Un sniper face à la justice militaire : du meurtre avec préméditation à l’homicide involontaire

Mohamed Amine Grami, sergent à la Direction générale des prisons et de la rééducation, est tué le 17 janvier 2011 pendant son service, sous les balles d'un tireur d'élite de l'armée nationale du nom de Mohamed Sebti Mabrouk. L'affaire prend une tournure judiciaire douteuse et l’accusé demeure en liberté tout au long du jugement, avant d’être condamné à une peine d'un an de prison avec sursis en 2015. 
Par | 17 Janvier 2017 | reading-duration 15 minutes

Disponible en arabeanglais
Dix ans sont passés depuis le meurtre de Mohamed Amine Grami sous les balles d’un sniper de l’armée tunisienne. Pourtant, aux yeux de la famille du défunt, à l'issue de la procédure et du verdict, la justice n'a pas fait son travail. Pour la famille, le dossier comporte des “zones d’ombres” et des informations contradictoires pouvant donner lieu à diverses interprétations.

Dans cette affaire, la victime était un sergent de la Direction générale des prisons et de la rééducation. Il a été tué le 17 janvier 2011, pendant la période qui a immédiatement suivi le départ de Ben Ali. Durant cette période de chaos généralisé, il a beaucoup été question de tireurs d'élite visant des civils.

Pour rappel, on avait signalé des meurtres et des blessures par balles de calibre 7,62 mm. A l'époque, l'ensemble des forces armées en Tunisie ont nié être en possession d'un tel calibre de balle. Cela a ouvert la porte à une large gamme d'interprétations, sur qui possède ce type de balles et sur qui a intérêt à viser des civils.

L'incertitude a alimenté les rumeurs, menant des Tunisien·nes à croire que des terroristes venus des montagnes s'étaient infiltré·es pendant les manifestation, puis tué des manifestant·es avec des balles de calibre 7,62 mm avant de disparaître. Cette hypothèse a été émise par l'ancien directeur de la sécurité présidentielle, Ali Seriati, lors de son procès après la révolution. Elle a été reprise par un certain nombre de responsables sécuritaires au sein du ministère de l'Intérieur, et par certains proches de Ben Ali, comme son beau-frère, Slim Chiboub, durant une émission télévisée.

Le président de la République, Béji Caïd Essebsi, chef du gouvernement de transition à l'époque, a cherché à clore le dossier en niant catégoriquement l'existence de tireurs d'élite, avec une phrase restée dans les mémoires : "Celui qui trouve un tireur d'élite, qu'il me l'amène”.

Le cas Amine Grami est venu réfuter toutes les hypothèses qui se sont succédées, en prouvant qu'au moins une des forces armées en Tunisie, l'Armée nationale, a fait usage de ce type de calibre pendant la révolution, avec des morts à la clé.

Alors, que s'est-il exactement passé ce jour-là ? Et comment la justice militaire a-t-elle accordé la liberté à l'accusé, quand de nombreuses preuves tendaient vers sa condamnation pour meurtre avec préméditation ?

  Les circonstances du meurtre d'Amine Grami

Le 17 janvier 2011, l'agent pénitentiaire Amine Grami surveille des prisonniers résidants à l'hôpital régional de Bizerte, plus précisément dans la salle n°07, située au sixième étage. Ils y avaient été transférés pour recevoir des soins à la suite des blessures et brûlures qui leur ont été infligées pendant la mutinerie à la prison civile de Borj Erroumi. Cette mutinerie avait coïncidé avec la fuite de Ben Ali.

Lorsque Grami entend des coups de feu à l'extérieur de la salle, accompagnés du son d'un hélicoptère survolant l'hôpital, il s’approche de la fenêtre donnant sur l'école technique de l'armée de terre, pour voir ce qu’il se passe. C'est alors qu'il est tué d’une balle dans la tête.

"Nous avons entendu des coups de feu intenses venant de la caserne de l'armée nationale située à proximité de l'hôpital, et vers midi, alors que j'étais dans la pièce avec mes collègues, mon défunt collègue, Amine Grami, s'est dirigé vers la fenêtre de la chambre. En s’approchant, il a été touché par une balle au-dessus de l'oreille gauche, il est tombé au sol, pendant que nous nous tournions vers lui. Nous nous sommes dirigés vers lui en rampant pour éviter les coups de feu qui ont continué en direction de la pièce voisine. Nous l'avons trouvé sans vie." - Extrait du compte rendu du témoignage du collègue de la victime, le sergent Khaled Ryabi devant le chef de la deuxième unité centrale de la Garde Nationale à l'Aouina.

