Pourtant, dans les rues, la réalité semble être tout autre. De nombreux témoignages attestent que les personnes noires sont remarquablement absentes de la vie quotidienne. Depuis des jours, des centaines de Subsaharien·nes en Tunisie se cachent chez eux par peur d’être agressé·es ou violent·ées suite au récent déferlement de haine raciste.
Malgré les chiffres officiels montrant que le nombre de migrant·es subsaharien·nes en Tunisie ne dépasse pas les 21.000, une vague de haine violente s’est déclenchée dans le pays. Dans un communiqué datant du 21 février, Kaïs Saïed affirme que des “hordes de migrants clandestins" arrivent en Tunisie afin de “changer la composition démographique du pays" et détruire son identité arabo-musulmane. Selon lui, il faudrait prendre des mesures urgentes pour lutter contre cette “entreprise criminelle”. Un discours similaire à celui du Parti nationaliste tunisien.
Fondé en 2018 , le parti nationaliste milite pour la restriction de la migration irrégulière et diffuse des accusations de conspiration qu’il assimile à l’idéologie sioniste et à la colonisation de la Palestine . Mais le communiqué présidentiel, ainsi que les vagues de persécutions qui ont suivi ont été rapidement condamnés par les organisations de la société civile. L’Union Africaine a également fermement dénoncé ce “discours haineux à caractère raciste, susceptible de nuire aux personnes”.
Depuis les déclarations de Kaïs Saïed, les violences racistes, verbales et physiques explosent en Tunisie. “Avant, c'était [déjà] comme ça, mais on se sentait un peu sécurisé parce qu'il y avait l'État, il y avait la police. Maintenant, c'est l'État qui vous largue, comme ça. On est à la merci de tout le monde.”, témoigne Marc pour inkyfada. Les expulsions, licenciements et arrestations arbitraires deviennent monnaie courante. Des centaines de personnes campent même devant l’Organisation internationale pour les Migrations.
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À travers l’analyse du rapport du Parti nationaliste et de plusieurs publications sur Facebook, inkyfada analyse les six principaux arguments racistes utilisés pour justifier ces vagues de violences.
"Je ne suis pas raciste, mais..."
Au lendemain du communiqué, Kaïs Saïed s’exprime de nouveau pour affirmer que les migrant·es en situation régulière ne seront pas dérangé·es. “Les légaux, ils sont les bienvenus, on en veut plus, nous n’avons pas de problèmes. Les illégaux, il faut qu’ils retournent, mais dans le cadre du respect des législations et de leur dignité”, insiste également Nabil Ammar, ministre des Affaires Etrangères, qui dénonce de multiples manipulations visant à mettre “la Tunisie sur le banc des accusés”.
Pourtant, après ces déclarations, une vague de haine, basée sur la couleur de peau, prend de l’ampleur en Tunisie. Quelques jours après la parution du communiqué, à la Soukra, des jeunes attaquent et brûlent un immeuble où vivent des étudiants, selon l’AESAT . La police aurait été appelée, mais en vain. “La police vient mais dès qu’elle repart, les jeunes reviennent attaquer l’immeuble où logent nos étudiants et y mettent le feu”, explique l’association. Deux jours plus tard, à Sfax, plusieurs maisons sont saccagées, de nombreuses personnes sont attaquées, et même poignardées par des bandes de jeunes, selon des publications du Front anti-fasciste. 4 étudiants Ivoiriens boursiers sont attaqués la même journée, à la sortie de leur foyer universitaire. Une association témoigne recevoir des centaines d'appels à l’aide par jour.
Ces violences arbitraires n'épargnent également pas les Noir·es tunisien·nes, qui se font également agresser ou arrêter lors de rafles policières. Samedi 25 février , trois femmes tunisiennes noires sont attaquées physiquement et verbalement. Dimanche 26 février à Sfax, un homme noir tunisien se fait arrêter lors d’une rafle policière. Ce genre d’incident est fréquent, selon l’avocat Hamadi Henchiri. “Des perquisitions à domicile ont eu lieu, sans ordre judiciaire, ainsi que des arrestations arbitraires, basées uniquement sur la couleur de peau. Même des Tunisiens ou des migrants légaux ont été arrêtés, seulement à cause de leur couleur”. avance-t-il.
“Tu te fais insulter dans la rue à tout moment, et lorsque tu réponds en tunisien, on te dit : ‘Ah tu es tunisien, on n'a pas de Tunisiens noirs, donc je t'ai pris pour un Subsaharien.’ Le problème ici, c'est les citoyens. Ils ne vont pas me demander mes papiers, ils vont m'attaquer”. témoigne Chiheb, un jeune noir tunisien.
En parallèle, plusieurs publications racistes et véhiculant des stéréotypes anti-noirs font le tour des réseaux sociaux, ainsi qu’une pétition visant à abroger la loi relative à l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale en vigueur depuis 2018.
