En 2020, 45 substances actives “non approuvées” par l’UE auraient été expédiées vers la Tunisie, d’après la liste des pesticides homologués en Tunisie communiquée par le Ministère de l’agriculture. Ce commerce toxique représenterait plus d’un tiers des revenus des cinq plus grands fabricants de pesticides au monde.
Les quantités de chaque substance importées n'ont pas été communiquées par le ministère de l'Agriculture.
La cyanamide, un poison toujours en circulation
En 2018, ce sont plus de 35.000 litres contenant de la cyanamide qui sont arrivés sur le territoire tunisien, sous l’étiquette de la marque Dormex. Très utilisée dans la viticulture et la culture de fruits pour stimuler la croissance des bourgeons, notamment au Cap Bon, la cyanamide est une substance active qualifiée de hautement dangereuse par l’Agence des produits chimiques de l’UE (ECHA).
Une très forte concentration de cancers aurait été observée dans une communauté d’agriculteur·trices au Cap Bon, avance avec une prudence une scientifique qui requiert l’anonymat. “Il se peut que ces cancers soient liés à l’utilisation du cyanamide ou à celle d’autres substances qui ont le même niveau de nocivité et qui sont pour cette raison interdits en Europe”, suppose-t-elle.
En effet, suspectée par les autorités européennes d’être cancérogène et de porter atteinte à la fertilité, son utilisation a été bannie au sein de l’UE en 2008, en raison des risques d’exposition trop élevés pour les agriculteurs et agricultrices, même vêtu·es d’un équipement de protection. Des études prouvent en outre que la substance est fréquemment impliquée dans des intoxications des travailleur·euses agricoles. Son contact avec la peau peut aussi provoquer des brûlures et des lésions oculaires graves.
Pour autant, rien n’a depuis empêché la production et la commercialisation de cette substance, qui continue d’être expédiée hors UE. Elle est d’ailleurs en troisième position des pesticides hautement dangereux exportés depuis l’Europe, toujours d’après l’enquête “Pesticides interdits : l’hypocrisie toxique de l’Union européenne”, menée par les organisations Greenpeace UK (Unearthed) et Public Eye.
Parmi les entreprises productrices et exportatrices de la cyanamide, la société allemande Alzchem a été pointée du doigt dans le rapport. Contactée par les auteur·trices, l’entreprise se défend. : “Les pays vers lesquels nous exportons disposent tous de législations strictes pour l’autorisation des pesticides et nous formons les agriculteurs à l’utilisation sûre de nos produits”.
“Si l’UE, avec toutes [ses] ressources, a conclu que ces pesticides sont trop dangereux, comment pourraient-ils être utilisés de manière sûre dans des pays plus pauvres (...) qui n'ont pas les systèmes en place ni les capacités de contrôler leur utilisation ?”, a réagi en 2020 Baskut Tuncak, ancien Rapporteur spécial des Nations Unies.
Dans le cas de la Tunisie, un rapport* de l’Agence nationale de contrôle sanitaire et environnemental des produits (ANCSEP) constate qu’une grande partie des agriculteur·trices tunisien·nes peinent à se protéger correctement des pesticides, souvent utilisés avec excès, sans encadrement ni protection, bien qu’en théorie, il revient aux vulgarisateur·trices du ministère de l’Agriculture d'assurer cet encadrement. En 2020, inkyfada est allée à la rencontre d'agriculteurs qui confirment être livrés à leur sort.
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À l’échelle nationale, les pesticides constituent la deuxième cause d’intoxication, après les médicaments.
Contacté à de nombreuses reprises, Hichem Aounallah, directeur général de Bioprotection, la société importatrice de cyanamide et également plus grande importatrice d’intrants agricoles en Tunisie, n’a pas donné suite aux sollicitations d’inkyfada.
La politique du “double standard”
Tout comme la cyanamide, plus d’une quarantaine d’autres substances interdites dans l’UE, car néfastes pour la santé humaine et l'environnement, sont chaque année introduites en Tunisie. Loin de se tarir, ces exportations augmentent au fur et à mesure que l’UE retire des substances dangereuses de son marché, peut-on lire sur le rapport Greenpeace UK/Public Eye.
“Mon hypothèse est que les industriels européens ont besoin d'écouler leurs produits qui sont désormais obsolètes en Europe. C'est un véritable venin qui met en danger nos populations”, accuse Semia Gharbi, biologiste, enseignante en sciences de l’environnement, et membre de l’Association d'éducation environnementale pour les futures générations (AEEFG).
Pour elle, cette politique du double standard permet aux nations les plus riches de poursuivre un commerce lucratif dans des régions du monde où les réglementations sont moins strictes, externalisant ainsi les impacts sanitaires et environnementaux sur les plus vulnérables. “L'environnement et la santé sont de plus en plus réservés à ceux qui ont les moyens de vivre dans de bonnes conditions”, s'indigne-t-elle.
“C’est de l’hypocrisie. On nous prend pour des êtres humains de seconde classe”, ajoute-t-elle.