Dès le lendemain, le père de Grami dépose une plainte pénale auprès du tribunal de première instance de Bizerte, saisie par le parquet le jour même en demandant l'ouverture d'une enquête "pour déterminer les causes du décès du défunt”. Le juge d'instruction du troisième bureau du tribunal de première instance de Bizerte, Imed Boukhris, enquête sur les circonstances du crime, et parvient à en déchiffrer certains éléments avant d'abandonner l'affaire au profit de la justice militaire.

  La justice civile : un tireur d’élite de l’Armée dans le box des accusés

Le juge d'instruction civile Imed Boukhris ouvre son enquête par une série de réquisitions et de commissions rogatoires, afin que le docteur Anis Ben Khelifa puisse effectuer l’autopsie du corps de la victime, et pour que la deuxième division centrale de la garde nationale à l'Aouina puisse mener l’enquête sur tout ce qui pourrait venir éclaircir l'affaire.

Le rapport médico-légal indique alors que la mort a été causée par un ‘traumatisme crânio-cérébral’. La présence des points d’entrée et de sortie de la balle sur le même côté gauche du crâne de la victime, au lieu de se faire face d'un côté et de l'autre du crâne, s’explique par le fait que la balle, reçue au dessus de l’oreille gauche, avait ricoché à l’intérieur du crâne sur le côté droit de la tête et s’était fendue, créant un second trou de sortie parallèle au point d’entrée.

Schéma explicatif montrant la trajectoire de la balle qui a frappé l'agent pénitentiaire Amine Grami (données tirées du rapport du médecin légiste, le docteur Anis ben Khelifa).

Le rapport médico-légal en conclut que le décès résulte d'une blessure mortelle par balle au niveau de l'oreille gauche, tirée avec une grande précision à partir d'une arme coup par coup. Le médecin légiste réussit également à extraire deux fragments de balle logés dans la tête du défunt. Ils seront par la suite envoyés par le juge d'instruction au département d’analyse et d’essais du service de la police technique et scientifique pour inspection et test.

Après avoir examiné les deux fragments extraits de la tête de la victime, le rapport indique alors qu'ils appartiennent à une cartouche de première classe, d'après la classification des armes et munitions.

Parallèlement, les recherches de la deuxième division centrale de la Garde nationale à l'Aouina ont pu avancer après l'audition d'un groupe de témoins, notamment les collègues de la victime présents avec lui ce jour-là, mais aussi toutes les personnes que l’institution a jugé utile d'interroger.  Elle adresse ensuite son rapport au juge d'instruction, afin qu'il procède à une inspection de l'hôpital où a eu lieu le crime, dans le but de trouver la source de la balle mortelle dans la salle n°07.

En parallèle, la recherche se concentre aussi sur la trajectoire d’une autre balle ayant blessé un résident de la salle n°04 du même étage de l'hôpital, avant de s'écraser dans un des murs de la pièce. Aucun fragment ou restes de cette balle n'ont été trouvés.

Lorsqu'il se rend à l'hôpital, le juge utilise alors la technologie dite de la lentille inversée. Cette méthode consiste à focaliser l'objectif d'une caméra inversée à l'endroit où la balle a frappé le doigt de la victime (M.S.Z) résidant à l'époque dans la salle n°04 de l'hôpital, ainsi que sur le lieu du décès du défunt dans la salle n°07, afin que la caméra fournisse une image de la source de chacune de ces balles. Au terme de l'opération de pointage d’impact, il est constaté que la source de la balle mortelle est la même que celle de l’autre balle qui a touché le lit de la salle n°04.  La source de la balle est confirmée comme se situant sur la façade arrière de l’école technique de l’armée de terre.

"Ce qu’il ressort des témoignages, du rapport médico-légal et du test des deux fragments extraits de la tête du défunt et de la portée limitée des tirs, si l'on prend en compte les barrières physiques mentionnées dans le rapport d’orientation et d’inspection, c'est que la balle qui a frappé le défunt Mohamed Amine Grami a été tirée par un soldat qui était à l’école technique de l’armée de terre à Bizerte”.  Juge d'instruction Imed Boukhris/cachet de la décision d'abandon.