Le prétexte de l’illégalité
Plusieurs organisations de la Société civile accusent le Président et le Parti nationaliste tunisien de racisme, mais ces derniers rejettent ces allégations en soutenant que leur priorité consiste à mettre fin à l’immigration irrégulière et au travail informel des ressortissant·es subsaharien·nes non régularisé·es.
Dans le débat public, les migrant·es considéré·es comme “illégaux” sont souvent stigmatisé·es et présenté·es comme des criminels, échappant à la justice. Certaines personnes diffusent même des vidéos trompeuses et sorties de leur contexte sur les réseaux sociaux, notamment dans des groupes et des pages qui soutiennent le Parti nationaliste ou le Président de la République. Dans son communiqué, Kaïs Saïed accuse ces “hordes de migrants illégaux de perpétrer des actes violents, criminels et contraires à la loi.”
Mais d’après plusieurs spécialistes, c’est avant tout la politique d’Etat qui pousserait les migrant·es subsaharien·nes dit·es “illégaux” vers la clandestinité. En effet, obtenir une carte de séjour en Tunisie est un processus difficile puisque les délais accordés sont souvent insuffisants et que l’administration entrave les tentatives de régularisations des Subsaharien·nes. “Vu les délais d’attente pour les titres de séjour, beaucoup ont vu leur carte provisoire de trois mois expirer et ils n’ont toujours pas de rendez-vous”, explique le Président de l’association des Ivoiriens actifs en Tunisie, Jean Bedel Gnabli.
“On n’est pas face à des personnes qui se mettent en situation irrégulière, on est face à un État qui irrégularise. Même les Subsahariens qui disposent de tous les documents nécessaires ne se voient jamais décerner de carte de séjour définitive”, argumente Camille Cassarini, chercheur sur les migrations africaines en Tunisie à l’université de Gênes. Cette politique n’est pas nouvelle, selon le chercheur, et date de plusieurs décennies.
Les migrant·es doivent également payer 20 dinars par semaine à partir du moment où leur visa ou carte de séjour expire. Aujourd’hui, ces pénalités bloquent certain·es ressortissant·es subsaharien·nes et les empêchent de retourner dans leur pays d’origine, selon un diplomate ivoirien .
Ainsi, l’une des principales revendications du PNT est l’expulsion du territoire de tous les migrant·es en situation irrégulière, ainsi que la mise en place de visas obligatoires pour tous les pays subsahariens. Pourtant, c’est déjà en grande partie le cas : sur les 48 pays d’Afrique subsaharienne, seuls 17 bénéficient d’une exemption de visa de 90 jours pour entrer en Tunisie.
À noter que les sans-papiers résidant en Tunisie sont accusé·es de promouvoir le secteur informel. En effet, l’accès des étranger·es au marché du travail tunisien est extrêmement difficile, ce qui les force à rester dans l’informel. Selon le sociologue, Mustapha Nasraoui , “il n’y a pas en Tunisie de secteurs professionnels abandonnés aux étrangers ; les immigrés se trouvent dès lors côte-à-côte avec les travailleurs locaux, sauf que ces derniers ne craignent pas d’être dénoncés par l’employeur”. Ainsi, “les travailleurs subsahariens occupent la zone soumise à la plus grande exploitation [...] Ils meublent l'abîme de ce secteur”, explique-t-il. Les données confirment ces propos : le secteur informel représente 44.8% des emplois en Tunisie.
Des arrivées en masse
Un million, 700,000, plusieurs estimations différentes du nombre de Subsaharien·nes présent·es en Tunisie circulent sur les réseaux sociaux, avec des sources imprécises.
Pourtant, selon les chiffres de l’INS, les étranger·es en Tunisie représentent 0,5% de la population tunisienne. Ils proviennent principalement du Maghreb, suivi des autres pays africains et des pays européens. Aux dernières estimations, il y aurait seulement 21,000 migrant·es d’Afrique subsaharienne en Tunisie. Ce chiffre aurait particulièrement augmenté depuis 2011. Ces chiffres sont plus élevés d’après le Centre international pour le développement des politiques migratoires (ICMPD) qui dénombrait, en 2020, un total d’environ 59000 migrant·es, avec ou sans permis de séjour. En contrepartie, la Tunisie compte plus de 500,000 émigré·es, dont les trois-quart résident en Europe.
Plusieurs publications sur les réseaux sociaux évoquent, d’ailleurs, une prétendue volonté de “coloniser” la Tunisie.
Les migrant·es subsaharien·nes “venus en Tunisie pour travailler et s’installer.” explique Camille Cassarini “s’apparentent donc de plus en plus à une immigration, avec des gens qui restent plusieurs années, fondent une famille et occupent des emplois et une position sociale en Tunisie.”
