Ce jour-là, une femme est empêchée de quitter la Tunisie en raison de son fichage S17. Elle fait appel à des députés d’Al Karama. Ils se rendent sur place pour comprendre la situation et une altercation éclate avec la police aux frontières. Ces derniers portent plainte contre eux.
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Depuis la révocation de l’immunité parlementaire par le président de la République le 25 juillet dernier, les députés ont été convoqués un à un par le tribunal militaire. Pourtant ce sont des civils.
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Même situation pour le député du parti politique Espoir et travail, Yassine Ayari. Le 30 juillet 2021, il est violemment arrêté à son domicile puis incarcéré à la prison de la Mornaguia. Contactée par inkyfada, son épouse, Cyrine Fitouri, dénonce la violence de la scène.
"C'était comme si on venait arrêter un terroriste. Ils n'ont montré aucun papier, ils ont refusé de dire qui ils étaient. Il y avait une quinzaine de voitures et une trentaine de personnes, avec rien d'inscrit sur les véhicules”, raconte-t-elle.
D’après Cyrine Fitouri, ils n’ont même pas laissé le temps à son mari de prendre ses affaires. “Cela ressemblait à un enlèvement."
Yassine Ayari a été arrêté en raison d’un jugement prononcé plus de trois ans auparavant par un tribunal militaire. Le 26 juin 2018, le député avait été condamné à une peine de deux mois d’emprisonnement ferme. Le tribunal l’accuse d’avoir “diffamé l’armée” sur sa page Facebook personnelle. Étant protégé à l’époque par une immunité parlementaire, ce dernier ne purge pas sa peine. C’est la troisième fois que le député est condamné par un tribunal militaire puisqu’il l'a déjà été une première fois en 2018 et en 2014.
D’après un communiqué d’Amnesty international, “au moins 10 civils ont été jugés devant des tribunaux militaires dans des affaires liées à l’expression d’opinions, généralement pour avoir critiqué l’armée ou des représentants de l’Etat”, entre 2011 et mars 2020.
Amnesty international a émis “une action urgente” le 14 septembre 2021 appelant à “libérer immédiatement Yassine Ayari” et dénonçant ses conditions d’incarcération. Ce dernier a finalement quitté la prison le 22 septembre dernier. Un répit de courte durée puisqu’il est sous le coup d’une nouvelle enquête ouverte encore une fois par le parquet militaire à la suite de posts Facebook publiés les 25, 26, 27 et 28 juillet 2021. Des publications qui visaient principalement le Président de la République et sa prise de pouvoir, qualifiée de “coup d’État militaire planifié et coordonné par l’étranger” par le député, toujours selon Amnesty international.
“Juger des civils devant un tribunal militaire, c'est une tradition qui existe depuis toujours en Tunisie. À chaque fois que les gouvernements successifs considéraient une parole comme une atteinte à la sécurité de l'État ou à la sécurité nationale, ils faisaient appel à la justice militaire. Aujourd'hui on utilise encore ce même mécanisme", explique Nesrine Mbarka Hassen, directrice par intérim du bureau tunisien d’Amnesty international.
Plusieurs lois permettent aux tribunaux militaires de juger des civil·es
Derrière cette pratique, se cachent plusieurs textes de loi qui permettent aux tribunaux militaires de se saisir de certaines affaires impliquant des civil·es. L’article 8 du code de justice militaire précise que les tribunaux militaires sont compétents pour juger les civil·es “en tant qu’auteurs [...] ou coauteurs” des infractions que le code prévoit. Parmi celles-ci, les outrages publics “au drapeau ou à l'armée”, l 'atteinte à [sa] dignité, [sa] renommée, [son] moral”, les “actes de nature à affaiblir [...] la discipline militaire, l'obéissance et le respect dus aux supérieurs” ainsi que les “critiques sur l'action [...] des responsables de l'armée portant atteinte à leur dignité”, tous punis par l’article 91 du même code.
Dans le cas de Yassine Ayari, les poursuites devant le tribunal militaire se font au titre de ce même article.
“Quand on critique l’appareil militaire, ça ne pardonne pas : c’est la liberté d’expression qui est condamnée en vertu de cet article”, commente Elyes Ben Sedrine, conseiller juridique d'Avocats Sans Frontières (ASF).
Salsabil Klibi, assistante au sein de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et spécialiste du droit constitutionnel, déplore l’archaïsme de cet arsenal juridique : “Nous traînons cette anomalie parce que nos textes n’ont pas été mis à jour”, estime-t-elle.
Par exemple l’article 91 n’a jamais été modifié depuis son instauration, en 1957, comme de nombreux autres éléments du code de justice militaire. Ce dernier a subi quelques ajustements depuis mais les articles touchant aux civil·es n’ont, quant à eux, jamais été modifiés de manière à empêcher leur jugement par des tribunaux militaires.
Pour Salsabil Klibi, cette situation est principalement un héritage de la dictature de Ben Ali. “Le contexte, c'est celui d'un État nouveau qu'on pressentait faible et qu'on voulait protéger de toute menace possible”, explique la constitutionnaliste. “Ben Ali aurait pu réviser ce texte mais il ne l'a pas fait car il s'agissait d'un moyen d'intimider ses adversaires”.