Après avoir prouvé l'identité militaire de l'auteur, le juge civil abandonne l'affaire le 31 mars 2011, en vertu de l'article 52 du Code de procédure pénale et sur la base du sixième paragraphe de l'article 5 du Code de la Justice Militaire, qui dispose que "l es tribunaux militaires sont compétents pour les infractions de droit commun commises par les militaires ou contre eux pendant le service ou à l’occasion du service ainsi que les infractions de droit commun commises par des militaires entre eux en dehors du service”.

De la justice civile à la justice militaire

Lorsque le juge d'instruction du deuxième bureau du tribunal militaire permanent de Tunis se saisi du dossier, l’affaire gagne en complexité, malgré la clarté des conclusions que le juge d'instruction civil avait fourni lors de son enquête. Ce qui semblait être évident dans un premier temps deviendra par la suite une affaire aux ressorts inextricables.

Tout au long du procès, les récits de l’accusé se multiplient, mais il continue de s'appuyer sur un élément pour se défendre, affirmant n'avoir utilisé que cinq balles ce jour-là, dont une seule visait le cadre d'une des fenêtres de l’hôpital.

Lors de son audition en tant que témoin, le lieutenant Sofiene Hani, un collègue de l'accusé, déclare qu'alors qu'il était " avec l'adjudant-chef à leur poste de garde derrière l'une des fenêtres du couloir de l'internat, ils ont vu un groupe d'hommes jeter des coup d'œil réguliers à travers la fenêtre opposée, située au sixième et dernier étage de l'hôpital. C'est à ce moment que le sergent Mohamed Sebti Mabrouk a pointé son arme sur cette fenêtre et a tiré, pensant que le groupe derrière la fenêtre était constitué d'éléments inconnus et armés.”

A son tour, l’accusé admet lors de son audition qu'il s'était engagé à tirer avec son arme vers le cadre supérieur de la fenêtre en bois, et ce pour intimider "l'un des hommes armés qui montrait sa tête par la fenêtre”, dit-il. Cependant, il a été constaté dans le dossier d’instruction, et d’après les témoignages de nombreux employés de l’hôpital ce jour-là, que les agents pénitentiaires avaient été fouillés et dépouillés de leurs armes à l’entrée de l’hôpital par des agents de l’armée nationale, chargés de garder l’hôpital.

L'accusé soutient également qu'il a tiré vers la fenêtre de la salle n°04, et non de la salle n°07, alors que les investigations du juge d'instruction civile avaient déjà prouvé que le lieu d’où provenaient les deux balles, la première mortelle et la seconde blessant un résident de l'hôpital, était le même : le premier étage de l'internat Khawarizmi de l'école technique de l'armée de terre, où se trouvait le sniper mis en accusation.

Il a également été confirmé par les rapports d'orientation et d'inspection qui ont été réalisés par le juge d'instruction civile dans un premier temps, puis par l'enquête militaire plus tard, qu'il n'y avait aucune trace de coups de feu sur l'encadrement des fenêtres de la salle n°07.

Quant aux quatre autres balles, l'accusé déclare pour la première fois au cours de la séance du jeudi 17 janvier 2013, qu'il " entendait et voyait des personnes en civil tirer des coups de feu de tous côtés vers la caserne. Il a donc demandé aux personnes présentes avec lui de ne pas réagir afin de le laisser intervenir, et a utilisé son arme en direction d'un café de la place du nom de “El Qahwa el Allia”. Il a choisi de viser le mur sans toucher personne. Il ajoute également qu'”environ trois ou quatre d'entre eux ont été arrêtés à côté de la caserne, et ont été remis à M. le Doyen” (Doyen de l'école technique de l'armée à l'époque).

Le tribunal n'a prêté aucune attention aux déclarations ci-dessus, ni à ce qui a été déclaré par l'accusé au sujet du groupe d'hommes armés visant la caserne, et comment ils ont été arrêtés ce jour-là. Au lieu de faire des recherches dans ce sens, le tribunal demande la réalisation d'un autre test balistique, ce qui complique encore l'affaire. Un test dont les résultats ont ouvert la voie, après de nombreux rebondissements, à l'acquittement de l'accusé.

