migrants sur la base de la couleur de la peau, essentiellement,” explique Marwa d’ASF, “et c'est pour ça qu'il y a des Tunisiens aussi arrêtés,” ainsi que des réfugiés.
Le volume des arrestations, les conditions de détention - “zéro respect de leur droit,” s’offusque Marwa - et le durcissement des peines choquent la société civile. Les condamnations pour séjour irrégulier ou franchissement illégal des frontières vont de un à six mois de prison selon les tribunaux et les régions. “Avant, c’était deux mois avec sursis ou une amende,” précise Marwa.
Pour rappel, les propos de Kaïs Saïed du 21 février reprennent un discours raciste et complotiste à l’encontre des Subsaharien·nes en Tunisie, jusqu’alors principalement cantonné sur les réseaux sociaux.
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Une violence terrible éclate alors dans le pays. “Le racisme vient d'être ‘institutionnalisé’ et c’est comme un feu vert pour tout faire. C'est une situation de non-droit,” soupire Marwa. Depuis environ un mois, Moncef, un collègue de Marwa à ASF, reçoit régulièrement des appels de bénéficiaires “frappés, humiliés par des citoyens [tunisiens],” ou même victimes de viol.
“Les bailleurs eux aussi ont peur de se faire arrêter,” continue Moncef, et des centaines de personnes se retrouvent sans logement, expulsées par leur propriétaire.
Une aide humanitaire spontanée
Amira a commencé à apporter son aide en découvrant la situation devant l’OIM, alors qu’elle passait devant le bâtiment avec une amie. “J’étais en train de parler aux gens et de pleurer en même temps. On avait honte”, se souvient-elle.
Profitant du fait qu’elle travaille dans le même quartier, elle commence tout de suite à charger les téléphones depuis son bureau. Pour les besoins en nourriture, “on ramenait n'importe quoi, on ne savait pas vraiment quoi faire,” admet Amira. Au menu les premiers jours : “des oeufs. On les mettait à bouillir et on ramenait des oeufs chauds, et du lait aussi pour les enfants.”
Au fil des jours, les besoins sont devenus plus clairs : “on a commencé à avoir une meilleure visibilité” se réjouit Amira. Les dons de nourriture, d’eau, de vêtements et de médicaments viennent surtout de ses collègues, des employé·es de l’hôpital où travaille sa mère, et d’associations solidaires.
Amira prend l’habitude d’envoyer les besoins immédiats à un groupe d’aide sociale sur l’application de messages cryptés Signal : “Je suis souvent dans l'urgence donc parfois je suis en train de courir à envoyer des vocaux et ce n'est pas évident”, rit-elle. Les informations sont rassemblées et relayées jusqu’à l’arrivée des dons nécessaires à destination.
Des migrants Subsahariens se reposent et jouent au ballon devant l’OIM. Crédit : Julia Terradot.
Le silence de l’OIM
Une grande partie des personnes installées devant l’OIM n’ont aucun autre endroit où aller. Ils et elles sont parti·es précipitamment, chassé·es de leur logement et dérobé·es de leurs biens. Sans papiers, argent, ou même vêtements, les victimes dépendent presque entièrement des mouvements de solidarité locaux qui se sont mis en place au fil des semaines.
L’OIM ne fait pas partie de ce soutien. Pourtant, l’organisation promeut le droit des migrant·es et se dit chargée de leur fournir une aide humanitaire, quel que soit leur statut. Si l’aide extérieure comme celle d’Amira s’arrête, “on va tous mourir ici” déclare Aboubacar, qui s’est vu refuser de l’eau par la sécurité de l’organisation internationale la veille.
Amira déplore également l’inaction de l’OIM, pourtant directement confrontée à la situation devant ses bureaux :
“Là, c'est une urgence. On ne parle plus de demander un accord pour sortir des fonds. On est vraiment dans un état de guerre. Et ça va durer.”
La crise a commencé dès le 21 février. Pourtant, il a fallu attendre le 8 mars pour que l’OIM publie un premier communiqué reconnaissant la présence des “migrants” aux “différents besoins” devant leur bureau de Tunis, mais sans annoncer aucune mesure particulière.
Contacté par inkyfada, l’OIM n’a pas souhaité répondre aux différentes questions de nos journalistes. Renvoyé par mail vers le bureau central, situé au Caire, ce dernier a simplement fourni le lien vers le communiqué du 8 mars et indiqué que l’organisation “ne propose pas d'interviews ou d'autres commentaires à ce stade”.*
Selon leur pays d’origine, les migrant·es sans papiers dépendent de l’OIM pour être rapatrié·es, car les ambassades acceptent rarement de ramener des ressortissant·es arrivé·es illégalement sur le sol tunisien.
