À l’origine de ce transit, l’entreprise italienne Sviluppo Risorse Ambientali Srl (SRA), spécialisée dans la valorisation et l’élimination des déchets, et SOREPLAST Suarl, une société tunisienne offshore (totalement exportatrice), active dans le domaine du recyclage des déchets plastiques.
Derrière ce qui aurait dû être un commerce comme un autre, un trafic illicite de déchets ménagers est peu à peu dévoilé : présentés par l’entreprise tunisienne comme des résidus plastiques voués à être triés, recyclés, puis renvoyés à l’étranger, ces déchets sont en réalité des ordures ménagères urbaines, collectées dans les environs de Naples et possiblement dangereuses.
Le scandale éclate publiquement le 2 novembre 2020 lors de la diffusion de l’émission les “Quatre vérités” sur la chaîne El Hiwar Ettounsi. Depuis, ces déchets font tomber des têtes, à commencer par Mustapha Laroui, ministre de l’Environnement en poste au moment de l’affaire, limogé le 21 décembre 2020.
À ce jour, 8 personnes sont emprisonnées depuis le 21 décembre 2020, parmi lesquelles des cadres de l’Agence nationale de gestion des déchets (ANGED), de l’Agence nationale de Protection de l’environnement (ANPE), du ministère de l’Environnement et des Affaires locales et un chef de laboratoire. En tout, 24 personnes font l’objet d’une procédure judiciaire, soupçonnées d’avoir favorisé l'arrivée de près de 7900 tonnes de déchets non recyclables sur le sol tunisien.
De nombreux documents auxquels inkyfada a eu accès avec la collaboration du réseau d’investigation italien IrpiMedia, appuient la piste d’un vaste réseau de corruption impliquant des agents des autorités tunisiennes. Retour sur cette affaire.
Organigramme des principales personnes et structures impliquées dans l’affaire. Cliquez sur chaque protagoniste pour plus de détails.
Des déchets déguisés
C’est à Polla, petite bourgade à quelques kilomètres de Salerne, que se rencontrent les représentants de la société italienne SRA, et le dirigeant de SOREPLAST, Mohamed Moncef Noureddine. Le 30 septembre 2019, les protagonistes concluent un marché concernant “la récupération et la valorisation des déchets ménagers (de catégorie 19 12 12)”.
L’affaire est simple : SRA, qui collecte des déchets urbains dans les environs de Naples, se charge d’en faire un premier tri. Il est ensuite prévu d’envoyer ces ordures jusqu’aux usines de SOREPLAST en Tunisie, où elles doivent subir un second tri puis être recyclées. L’entreprise tunisienne a enfin pour mission de renvoyer les déchets transformés, en tant que société totalement exportatrice, tel que mentionné dans le contrat.
A priori, rien d’inhabituel. Il est d’usage que l’Italie, qui croule sous ses déchets urbains, délocalise ses traitements vers des pays où ce processus de récupération présente une “plus grande rentabilité par rapport au pays d'origine”, peut-on lire dans un courrier de SRA à la région Campanie, obtenu par inkyfada. Le contrat prévoit un coût de 52 euros par tonne envoyée pour le transport, auquel il faut ajouter 85 euros par tonne traitée, “un prix très intéressant pour SRA”, commente un spécialiste des déchets. D’après des virements bancaires consultés par inkyfada, Soreplast aurait à ce jour reçu au moins 230.000 euros de la part de SRA.
Partis le 22 mai de Salerne, les premiers déchets atteignent Sousse quatre jours plus tard. Ils restent alors bloqués au port trois longues semaines, avant de finalement commencer à sortir le 13 juin. Déclarés à la douane tunisienne en tant que déchets plastiques post industriels, ils sont inspectés par le sous-lieutenant des douanes chargé du dossier de SOREPLAST sur les lieux où ils sont entreposés. Ce dernier rapporte alors avoir été alerté par une odeur suspecte, avant de constater “divers morceaux de plastique, de terre, de bois, de tissus…” en ouvrant les conteneurs. Les déchets sont en réalité des ordures ménagères.
Khalil*, activiste environnemental proche du dossier et rare personne à avoir vu l’intérieur des conteneurs, décrit : “Il y avait de tout, des bouts de chaussettes, chaussures, carton, boîtes en aluminium, pare-chocs de voiture, jouets, tissus… Tout est en train de se décomposer”.