Une culpabilité prouvée, cinq ans requis contre l’accusé

Le 30 octobre 2012, en présence de l’accusé, la chambre criminelle du tribunal militaire permanent de première instance de Tunis donne son verdict qui statue la culpabilité de l'accusé, et le condamne à une peine d'emprisonnement d'une durée de cinq ans.

Certaines failles ont entaché le traitement de l’affaire. Par exemple, il était indiqué dans le dossier que, le jour de l'accident, le commandement militaire avait demandé un hélicoptère militaire en renfort. Cet avion aurait ouvert le feu pour viser des hommes armés sur les toits de certains bâtiments en face de l'hôpital.

La défense de l'accusé et la partie civile adhèrent à la demande d'enquête auprès de l'équipage de l'hélicoptère. À deux reprises, le tribunal envoie aux autorités militaires compétentes des demandes pour obtenir des informations sur l'équipage et sur les types d'armes qu'ils possédaient lors de cet incident. Les demandes restent sans réponse.

En revanche, le tribunal militaire de première instance de Tunis a inclus dans le texte expliquant son jugement que “le tribunal ne juge pas pertinente la demande de préciser les noms de toutes les personnes en possession d'une arme présentes sur les lieux de l'incident". Le rapport du commandant de l'école technique de l'armée de terre est jugé satisfaisant, bien qu’il ne contienne aucune information sur l'équipage de l'avion et les armes et munitions en sa possession.

Malgré l'absence de preuves dans le dossier sur la présence d'hommes armés, et malgré l'absence de traces de coups de feu dirigés contre l'école militaire, le tribunal affirme la nécessité de prendre en compte la situation personnelle de l'accusé, “qui remplissait son devoir militaire, qui a un casier vierge et est connu pour sa bonne conduite […] , en plus des circonstances objectives liées à la présence de personnes non-identifiées tirant sur les forces militaires présentes sur les lieux”. 

Le fait est que le même tribunal reconnaît dans son verdict la compétence de l'accusé à tirer avec son fusil de précision, arme “qui rend difficile l'identification de la cible, le contrôle de sa portée et de sa frappe”. D'après le verdict, le tribunal rappelle qu' " il n'est pas contesté que les actes commis par l'accusé sont extrêmement dangereux parce qu'ils ont été commis par un militaire qui connaît les caractéristiques et la gravité de l'arme qu'il utilise”.

Selon la chambre criminelle du tribunal militaire permanent de première instance de Tunis, il est prouvé que la mort d'Amine Grami est le résultat direct de l'intention de l'accusé de lui tirer dessus. Le tribunal confirme également que les témoignages de ses collègues, présents avec lui à l'école technique de l'armée de terre ce jour-là, ont été retenus contre lui.

Du meurtre avec préméditation à l’homicide involontaire

Mais l'affaire sera ensuite entachée par de nombreux autres points d'ombres. 

Malgré son inculpation pour meurtre avec préméditation en octobre 2011, l'accusé demeure en liberté. En outre, bien que la plupart des étapes du procès soient -théoriquement- publiques, la plupart des séances se sont déroulées à huis clos. La famille de la victime, la presse et certaines organisations internationales ont été empêchées à de nombreuses reprises d'assister aux audiences les plus importantes. Les raisons justifiant tout ce secret autour de l'affaire sont restées inconnues, entraînant des plaintes parmi la famille du défunt et la défense.

En parallèle, l'accusé est resté en liberté et a poursuivi son travail militaire, même après le 30 octobre 2012, lorsque que la chambre criminelle du tribunal militaire permanent de première instance de Tunis le condamne à une peine de cinq ans de prison.

Durant l'appel, au vu des multiples récits de l'accusé et de son refus persistant de reconnaître les faits qui lui sont attribués, et en l'absence de preuves claires pour le disculper ou le condamner, le tribunal choisit de lancer une série de tests balistiques menés sur les deux fragments restants de la balle mortelle. Inkyfada présente, à travers une série de dessins explicatifs, les distinctions et conclusions de chacun de ces tests.

La nature des tests balistiques, les motifs de leur réalisation et les résultats qu'ils ont présentés soulèvent de nombreux points d'interrogation. 