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Le code de justice militaire n’est pas le seul à impliquer des civil·es. Selon l’article 22 de la loi 70 du 6 août 1982, les infractions impliquant des agent·es des Forces de Sécurité Intérieure “à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions” ayant “trait à leurs attributions dans les domaines de la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat ou au maintien de l'ordre”, sont jugées “devant les tribunaux militaires compétents”. Pour l’avocat Mehdi Zagroubi et les six députés Al Karama impliqués dans l’affaire de l’aéroport, c’est l’agression d’agents de la police des frontières en service qui leur vaut le défèrement devant la justice militaire.
Si ces jugements de civil·es devant des cours militaires s’appuient sur des bases juridiques réelles, il reste qu’ils contreviennent à plusieurs droits et libertés garantis par la Constitution.
Des lois anticonstitutionnelles
La Constitution de 2014 est censée protéger les civil·es de ce type de procès. L’article 108 garantit que “les justiciables sont égaux devant la justice” et l’accès à “un procès équitable” pour chacun·e. Deux dispositions qui paraissent peu compatibles avec le fonctionnement actuel de la justice militaire où des membres de l’armée peuvent se trouver à la fois dans les rangs des victimes ou des accusé·es, et dans ceux des magistrat·es.
L’article 31 de la Constitution, lui, consacre “les libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication”, sans “ contrôle préalable”. La contradiction avec l’article 91 du code de justice militaire est flagrante, comme dans le cas de l’affaire Ayari, où il vient sanctionner la critique vis-à-vis de l’armée ou de ses généraux. Pourtant, tous ces articles "sont soumis à la Constitution, car ce sont des lois qui les portent. Ces dernières étant inférieures dans la hiérarchie des normes”, rappelle Salsabil Klibi.
L’article 149 de cette même Constitution dispose que “les tribunaux militaires continuent à exercer les attributions qui lui sont dévolues par les lois en vigueur jusqu’à leur amendement”. Elle donne donc la responsabilité aux député·es de mettre en place une loi précisant les prérogatives de ces mêmes tribunaux.
Mais, le projet constitutionnel de réforme de la justice militaire n’a jamais été mis en place. La justice tunisienne continue donc à mobiliser des textes obsolètes pour traduire des civil·es devant les tribunaux militaires, sept ans après la promulgation de la Constitution. Un état de fait “inconcevable dans une démocratie” qui constitue une “infraction à l’état de droit”, selon Salsabil Klibi.
Une tentative de réforme avortée et incomplète
Cette incompatibilité entre le texte constitutionnel de 2014 et le fonctionnement de la justice militaire n’a pas échappé à des membres de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) gelée depuis le 25 juillet 2021, qui ont tenté de mettre sa réorganisation à l’agenda parlementaire.
En novembre 2018, des député·es du bloc démocrate déposent ainsi un projet de loi dont le but est de définir clairement les prérogatives des tribunaux militaires - qui restaient jusque-là floues - et en exclure les civil·es. Le projet les considère comme compétents uniquement pour juger les infractions militaires impliquant exclusivement des membres de l’armée. Aussi, les député·es ambitionnent de supprimer l’article 22 de la loi 70 du 6 août 1982 qui permet de faire comparaître des civil·es devant des tribunaux militaires lors d’infractions impliquant des membres de la force de sécurité intérieure dans certaines situations définies par cette même loi.
Mais ce projet de loi n’a jamais été débattu à l’ARP. Selon Ghazi Chaouachi, député du courant démocrate et instigateur de ce projet de loi, “c’est la majorité parlementaire qui a bloqué l’examen de ce texte”. Le député explique que : “le bureau du parlement et les commissions qui décident si un projet de loi est débattu ou pas à l’ARP sont composés de personnes issues de la majorité parlementaire. Ils font donc passer les projets de loi qu’ils veulent et bloquent les autres”.
Malgré son ambition, ce projet de loi reste incomplet puisqu’il ne touche pas à l’article 91 du code de justice militaire. En laissant cet article du code de justice militaire tel quel, les député·es gardent des portes d’entrées qui permettent aux civil·es d’être jugé·es devant des tribunaux militaires. Ghazi Chaouachi dit ne pas savoir pourquoi cet article ne figure pas dans le projet de loi, alors même qu’il en est l’instigateur. Pourtant, “il était destiné à empêcher tout jugement de civils devant les tribunaux militaires”, s’étonne-t-il. L’article 8 du code de justice militaire qui spécifie que les civil·es peuvent être jugé·es en tant qu’ ”auteurs” ou “co-auteurs” d’infractions militaires est également absent du projet.
Depuis le 25 juillet 2021, toutes les activités de l’Assemblée ont été suspendues par décret présidentiel. Le 22 septembre, une nouvelle publication indique que les décrets-lois à venir modifieront l’organisation de la justice et de la magistrature, sans qu’il ne soit possible de savoir si la fin du jugement des civil·es par les tribunaux militaires sera enfin à l’ordre du jour.