La Convention de Rotterdam est l'un des rares textes qui encadre le commerce international des pesticides et des produits chimiques dangereux. Elle exige depuis 2014 que les pays importateurs soient notifiés des dangers des produits chimiques introduits sur leur territoire. “Comme tous les pays n’ont pas les mêmes ressources techniques, l’idée est de donner aux moins développés la possibilité de décider en connaissance de cause”, commente Semia Gharbi.
Toute entreprise souhaitant exporter des produits chimiques interdits dans son pays doit ainsi émettre une "notification d'exportation" indiquant les raisons pour lesquelles le produit est interdit, les utilisations prévues et la quantité que l'entreprise a l'intention d'expédier. Les autorités européennes sont tenues de vérifier ces documents et de les transmettre aux autorités des pays de destination.
Or, 40% de ces substances interdites ne nécessitent pas de consentement, d’après un récent article de Jeune Afrique. Dans presque la moitié des cas, les fabricants européens n’ont donc pas besoin de l'aval des autorités pour vendre ces pesticides toxiques aux entreprises importatrices locales.
Quoi qu’il en soit,
“c'est un crime d'exporter des substances interdites d'utilisation dans le pays de fabrication vers l'un des 25 pays africains qui ont ratifié la Convention de Bamako [dont la Tunisie, ndlr]”, affirme Baskut Tuncak, ancien Rapporteur spécial des
Nations Unies.
En 2018, la France a été le premier pays des 27 à interdire d’ici 2022 toute exportation de pesticides interdits sur son sol. À l’heure actuelle, elle reste l’un des pays européens qui exportent le plus de pesticides hautement dangereux vers la Tunisie, derrière l’Espagne et l'Allemagne.
Opacité et laisser-aller des autorités tunisiennes
“La responsabilité de ces importations est partagée, et revient aussi à la Tunisie. Si nous voulons interdire des substances que nous considérons comme dangereuses, nous le pouvons”, avance Semia Gharbi.
Pour qu’un pesticide intègre le marché tunisien, le ministère de l’Agriculture doit le soumettre à plusieurs tests pour vérifier sa conformité, son efficacité, son impact sur l’environnement et la santé humaine. La décision finale incombe ensuite à la commission technique* chargée de l'étude des pesticides à usage agricole. Pour pallier le manque d'efficacité de la commission, une refonte du système d’homologation avait été annoncée en 2019, avec la création de sous-commissions spécialisées. “Nous attendons toujours”, commente la biologiste.
Cette commission se réunit de temps à autre pour mettre à jour la liste des produits homologués en Tunisie. Il lui revient d’en ajouter comme d’en retirer. En théorie, un produit peut être rayé de la liste avant la fin de sa durée d’homologation. “Si nous obtenons de nouvelles informations sur la nocivité d’une substance pour la santé, la culture ou l'environnement, on peut l'étudier et la retirer”, assure Moussa Chaabane, rapporteur de la commission et sous-directeur des intrants agricoles à la direction générale de la santé végétale du ministère de l’Agriculture, où il exerce depuis plus de 35 ans.
Dans les faits, “lorsqu’il s’agit de retirer un pesticide de la liste, ça bloque souvent car on s’obstine à attendre l’aval des organismes internationaux”, déplore Semia Gharbi. Pour Moussa Chaabane en effet, il n’y a que l’unanimité internationale qui vaille : “Lorsqu’un produit est retiré à une échelle mondiale, c'est sans discussion, on doit l'éliminer (...). Mais il y a aussi des retraits à échelle régionale, et ce n’est pas parce qu’un produit est retiré en Europe qu’on doit le retirer ici en Tunisie” .
Pour lui, la principale raison du retrait d’un produit concerne avant tout son efficacité et non sa probable toxicité pour l’environnement et la santé humaine. Par ailleurs, des analyses relatives à la toxicité des pesticides sur l’environnement et la faune doivent également être effectuées, mais ne le sont pas, faute de moyens. “Il est totalement irresponsable de ne pas appliquer le principe de précaution. On a un soupçon sur un produit, ça doit suffire pour le retirer”, considère Semia Gharbi.
Autre frein au retrait d’un pesticide : il faut qu’il ait un équivalent commercialisé en Tunisie pour le remplacer. "On ne peut laisser nos agriculteurs sans alternative”, justifie l'employé du ministère, tout en soulignant que la Tunisie n'est pas le seul pays à agir de la sorte.
Or, “un produit toxique est toxique partout”, soutient Semia Gharbi. “Je me bats pour qu'on remette au centre notre souveraineté. Si l'on touche à notre santé, on touche à notre souveraineté”.
Pour cela, la biologiste exige une plus grande transparence : “la liste des produits homologués en ligne date de 2017. On n’a aucune information précise sur les quantités importées, etc. Sur quelles bases pouvons-nous alerter ?”. Elle s’active en parallèle pour la mise en place d’un système mondial d’harmonisation des décisions : “si un produit est retiré quelque part dans le monde, il faut instantanément qu’il soit retiré partout ailleurs”.