Les premiers tests, supervisés par la justice civile, ont reconnu que la balle était de calibre militaire, exactement le même que celui utilisé dans l'arme de l'accusé. Le rapport médico-légal, lui, a prouvé que sa source était une arme dotée d'une grande précision (exactement comme l'arme de l'accusé). Enfin, l'enquête du juge civil a révélé que la source du tir était " un militaire en poste à l'école technique de l'armée de terre de Bizerte”, à savoir la même position que celle où se trouvait l’accusé au moment des faits). 

Pourtant, les tests supervisés par la justice militaire n'étaient pas cohérents avec ces derniers, ni même entre eux, entraînant un tournant majeur dans l'affaire.

Le test réalisé par la Direction générale des armes et munitions au ministère de la Défense, le 21 septembre 2011, donne des résultats différents de celui réalisé par les laboratoires du ministère de l'Intérieur le 2 février 2011. 

Alors que ce dernier indique que les deux fragments ne portent aucune marque ou rainure en spirale (empreintes mécaniques) sur leur corps, et qu'il est donc impossible de déterminer le calibre de la balle en question, le test du ministère de la Défense déclare qu'il est probable que les éclats de balle fassent partie de l'enveloppe d'une balle de calibre 5,56 mm. 

Il faut noter toutefois que la fiche de contrôle n'était accompagnée d'aucune explication ou rapport expliquant ces résultats, et que les résultats de ce test ne sont pas mentionnés dans le texte du jugement en première instance.

Les raisons qui ont poussé la justice militaire à demander à la Direction générale des munitions et de l’armement du Ministère de la Défense d'effectuer un test technique sur les éclats de balle, en septembre 2011, restent incompréhensibles. Selon une correspondance confidentielle de la Direction Générale des Munitions et de l'armement, le tribunal savait depuis mai 2011 qu' " en raison de la petite taille des éclats de balle, le type de cartouche, la source et l'arme utilisées ne peuvent être déterminé·es.”

Curieusement, malgré sa connaissance préalable (test du ministère de l'Intérieur et correspondance confidentielle) de l'impossibilité de déterminer le calibre utilisé, la Cour d'appel militaire a procédé à un quatrième test sur les éclats de balle. Et étrangement, les résultats de ce test étaient différents de tous les précédents, car ce test permettait non seulement de voir des éraflures sur les éclats de balle, mais aussi de reconnaître qu'il appartenait à une balle de type inconnu qui ne pouvait provenir de l'arme de l'accusé (7,62 mm).

Le texte du quatrième rapport d'essai balistique indique que les éclats de balle extraits du corps de la victime sont des parties déchirées de l'enveloppe d'une balle ordinaire d'une cartouche de petit calibre, et que les éraflures laissées par le canon du fusil de précision SSG 7.62 sont plus larges que celles que l'on trouve dans la balle étudiée.

Le rapport a également estimé la distance entre la position de l'accusé et du défunt à 130 mètres, et a fixé l'angle de tir à 15 degrés. Il a conclu que la balle qui a touché le défunt avait été lancée, elle, à une distance supérieure à 200 mètres, selon une ligne semi-horizontale avec un angle proche de zéro.

Le test a également conclu que si le défunt avait été touché à une distance de 130 mètres et à un angle de tir de 15 degrés, la perforation de sortie de la balle serait inévitablement du côté droit, opposée au trou d'entrée, et non du même côté, comme c'est le cas pour la victime.

L’affaire prend unE ÉTRANGE TOURNURE 

L'affaire prend une tournure étrange durant la phase d'appel. Le résultat de ce test - s'il avait été approuvé - aurait été suffisant pour acquitter l'accusé, mais le tribunal décide de requalifier les actes attribués à l'accusé en un " homicide involontaire”, et rend un verdict en appel le 25 octobre 2013 le condamnant à deux ans de prison avec sursis.

Pour sa part, la Cour de cassation annule cette décision contestée par toutes les parties impliquées, et décide le 22 mai 2014 de renvoyer l’affaire devant la Cour d'appel, pour réexamen dans un circuit différent de celui qui avait rendu le jugement.