Par exemple, “ceux qui sont partis sans papiers [de Côte d’Ivoire] ne sont pas considérés comme Ivoiriens,” précise Jean-Bedel Gnablé, président de l'ASSIVAT (Association des Ivoiriens Actifs de Tunisie). Ces personnes ne sont donc pas éligibles pour les vols de rapatriement organisés par l’ambassade de Côte d’Ivoire. Depuis le début de la crise jusqu’au 14 mars, le gouvernement Ivoirien en Tunisie a permis le retour de 750 ressortissant·es.
À travers son association, Jean-Bedel a aussi tenté de contacter l’OIM, mais son appel au soutien est resté sans réponse.
“Je ne comprends pas pourquoi ceux qui sont chargés de s’occuper de la situation des migrants ne peuvent apporter de l'assistance à des personnes qui sont devant leurs bureaux,” déplore-t-il.
Théoriquement, ces personnes devraient pouvoir s’inscrire au programme d'assistance au retour volontaire et à la réintégration (AVRR) de l’OIM, qui d’après leur site permet un “retour sûr et digne et une réintégration durable” dans les pays d’origine. Le nombre exact de retours volontaires possibles n’est pas connu. La plupart des personnes installées devant l’agence devront attendre plusieurs mois pour un entretien, et d’autres n’ont pas encore de rendez-vous.
L'Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Tunis . Crédit : Julia Terradot.
Pour les victimes, la peur et l’incompréhension
Ekon est venu du Nigéria l’année passée pour travailler en Tunisie et envoyer de l’argent à sa famille. Expulsé de son appartement, il dort devant l’OIM et s'inscrit à contrecœur au programme de retour volontaire. Avec son ami Obi, Nigérien également, ils redoutent le retour dans un quotidien violent.
“On ne veut pas rentrer [au Nigéria], mais on n’a pas le choix. Il y a trop de problèmes et de tueries. Tous les jours, des personnes meurent. La seule façon de les vaincre [ndlr : les groupes violents] est de les rejoindre et je ne peux pas verser de sang,” admet Ekon.
Les conditions en Tunisie ne sont pas plus séduisantes. Quelques jours auparavant, en pleine journée, trois jeunes Tunisiens ont poursuivi Obi dans une rue de Tunis et lui ont lancé des pierres, sous les yeux de passant·es. Il réussit à s’enfuir, mais la violence de l’attaque le hante encore.
Aujourd’hui, le campement improvisé devant l’OIM est le seul endroit à Tunis où Obi se sent en relative sécurité. “La Tunisie est un pays d’Afrique, et pourtant ils nous appellent tous ‘Africains’ parce que nous sommes noirs,” fait remarquer Obi.
“Je ne veux pas dépendre de quelqu’un pour me payer un appartement et me nourrir. Je veux travailler, je veux que les choses se calment et tourner la page. Je veux être libre,” déclare Ekon.
Ekon fixe le sol et frissonne dans sa veste qu’une volontaire lui a donné : “Quand je suis arrivé l’année dernière, ce n’était pas comme ça. Les Tunisiens étaient très gentils. Je suis très surpris,” raconte Ekon. Autour de lui, le groupe acquiesce à l’unisson. “Nous sommes tous surpris,” confirme l’un d’eux.
À Tunis, des protestations devant le HCR
À quelques centaines de mètres de l’OIM, Mohamed et une dizaine de personnes protestent silencieusement l’abandon d’un autre organisme onusien, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Les membres du sit-in, tous et toutes réfugié·es auprès du HCR, demandent leur réinstallation vers un pays où ils et elles seraient en sécurité.
En Tunisie, le HCR, en partenariat avec le Croissant Rouge tunisien, est la seule organisation apte à fournir un statut de demandeur d'asile. La Tunisie n’a aucune loi protectrice ni d’instance nationale pour étudier les demandes d’asile.
Mohamed, réfugié soudanais, est en Tunisie depuis trois ans. En avril dernier, il protestait déjà à l’agence de Zarzis, puis devant le siège à Tunis contre son expulsion du refuge HCR à Médenine.
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Au bout de six mois de lutte, l’organisme promet à Mohamed une solution de logement qui n’arrivera jamais et il se résigne à accepter l’inaction du HCR.
Puis vient le discours du 21 février, et la vie de Mohamed bascule : “J’ai perdu mon emploi, j’ai perdu ma maison,” il s’indigne.