Bien que leur nombre ait augmenté, ces dernières années, les migrant·es subsaharien·nes expriment le désir de quitter le pays plutôt que de s’y installer. “Il faut retenir que pour la plupart des Subsahariens, la Tunisie est une terre de transit et non d'accueil. Leur objectif est d’aller en Europe. Ils n’ont pas choisi d’être en Tunisie”, exprime Majdi Karbai, ancien député représentant les Tunisiens de l’étranger.
Un complot pour coloniser la Tunisie
Le Parti nationaliste tunisien et le Président Kaïs Saïed soutiennent que l’arrivée des migrant·es en Tunisie est une tentative de colonisation visant à envahir le pays et à modifier sa composition démographique. Ainsi, le Parti demande la dissolution de toutes les organisations subsahariennes ou impliquées dans cette soi-disant “colonisation”, notamment les organisations de défense des droits Humains.
Pourtant, 40% des migrants n’ont pas l’intention de s’installer en Tunisie, selon une enquête de l’INS.
En effet, les migrant·es venu·es principalement pour des raisons professionnelles ou scolaires tendent à avoir moins l'intention de s'installer que ceux et celles qui migrent avec leur famille. Chez les migrant·es subsaharien·nes, l'emploi et l'éducation sont les principaux motifs d'immigration, représentant respectivement 50% et 32% des raisons exprimées. Environ deux tiers des ressortissant·es d'Afrique subsaharienne en Tunisie envisageraient de retourner dans leur pays d'origine dans un futur indéterminé,
La majorité des Subsaharien·nes résidant en Tunisie sont employé·es dans les secteurs des services et de la construction. Ils et elles ont d'ailleurs la plus faible intention de rester en Tunisie parmi les migrant·es de différentes nationalités.
Un danger pour l’identité arabo-musulmane
Kaïs Saïed a exprimé sa préoccupation quant à la possible perte de l’identité arabo-musulmane de la Tunisie, au profit d’un pays “africain seulement”, une préoccupation qui fait écho à la théorie controversée du grand remplacement créée par Renaud Camus et fréquemment exploitée par l’extrême droite européenne.
Cependant, de nombreux·ses migrant·es qui arrivent en Tunisie viennent eux-mêmes de pays arabes et/ou musulmans. Un tiers de ces migrant·es sont originaires de la Côte d’Ivoire, tandis que le reste est issu principalement de la République démocratique du Congo, de la Guinée et du Mali.
Un financement européen derrière le complot
D’après le Parti nationaliste, ce projet de “colonisation” de la Tunisie serait financée par les puissances européennes. En aidant les Subsaharien·nes à s’installer en Tunisie, ces puissances chercheraient à les dissuader de traverser la Méditerranée en leur offrant une alternative en Tunisie. Un projet qui serait similaire à la colonisation sioniste de la Palestine, selon le rapport du PNT.
L’Europe finance effectivement l’externalisation de ses frontières en Tunisie, dans le but de contrecarrer les tentatives d’immigration irrégulière. La Tunisie aurait ainsi intercepté 29.000 opérations d’immigration irrégulière en 2022, selon le Forum tunisien pour les Droits économiques et sociaux. L’Europe fournit de nombreuses ressources dans la formation des garde-côtes, dont 20 millions en formations et en équipements.
Cependant, aucun lien n’a été établi entre cette externalisation des frontières européennes et un prétendu projet de colonisation de la Tunisie par les migrant·es subsaharien·nes. “Il s’agit de protéger les frontières italiennes et de récupérer les migrants expulsés. Des gens veulent partir en Italie, de quoi se mêle-t-on pour les ramener en Tunisie alors qu’on n’a ni programme, ni argent, ni vision ni rien pour les accueillir ?”, questionne Majdi Kerbai.
La Tunisie joue un rôle “de police de frontières”, afin de satisfaire les intérêts de Kaïs Saïed, selon Mehdi Elleuch, chercheur à Legal Agenda. “En étant coopératif sur la question migratoire, Kaïs Saïed achète le silence des pays européens sur le tournant répressif qu’il opère dans son pays, contre les droits humains, l’opposition politique et la liberté d’expression”, considère ce dernier dans une déclaration médiatique .
De plus, cette campagne contre les migrants noirs en Tunisie serait une simple diversion, selon le chercheur. “La popularité du président est au plus bas. Face à cela, il y a une réaction répressive de désigner un ennemi intérieur fantasmé sans aucun rapport avec la réalité”, explique-t-il.
Les affirmations infondées de la plus haute autorité du pays et du parti nationaliste, ainsi que la vague de racisme sur les réseaux sociaux et dans certains médias, ont des conséquences réelles sur la vie quotidienne des personnes noires en Tunisie.
Les universités et les associations locales demandent aux ressortissant·es subsaharien·nes de rester confiné·es chez eux et elles. Des centaines de personnes se retrouvent sans abri, sans emploi et passent leurs nuits devant l’Organisation internationale pour les Migrations dans l’espoir d’un rapatriement ou d’une réaction de la part des organismes responsables, qui s’illustrent par leur silence jusqu’à présent.