Lorsque le dossier revient à la phase d'appel, le tribunal décide à nouveau, de sa propre initiative et sans consulter aucune des parties (défense de l'accusé, partie civile, procureur militaire, chargé des contentieux de l'Etat), de tester les éclats pour la cinquième fois.

A l'issue du cinquième rapport remis par le ministère de la Défense, il a été déclaré que selon l'aspect général des deux éclats de balle, il est impossible de connaître le calibre de la balle ou le type d'arme utilisé·e pour la tirer.

Le même rapport ajoute qu'après avoir effectué des tirs expérimentaux avec une balle de calibre 7,62 mm, tirée sur une tête de cochon, il a été constaté que, contrairement à la balle qui a tué le défunt - qui a rebondi, s'est désintégrée et dont des parties sont restées à l'intérieur du cerveau -, la balle expérimentale a pénétré complètement dans le crâne de l’animal. Cette balle a créé deux perforations opposées, sans rebondir et sans se désintégrer.

En conséquence, le rapport concluait que " le projectile qui a touché Amine Grami est une munition incompatible avec l'arme soupçonnée dans l'affaire”. A noter que le rapport d'essai ne mentionnait ni la distance, ni l'angle adopté·e lors des tirs d'essai.

Parmi les conclusions, il a été indiqué que le coup de feu était probablement horizontal ou légèrement dévié. Le dernier rapport détermine son angle de 0 à environ 15 degrés, ce qui n'est qu'en partie conforme au test précédent, puisque celui-ci concluait que l'angle de tir était de 15 degrés et que, par l'emplacement du suspect, il était exclu que le tir ait pu être horizontal.

Lors de son audition par le tribunal sur le déroulement du test qu'il a effectué, l'expert chargé de la supervision du cinquième essai explique que le dispositif laser, plus précis, n'a pas été utilisé pour déterminer les distances et l'angle de la trajectoire de tir pendant l'essai.

A la demande d’Inkyfada, un laboratoire international spécialisé dans les sciences et essais balistiques (qui a demandé à ne pas être nommé) a examiné les rapports des essais effectués en Tunisie. Ce laboratoire a indiqué que certaines informations étaient absentes des rapports malgré leur importance, et que d'autres sont étranges et incompréhensibles, comme l'utilisation de l'acier lors des essais, dans le but de comprendre la capacité de fracturation de la balle (comportement de la balle après avoir heurté des barrières). En effet, l'acier ne répond pas de la même manière à la balle que l'os du crâne.

Les expert·es du laboratoire international ont également exprimé leur surprise quant au fait que l'équipe tunisienne de tests balistiques, lors de ses essais, ait réalisé des tirs expérimentaux sur une cible de petite taille (une boîte en bois avec des morceaux de mousse, renforcées de tôle pour représenter un crâne humain) à une distance de 100 mètres (ou sans mentionner la distance comme dans le test 5). Les tests ont été réalisés sans effectuer d'actions correctives, telles que la décharge d'une partie du contenu de la cartouche en fonction des coordonnées de la cible et du point de départ de la balle, afin de s'assurer que la vitesse du projectile pendant l'expérience correspond au cas réel reproduit.

Pour rappel, la distance réelle séparant le point de lancement de la balle (la position du tueur) et le point d'arrivée (la tête de l'homme mort) était auparavant définie à 130 mètres, et non à 100 mètres, comme indiqué dans le rapport de ce test balistique.

L’informateur balistique que nous avons sollicité a aussi exprimé sa surprise face à l’absence de saisie de l’arme de l’accusé, procédure évidente dans tous les cas mais absente en l’espèce, puisque c’est l’arme avec laquelle les tests sont censés être effectués.

L'informateur a expliqué qu'il est possible que des laboratoires différents parviennent à des résultats différents avec un même échantillon. Les tests sont basés sur un ensemble de critères variables tels que le type de tests effectués, la compétence et l'expérience, la durée du test et les équipements utilisés, qui peuvent différer en précision et en degré de développement d'un laboratoire à l'autre.

Les quatre tests réalisés par la même partie, la direction générale des armes et munitions au ministère de la Défense, donnent pourtant des résultats incohérents, voire contradictoires. Cela soulève des questions sur la manière dont le tribunal a traité cette grande quantité de données, et sur l'influence que cela a pu avoir sur le verdict.