Dans un courrier confidentiel envoyé le 13 décembre 2020 aux autorités italiennes, Abderrazak Marzouki, garde-fou de la Convention de Bâle - qui légifère sur les mouvements transfrontières de déchets dangereux - au ministère tunisien de l'Environnement tunisien soutient, après une visite en personne au port de Sousse, que les déchets en question sont “des refus de déchets (déchets ultimes), très difficiles, voire impossible, à valoriser. L’unique solution de traitement est l’incinération, mais la Tunisie ne dispose d’aucun incinérateur”. M. Marzouki n’a pas souhaité répondre aux questions d’inkyfada.
Une source proche du dossier a fourni une photo de l'intérieur d'un des conteneurs stocké au port de Sousse.
SOREPLAST, une société aux activités obscures
Fondée par Mohamed Moncef Noureddine en 2009, SOREPLAST est présente dans le secteur des déchets depuis plus de dix ans. Dix jours avant le mandat d'arrêt lancé par le procureur de Sousse le 17 décembre 2020, son propriétaire, jusqu'à ce jour recherché, s'enfuit en Europe. Sa famille, établie dans le quartier du Port El-Kantaoui à Sousse, serait “liée aux cercles de Ben Ali et est très influente dans la région. Il lui est très facile de s’introduire auprès d’un ministre ou d’une personne influente”, affirme Khalil*, qui connaît M. Noureddine depuis plus de 15 ans.
En 2012, SOREPLAST rencontre des problèmes avec le fisc pour une affaire de fausse déclaration quant à la quantité de marchandise importée. L’entreprise se met alors en veille et cesse officiellement ses activités. C’est en novembre 2019, deux mois après la signature avec l’entreprise italienne SRA que la société tunisienne fait son retour. Moncef Nourreddine déclare ses revenus au fisc sur l’année précédente : 1.300.000 dollars, selon un document consulté par inkyfada, somme qui contraste avec le capital déclaré de 45.000 dinars.
M. Noureddine entreprend alors de nombreuses démarches pour préparer la venue des déchets en Tunisie. Seulement, il est désormais établi que “SOREPLAST n'était pas en mesure de procéder au recyclage des déchets arrivés en Tunisie, ce qui fait douter de la véracité des opérations de valorisation que l'entreprise entend réaliser", d’après un rapport du 14 décembre 2020 de la Commission parlementaire de la réforme administrative, de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption.
Or, la Convention de Bâle et le règlement européen (1013/2006) autorisent l'exportation de déchets vers un pays non membre de l'UE uniquement si ce pays est en capacité de les recevoir, et qu’une usine puisse procéder à leur recyclage. Il est en d’autres termes interdit d'envoyer des déchets à l'étranger pour les enfouir dans des décharges.
Allant du 30 septembre 2019 au 23 janvier 2021, Inkyfada a rassemblé les dates-clés de l'affaire et compilé des documents confidentiels. Pour découvrir les détails de cette chronologie, cliquez sur les différents points.
Une série de fausses déclarations
Afin de recevoir les déchets ménagers, explicitement envoyés comme tels depuis l’Italie, SOREPLAST, bien que n’en ayant pas les moyens et qu’étant officiellement spécialisée dans les polymères (plastique), va procéder à de fausses déclarations.
Avant l’arrivée des premiers conteneurs au port de Sousse, Moncef Noureddine annonce à la douane que les conteneurs en provenance d’Italie sont essentiellement constitués de déchets plastiques industriels. La société tente ainsi de faire passer pour des déchets recyclables non dangereux, des ordures ménagères mixtes, qui contiendraient en réalité 55% de matières plastiques seulement, selon un rapport d’analyse italien effectué le 23 décembre 2019.
Des analyses sont également effectuées au port de Sousse au mois de juin, mais font état d’une présence à 93% de matières plastiques, allant dans le sens de l’importateur tunisien. Le directeur du laboratoire qui a effectué ces analyses est aujourd’hui en détention, soupçonné d’avoir falsifié les résultats. Ceux-ci sont en effet réfutés par une récente analyse commandée par le juge d’instruction de l’affaire, Tareq Saied, qui révèle une présence de 50% environ de plastique seulement, selon une source proche du dossier.
Par ailleurs, pour Claudia Salvestrini, directrice du Consortium Polieco [Consortium pour le recyclage des déchets de produits à base de polyéthylène, ndlr] contactée par nos collègues italiens d'IrpiMedia, “le fait qu'un seul matériau prévale parmi les déchets ne les rend pas forcément recyclables: il peut y avoir une quantité donnée de plastique dont seulement 2% est recyclable".