“En ce moment, c’est pire qu’en Libye ou en Afghanistan. J’ai une carte de réfugié. Si je vais n’importe où pour demander du travail (...) Cette carte ne sert à rien,” déplore Mohamed. “J’irai n’importe où, tant qu’on nous respecte (...) nous ne sommes pas en sécurité dans ce pays à cause du racisme.”
Mohamed s’installe devant le HCR à Tunis avec un groupe de manifestant·es, mais la sécurité du bâtiment appelle la police et il est de nouveau délogé. “Ils [le HCR et ses employé·es] ne m’aident pas. Ils ne me donnent rien.”
Il choisit de dormir devant l’OIM et de se rendre tous les jours devant le HCR, dès sept heures du matin environ jusqu’au soir. Il rassemble graduellement d’autres protestataires et ensemble, ils et elles réclament leur réinstallation vers un pays sûr.
Le HCR propose la réinstallation, disponible uniquement pour les réfugié·es, mais selon son site, “moins de 1% de la population réfugiée dans le monde.” est envisagée pour la réinstallation. Interrogé par inkyfada, le HCR n’a pas souhaité répondre aux questions.
Des tentes alignées devant l’OIM. Crédit : Julia Terradot.
La solidarité discrète
Le 5 mars, un autre communiqué présidentiel liste des mesures qui faciliteraient les procédures pour les étrangers résidant en Tunisie, comme la livraison de cartes de séjour.
“C'est trop peu et trop tard,” se plaint Feriel, activiste dans un collectif indépendant, un groupe solidaire formé en opposition à la campagne raciste de l’État tunisien, “je ne vois même pas comment ces mesures qu'il a décidé de prendre peuvent rattraper le mal qui a été fait et rassurer les gens et leur donner un peu d'espoir. C'est juste de la désillusion totale.”
Le collectif regroupe différent·es acteurs·rices de la société civile tunisienne pour décider de la prochaine marche à suivre : “C'était le bordel total, mais on s'est dit qu'il fallait réagir,” ajoute Feriel.
Ils et elles s’organisent pour apporter une aide sociale et légale, entre autres, en soutien aux victimes : “beaucoup de gens se sont solidarisés. Mais on reste toujours en sous-effectif par rapport à ce qu’il se passe, parce que les conséquences sont tout de même hors normes,” explique Feriel.
Le groupe utilise les mécanismes d'urgence mis en place précédemment par des ONG établies, mais ces procédés restent insuffisants face à l’étendue de la crise, qui “vient toucher tous les aspects de la vie".
La solidarité est un risque que le collectif a anticipé. Feriel donne l’exemple des personnes qui pourraient enfreindre l'article 25 de la loi 1968 en transportant des migrant·es vers des logements sécurisés ou des hôpitaux.
Mais cet article laisse aussi “une brèche d'interprétation” continue Feriel, “Parce que qu'est ce que ça veut dire ‘sciemment’? Si moi aujourd'hui, je transporte un migrant vers un hôpital et qu'il y a un contrôle des papiers et qu'on découvre que la personne est en situation irrégulière, je peux très bien dire que je n’en avais aucune idée. C'est ma parole contre celle de la police,” elle explique.
Le groupe intervient également dans la discrétion pour protéger ses membres du harcèlement en ligne. Sur Facebook, des comptes menacent les membres d’associations en Tunisie pour les décourager de poursuivre leur action solidaire : “On agit dans le secret et la clandestinité pour éviter d'avoir à supporter ce genre de choses.” Tout est anonyme, plus de posts sur Facebook, et les échanges se font sur les applications cryptées.
Les mécanismes de protection du groupe limitent leur capacité d’agir malgré les besoins énormes. Le collectif indépendant fonctionne “au bouche à oreille", précise Feriel, et les messages de mobilisation se diffusent en privé.
Ce mode de fonctionnement “restreint énormément notre capacité d'agir,” s’attriste Feriel, “parce qu'on ne reçoit pas assez de dons et aussi parce que les gens ont du mal à faire confiance. Mais c'est vraiment la seule manière avec laquelle on peut travailler.”
Très vocal sur les réseaux sociaux, Jean-Bedel d’ASSIVAT dénonce aussi l’inaction des organismes internationaux et les injustices à l’encontre des ressortissant·es de pays d’Afrique Subsaharienne. Et cette prise de parole n’est pas sans risque : “Je reçois des menaces de mort (...) on vous suit, on sait où vous habitez, on sait où vous êtes,” mais ces tentatives d’intimidation n’ont pas dissuadées Jean-Bedel de poursuivre son action solidaire : “je ne fais de mal à personne."