Les doutes grandissent du côté de la défense

L'avocat Charfeddine Kellil, membre du comité de défense, a déclaré à Inkyfada qu '” il est déraisonnable que les résultats diffèrent à ce point d'un test à l'autre, sauf dans le cas où les fragments saisis ont été remplacés par d'autres”.

Kellil précise avoir demandé à plusieurs reprises au tribunal de transmettre les fragments de balle à un laboratoire étranger pour un test impartial, qui ne serait pas supervisé par la justice militaire. Le tribunal a rejeté sa demande, se bornant à écrire aux expert·es qui avaient examiné les éléments saisis afin de leur demander d'expliquer comment ils étaient parvenu·es aux résultats présentés.

Les justifications écrites par les expert·es n’ont pas répondu aux questions du comité de défense concernant les différences constatées d'un test à l'autre. Le tribunal n’a entendu les expert·es que sur la manière dont les tests ont été effectués et sur la méthodologie suivie.

Kellil a ajouté avoir précédemment demandé au tribunal de présenter les fragments saisis à la Sous-Direction des laboratoires scientifiques et criminalistiques de la police technique et scientifique, afin de déterminer dans quelle mesure ils étaient conformes avec ce qui avait été précédemment écrit à leur égard dans le rapport n°15 daté du 2 février 2011 (la première expertise faite à la demande de la justice judiciaire). Sa demande a été refusée.

L'équipe d'Inkyfada a rencontré M. Jamel Ben Slama, chef du département d'analyse et d'essais du ministère de l'Intérieur, pour clarifier les points de dissension entre le rapport balistique réalisé par son équipe et ceux effectués par les équipes du ministère de la Défense. Mais il a indiqué que les essais effectués sous sa supervision étaient confidentiels. De nombreuses questions sont donc restées sans réponse.

Un an de prison avec sursis

Le 18 novembre 2015, la Cour d'appel militaire de Tunis a condamné le tireur d‘élite, adjudant-chef de l'Armée nationale n°655 à l'École technique de l'armée de terre, Mohamed Sebti Mabrouk, à un an d'emprisonnement avec sursis, pour homicide involontaire.

Cette décision a déclenché une vague de protestations, à la lumière des complications diverses qui ont entachée l'affaire, ainsi que de l'allégement de l'accusation de " meurtre avec préméditation sous contrainte” à " homicide involontaire”. Cela a mené à une réduction de peine de cinq à un an de prison avec sursis, sans qu'aucune nouvelle preuve indiquant l'innocence ou la culpabilité de l'accusé ne se soit ajoutée au dossier.

Le docteur Borhène Azizi écrit dans le livre “Dispositions du code de procédure pénale” :

" Le poids de l'expertise est limité à chaque fois qu'il existe d'autres moyens de preuve concertés, cohérents et solides qui conduiraient à se dispenser du résultat atteint par l'expert délégué, et ce, sur la base du principe d'égalité entre l'ensemble des moyens de preuve sans préférence pour aucun d'entre eux.” La preuve dans les dispositions du code de procédure pénale, Tunisie 2013, p. 163.

L'affaire, avec toutes ses contradictions et déséquilibres, a toutefois permis de découvrir deux éléments fondamentaux. D’une part, le fait qu’un tireur d'élite de l'Armée nationale ait tué au moins une personne pendant la période de chaos qui a suivi le départ de Ben Ali. D’autre part, une justice militaire ayant piétiné de nombreuses preuves, pour suivre une politique de filtrage et de sélection des preuves afin de clore le dossier avec le moins de préjudice possible envers un accusé appartenant à l'armée nationale, même si cela s'est fait aux dépens de la vérité.

Parallèlement aux deux points précédents, il y a un troisième point, non moins important, qui se trouve dans le quatrième rapport d'essais balistiques émis par la Direction générale des armes et munitions. Le rapport révélait - pour la première fois - que les balles que l'accusé utilisait le jour de l'incident (calibre 7,62) appartenaient à des munitions du même type réparties entre les différentes unités de l'armée nationale, et que des quantités de ce type de munitions avaient été mises à la disposition de la Direction générale de la sécurité du chef de l’Etat et des personnalités officielles. La dernière livraison remontait à 2001. Cela implique que l'armée n'était pas la seule partie à posséder ce calibre avant et pendant la révolution.