Entre le 24 juin et le 6 juillet, l’organisation de défense des droits humains Amnesty International a recueilli 16 récits de témoins ou victimes de violences policières durant les protestations d’El Kamour. Dans son rapport, l’organisation pointe du doigt l’usage excessif de la violence par les forces de l’ordre face à des manifestants pacifiques. Sur la base de ces témoignages, inkyfada revient sur la situation de la région d'El Kamour où la colère gronde depuis de nombreuses années.
Comme Noureddine Darza, dix autres manifestants - dont le porte-parole du mouvement Tarek Haddad - passent la nuit au poste sans qu’aucun de leur droits fondamentaux ne soient respectés. La plupart témoignent avoir été violentés et insultés pendant leur arrestation alors même que le sit-in était pacifique. Comme en 2017, les protestataires engagent un bras de fer avec les autorités pour faire valoir leurs droits. Ils manifestent, organisent des sit-ins et bloquent les routes jusqu’à la vanne permettant l’acheminement du pétrole. En barrant l’accès à l’or noir, ils réclament plus d’emploi et de justice sociale.
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Le raid nocturne
Ce soir-là, sous les tentes, Noureddine Darza avait préparé le dîner pour les manifestants. “On terminait de manger et j’allais rentrer chez moi. Et d’un coup, nous avons entendu les voitures de police et les tirs de gaz lacrymogène”, raconte-t-il à Amnesty International.
D’autres témoins confirment son récit. La première tente à peine atteinte, la police commence à tirer du gaz lacrymogène. Tout le monde autour de Noureddine Darza part en courant. Plusieurs sont poursuivis et frappés à coups de matraque.
Face aux policiers, Noureddine se rend, les mains en l’air, sans montrer aucun signe de résistance, assure-t-il. Mais cela n’empêche pas les forces de l’ordre de rouler à toute allure dans sa direction avec l’un de leurs véhicule. Ils le percutent et lui fracturent la jambe. Sept policiers au visage couvert l’entourent ensuite pour l’asséner de coups de pieds et le frapper avec leurs armes à feu.
Un policier le gifle et le traîne sur plusieurs mètres, jusqu’au fourgon où se trouvent déjà quatre autres manifestants. Dans le véhicule, les coups et les insultes continuent de pleuvoir tandis que leurs téléphones portable et portefeuilles sont confisqués.
Le groupe est amené jusqu’au poste de police de Tataouine, où il passe la nuit dans un bureau vide, sans sièges ni lits. “J’avais mal partout. Je saignais et je sentais que ma jambe était cassée. Je leur disais que j’étais un vieil homme, que j’avais des enfants, que j’étais pacifique, mais ils ne s’en souciaient pas”, raconte Noureddine Darza.
“L'un d'entre eux m'a dit qu'il marcherait sur ma jambe pour s'assurer qu'elle était cassée si je n'arrêtais pas de demander à aller à l'hôpital."
Autour de 5h du matin, après plusieurs heures sans n’avoir reçu aucun soin, les policiers acceptent finalement de les amener à l’hôpital. Mais à une condition : Noureddine Darza doit signer, sous la contrainte, un document attestant qu’ils s’engagent à ne plus participer aux manifestations. Deux autres manifestants témoignent avoir subi les mêmes pressions.
En tout, six personnes interrogées par Amnesty International décrivent avoir été “insultées, traînées au sol, battues à coups de matraque ou de crosse d'arme à feu et frappées à coups de bottes lors de leur arrestation”, alors qu’elles ne présentaient aucun signe de résistance. 11 manifestants seront arrêtés cette nuit-là et détenus pendant plusieurs heures. D’après les informations recueillies par l’organisation auprès de la coordination des manifestations.
Durant cette nuit de violences et d’arrestations, les 13 tentes du sit-in du mouvement d’El Kamour sont détruites et le camp est démantelé. Ce campement avait été installé le 8 juin 2020 faisant suite à près d’un mois de manifestations. Le but était de bloquer l’accès aux vannes et aux pompes du champ pétrolier d’El Kamour, en écho aux événements de 2017.
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À cette époque, les protestataires demandaient déjà plus d’emploi et de développement, notamment dans le secteur pétrolier, précieuse richesse de la région. Pendant plusieurs mois, les habitant·es de de la région ont développé des moyens de protestation inédits.
Des heurts éclatent à Tataouine entre des manifestants et des forces de l’ordre qui tirent du gaz lacrymogène. Crédit photo : Fathi Nasri / AFP
Trois jours de violences
Le lendemain matin, plusieurs protestataires se réunissent pour réclamer la libération des manifestants arrêtés et dénoncer la violence des policiers. Dix d’entre eux sont relâchés dans la journée, à l’exception de Tarek Haddad, porte-parole du mouvement, qui ne sera libéré que trois jours plus tard.