Dans un mail confidentiel du 23 octobre 2020 envoyé aux autorités italiennes, Abderrazak Marzouki confirme que SOREPLAST “ne dispose pas des moyens matériels et humains ni de la technologie nécessaires pour resélectionner les déchets importés”. Si l’entreprise est incapable de recycler ces déchets, comptait-elle les envoyer directement à la décharge?
Une exportation semée de failles
Au-delà des fausses déclarations concernant la nature des déchets venus d’Italie et les moyens réels de SOREPLAST, c’est la procédure même de l’envoi de ces déchets qui a elle aussi été contournée, tels que le confirment les documents obtenus. L’exportation de déchets requiert de suivre une procédure stricte, encadrée par plusieurs traités internationaux dont ceux de Bâle et de Bamako, qui légifèrent sur les mouvements transfrontières de déchets dangereux (ce qui peut être le cas pour des déchets ménagers de catégorie 19 12 12).
Avant toute chose, “l’Etat d’exportation [doit informer] par écrit (...), l’autorité compétente des Etats concernés de tout mouvement transfrontière de déchets dangereux” (Article 6). Dans ce cas précis, le ministère de l’Environnement italien aurait dû entrer en contact avec son homologue tunisien, afin d’évaluer la possibilité d’envoyer ces déchets en Tunisie.
Au lieu de cela, c’est l’Agence nationale de gestion des déchets (ANGED), par l’intermédiaire de certains de ses agents, qui fait l’interface.
Le rapport de la commission d'enquête parlementaire, nomme entre autres Makram Baghdadi, simple assistant administratif au sein de l’Anged, “proche du dirigeant de SOREPLAST”, selon Khalil*. Par le biais de fausses signatures, il aurait donné à SOREPLAST les autorisations nécessaires à l’importation des déchets.
Par un courrier datant du 18 mars 2020, la consule de Tunisie à Naples, Beya Abdelbaki, aurait elle-même conseillé à la région Campanie de contacter ce même M. Baghdadi, court-circuitant l’autorisation du ministère de l’Environnement tunisien. “ Je n’ai eu connaissance du dossier qu’au mois de septembre”, affirme Hédi Chébili, directeur général de l'environnement et de la qualité de la vie au ministère de l’Environnement et des affaires locales.
Alertée le 24 juin par l’un de ses employé·es du caractère douteux des conteneurs arrivés en Tunisie, la direction générale de la douane de Sousse organise dans ses bureaux une réunion le 8 juillet à laquelle sont conviées de nombreuses parties prenantes (ANGED, ANPE, Douane, Ministères du commerce et de l’industrie…). Seul absent : un représentant du ministère de l’environnement, qui dit “avoir été contacté le jour même au téléphone par la douane, trop tard pour pouvoir organiser un déplacement”. Lors de la réunion, la possibilité d’un trafic illicite est évoquée pour la première fois, et les 212 conteneurs restés au port sont bloqués depuis ce jour. Il n’est cependant pas fait mention de la nature ménagère des déchets, pourtant connue depuis deux semaines au moins.
Circuit des déchets depuis Salerne jusqu'au dépôt de SOREPLAST. Cliquez sur chaque point pour plus de détails.
Des entrepôts bien cachés
SOREPLAST manque non seulement de moyens techniques nécessaires à la valorisation des déchets (presses à balles, broyeurs, machines de granulation…), mais aussi d’espace pour entreposer engins et déchets.
Dans la Z.I. de Sidi Abdelhamid, qui abrite officiellement le siège de SOREPLAST, à quelques pas du port de Sousse, difficile de savoir où se trouvent les locaux de l’entreprise. A l'intérieur de ce labyrinthe industriel où les lots se succèdent, personne ne sait les indiquer. En réalité, la société n’y possède qu’un bureau et un modeste entrepôt, trop petit pour accueillir les 2000 tonnes de déchets sorties du port au mois de juin dernier.
Pour les trouver, il faut se rendre à Moureddine, petite commune rurale à 15 km de Sousse, où les habitant·es semblent s’être familiarisé·es avec l’affaire des déchets venus d’Italie : “Nous avons vu passer des conteneurs bleus, il y en avait beaucoup”, indiquent plusieurs témoignages. Scellés dans un immense hangar en acier à la sortie du village, seul le juge d’instruction chargé du dossier a pu constater leur présence sur place.