L’objectif de l’intervention était d’arrêter Tarek Haddad qui “faisait l’objet de plusieurs mandats d’arrêt”, affirme le ministère de l’Intérieur pour justifier le raid contre le sit-in. “Cela ne justifie pas l’usage excessif de la force lors de la descente”, rétorque Amnesty International dans son rapport.
De son côté, Tarek Haddad parle de son arrestation comme de “la pire nuit de sa vie”. En s’enfuyant, il entendait les policiers crier “Attrapez celui-là !” ou encore “Frappez le sur la tête”. Il était impossible de communiquer avec la police, dénonce-t-il.
“Ils m’ont attrapé par la ceinture et ont commencé à m’insulter très violemment, à insulter ma mère et mon père. On m'a traité de “sale chien” et bien pire encore. Ces mots résonnent encore dans ma tête”
Devant le tribunal de première instance de Tataouine, une marche de protestation est organisée pour réclamer la libération du porte-parole. De violents affrontements éclatent et paralysent la ville pendant trois jours. La police a massivement recours au gaz lacrymogène, jusque dans les quartiers résidentiels.
“Je suis sorti de chez moi vers 11h du matin. Dans la rue principale, j’ai vu du gaz lacrymogène partout”, raconte Abderrahman Al-Gasser, un militant politique bien connu dans la région. Il tente alors d’aller voir les forces de l’ordre dans le but de calmer la situation. Deux personnes témoignent l’avoir vu avancer calmement et à découvert vers les policiers.
“Dès que je les ai salués, une douzaine d'entre eux m'ont attaqué avec des matraques. Je suis tombé par terre et ils ont continué à me piétiner avec leurs bottes et à me frapper. C'était une raclée sauvage. (...) L'un d'eux a mis sa botte sur ma nuque. Ils m'ont frappé à la tête puis m'ont conduit au commissariat de Tataouine."
Abderrahman Al-Gasser passe deux jours à l’hôpital. Bilan : plusieurs points de suture à la tête et au visage, une jambe fracturée et des blessures sur les bras et les jambes.
Awatef Degnish, membre d’Amnesty International Tunisie et habitante de Tataouine, décrit la ville comme recouverte par un brouillard trois jours durant. Les gaz lacrymogènes atterrissent parfois directement dans les maisons . “Je n'ai jamais rien vécu de tel. Cela n'arrêtait pas de tomber sur la ville. Des gens chez eux ont dû appeler les secours parce qu'ils étouffaient", raconte-t-elle.
D’après le ministère de l’Intérieur, les manifestants auraient utilisé des cocktails Molotov contre les institutions sécuritaires de la région. Ni inkyfada ni Amnesty International n’ont pu trouver de témoignages, vidéos ou photos, qui permettraient de confirmer ces allégations. Selon les informations disponibles, les manifestants ont lancé des pierres en direction des forces de l’ordre et brûlé des pneus sur les routes.
En 2017, des protestataires font brûler un feu sur le campement. Pendant trois mois, les manifestants ont observé un sit-in pour augmenter la pression sur le gouvernement. Crédit photo : Malek Khadhraoui / Inkyfada
Kamour, une lutte sans fin
Les revendications des protestataires tout comme les abus policiers rapportés par de nombreux témoins s’inscrivent dans la continuité des événements survenus ces dernières années dans la région. Grève générale, manifestations, sit-in… plusieurs actions de protestation sont menées de front pour demander plus d’emploi, de développement et une meilleure répartition des richesses.
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En mai 2017, les confrontations entre les manifestants et les forces de l’ordre atteignent leur paroxysme avec la mort d’Anouar Sokrafi. Ce jour-là, le campement d’El Kamour est encerclé par la garde nationale et le jeune homme de 23 ans est fauché par une voiture. Il meurt sur place.
Le porte-parole de la garde nationale dira plus tard que c’était un accident, mais cette version est contredite par les vidéos des manifestants. Des centaines de personnes assistent à ses funérailles et les affrontements deviennent de plus en plus violents. À ce jour, la famille Sokrafi attend encore que justice soit rendue. Contacté à plusieurs reprises, l'avocat de la famille Mohamed Chalghoum a refusé de commenter l'affaire.
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Près d’un mois plus tard, le 16 juin 2017, un accord est finalement conclu entre le gouvernement et les manifestants. Il est signé symboliquement de la main du père d’Anouar Sokrafi. Les autorités s’engagent alors à créer 3000 emplois dans les sociétés environnementales entre 2017 et 2019 en plus de 1500 autres dans les sociétés pétrolières avant la fin de l’année 2017. Un budget de 80 millions de dinars devait également être alloué pour le développement de la région.
Trois ans plus tard, de nombreuses mesures de l’accord n’ont toujours pas été mises en oeuvre, malgré les promesses répétées du gouvernement, de député·es et du gouverneur de Tataouine de faire des revendications d’El Kamour une priorité. Entre 2017 et 2019, d’autres manifestations ont continué de manière sporadique. Mais faute de voir la situation évoluer, le mouvement se durcit et le sit-in a repris depuis le 17 juillet.