Face à ce dépôt, un bâtiment rouge et gris, flambant neuf, porte l’enseigne “ SOREPLAST - Entreprise sous douane”. L’absence de fenêtres et des restes de matériaux de construction laissent à penser que la société n’a pris ses quartiers à Moureddine que récemment. “Ce bâtiment a poussé pendant le mois d’août”, confirme une habitante qui passe régulièrement par ces lieux avec son troupeau de brebis.
Une habitante de Moureddine passe devant le bâtiment portant l'enseigne de SOREPLAST à la sortie du village.
À droite du bâtiment, le dépôt où se trouveraient les déchets depuis le 13 juin 2020.
Si l’endroit est difficile à trouver, c’est aussi parce qu’il n’est mentionné nulle part dans les documents qu’inkyfada a pu recueillir. Et pour cause, “la demande de SOREPLAST auprès de l’ANGED pour déposer les déchets à Moureddine a été refusée. Il n’y a rien dans ces hangars, aucune machine qui puisse les trier”, confie une source proche du dossier. Les déchets y ont donc été déposés illégalement.
Un autre site est cependant mentionné dans les documents recueillis, celui de Sidi el Héni, dans l’arrière pays de Sousse, à une vingtaine de kilomètres de Moureddine direction Kairouan. Le 15 juillet, Moncef Noureddine avait obtenu l’autorisation de la part de l’ANGED d’y déplacer son unité de tri, faute de place dans son entrepôt officiel à Sousse. Inutilisé jusqu’à ce jour, c’est ici que devaient être transportés les 212 conteneurs restants, bloqués au port depuis le 24 juin.
Autre détail : les dépôts de Moureddine et de Sidi el Héni sont tous deux situés à quelques kilomètres chacun de l’immense décharge de Sousse, à Oued Laya, où sont acheminés pour être enfouis à ciel ouvert tous les déchets ménagers de la région. Pour Khalil*, le militant environnemental proche du dossier, il ne s’agit pas d’un hasard : “ il est clair que SOREPLAST avait l'intention de mener les déchets arrivés d'Italie directement à la décharge, sans procéder à aucune opération de recyclage”, soutient-il. "Reste à savoir si une part des déchets a déjà été acheminée vers la décharge pour y être enfouie”.
Pour preuve, une convention signée en février 2020 entre SOREPLAST et l’ANGED dont inkyfada a obtenu une copie, devait permettre à l’entreprise d’avoir accès à la décharge de Sousse pour y déposer la partie non recyclable de ses déchets. Dans un document envoyé le 16 juillet à la société italienne, SOREPLAST déclare avoir déjà traité les 1900 premières tonnes de déchets reçus par la première expédition du 26 mai 2020. D’après cette déclaration, 1840 tonnes de déchets auraient été récupérées, et 129 tonnes de non-valorisables auraient été amenées à la décharge de Sousse. Cependant, une source de la décharge de Sousse nie toute trace de ces déchets. Le maire de Moureddine, contacté par Inkyfada, nie toute responsabilité et assure ne rien savoir sur ce qu’il est advenu de ces déchets.
Fin septembre, alors que la suspicion d’un trafic illicite de déchets se répand en interne, et que le ministère de l’Environnement prend connaissance du dossier, SOREPLAST organise une réunion extraordinaire pendant laquelle la société change d’objet social pour devenir une entreprise de “recyclage et de valorisation des déchets urbains”. Mais il est déjà trop tard.
Automne 2020, le bruit de l’affaire se propage progressivement jusqu’à éclater publiquement début novembre. Le scandale prend dès lors une tournure diplomatique et la Tunisie demande officiellement le retour des déchets en Italie le 23 octobre 2020.
Côté italien, la région Campanie appelle la société SRA à débloquer la situation. Mais l’entreprise n’en démord pas et les déchets demeurent au port. “Actuellement, les déchets présentent un risque majeur de contamination (présence de lixiviat et émission gazeuse indésirable)”, alerte Abderrazak Marzouki, dans un courrier du 15 décembre à Sergio Cristofanelli, son homologue italien. Plusieurs semaines s’écoulent sans que les autorités italiennes ne répondent.
Entretemps, la région de Campanie demande à SRA de reprendre les déchets, ce que la société refuse à moins d’être entièrement indemnisée par l’État tunisien ou italien. Le 2 février 2021, le tribunal administratif régional de Campanie juge le recours de SRA irrecevable. Affaire à suivre.