La lettre que Leïla Ladjimi Sebaï remet à Audrey Azoulay ce jour-là alerte sur la menace numéro une contre le site archéologique de Carthage : les constructions illégales.
Le fléau, auquel a participé le clan Ben Ali lui-même sous la dictature, continue à l’heure actuelle, au détriment du patrimoine archéologique. Une grande partie de ces constructions ne sont pas détruites, tandis que leurs auteur·trices restent impuni·es.
Principales zones où ont eu lieu des constructions illégales au cours des dernières années. Source : Plan annexé au décret n°85-1246, relatif au classement du site de Carthage.
Le cirque romain en voie de disparition
Il suffit d’une simple promenade dans la ville pour le constater : maisons modernes et ruines antiques se côtoient à Carthage, offrant un décor déstabilisant. L’entrée du site au patrimoine mondial de l’Unesco en 1979 et son classement en 1985 n’ont pas suffi à freiner l’urbanisation dans la zone archéologique.
C’est l’aire abritant le deuxième plus grand cirque romain au monde qui est la plus affectée selon l’Unesco : près d’un tiers du monument est actuellement recouvert de maisons.
La maire de Carthage, Hayet Bayoudh, et le conservateur en chef du site, Moez Achour, affirment que depuis la révolution, ces habitats dits populaires se sont multipliés, ce que confirme un rapport de l’Unesco de 2012.
Dépotoir et constructions au niveau du cirque romain, 2019. © UNESCO / C. Dunning.
L’ombre du clan Ben Ali-Trabelsi
Sous la dictature, des abus avaient déjà lieu - ils étaient l'œuvre du clan Trabelsi-Ben Ali lui-même. L’information ne sera révélée qu’après la révolution : entre 2006 et 2007, l’ancien Président a déclassé par décret une surface totale de 12,5 hectares* en zone archéologique “en vue de réaliser des projets à usage d'habitation”.
Le lotissement Hannibal, projet immobilier mis au point par des membres de la famille Ben Ali-Trabelsi, a ainsi pu voir le jour. La chute du dictateur n’a pas entraîné celle des luxueuses villas, qui peuplent encore aujourd’hui le quartier de Bir-Ftouha.
Les villas du lotissement Hannibal à Bir-Ftouha. 2019. © UNESCO / C. Dunning.
En mars 2011, après une mobilisation intensive des Amis de Carthage, tous les décrets de déclassement publiés sous Ben Ali sont abrogés et une commission chargée de régulariser la situation foncière des terrains concernés est créée.
Mais il est compliqué de parvenir à une entente. Abdelmajid Ennabli, conservateur du site jusqu’en 2001, et Jellal Abdelkafi, urbaniste chargé de concevoir un plan de protection et de mise en valeur de Carthage, font alors partie de cette commission qui se réunit à de nombreuses reprises entre 2011 et 2014.
“Il y avait deux attitudes. La première était : c'est illégal, on rase tout. La deuxième était : ce qui est construit, reste construit, et on interdit la construction pour les terrains restants”, se rappelle Jellal Abdelkafi.
Abdelmajid Ennabli, partisan de la solution forte, ajoute : “la commission a voulu distinguer les acheteurs de mauvaise foi, et les acheteurs de bonne foi.” Comprendre : les acheteur·ses complices de ces abus, d’un côté, et celles et ceux qui en étaient victimes et à qui les terrains ont été vendus à prix d’or selon lui, de l’autre.
Les deux hommes racontent que les différents membres ne sont pas parvenu·es à se mettre d’accord. Ils et elles ont donc transmis une liste de propositions au Chef du gouvernement, censé trancher. Mais depuis la remise du rapport en 2014, aucune décision n’a été prise, indiquent-ils.
Suite à l’affaire Bir-Ftouha, le rapport de 2019 de l'Unesco recommande de
“mettre en place une carte avec les parcelles privées, afin d’avoir un aperçu général des terrains qu’il serait nécessaire d’acquérir à moyen ou long terme”. Le fait qu’une grande partie de la zone archéologique appartienne à des privé·es favorise
en effet les abus, puisque la construction y est interdite, mais la vente autorisée.
De ce point de vue, des progrès ont été faits, selon Moez Achour. “L'État tunisien, par le biais du ministère des Affaires culturelles et de l'Institut national du Patrimoine (INP), consacre chaque année un budget pour l'acquisition des terrains archéologiques”, affirme-t-il. Selon l’Unesco, six parcelles ont été acquises entre 2018 et 2019, dont une dans le cirque romain.
Le règne de l’impunité
Le Code du patrimoine prévoit que toute personne qui construit dans la zone archéologique est passible d’une peine d’emprisonnement d’un mois à un an et/ou d'une amende allant de 1000 à 10.000 dinars. Le texte précise également que “les auteurs des infractions sont tenus de remettre en état les monuments historiques et les bâtiments endommagés et de réparer les préjudices qui en ont résulté”. Des sanctions identiques sont prévues pour “celui qui, volontairement, aura autorisé la construction sur un terrain archéologique”.
Juridiquement, il est impossible de condamner celles et ceux qui ont construit à Bir-Ftouha, puisqu’au moment des faits, les terrains étant déclassés, l’acte était légal. “Les gens qui ont acheté un appartement, une villa, ou un terrain, ne sont pas responsables de l'escroquerie, ils ont acheté un bien mal acquis, ils ont été trompés”, estime l’urbaniste Jellal Abdelkafi.
Questionné sur l’application de l’article pour les constructions actuelles, le directeur de l’INP, Faouzi Mahfoudh, répond : “Si jamais, après l’arrêté de démolition, la construction continue, bien sûr l’INP entame une procédure judiciaire. Si la construction s’arrête, il n’y a plus d’infraction par rapport à la loi.”
Autrement dit, c’est le non-respect de l’arrêt de démolition qui est sanctionné, mais pas le fait d’avoir construit en zone archéologique.
La zone urbaine aussi touchée
En zone urbaine, où la construction n’est pas interdite mais contrôlée, les candidat·es sont nombreux·ses : entre 2018 et 2020, pas moins de 182 permis de construire ont été demandés selon les chiffres de la municipalité.
Les réglementations qui s’appliquent visent à préserver l’unité du paysage et les vestiges qui s’y trouvent. En plus des restrictions sur le nombre d’étages par exemple, il faut presque systématiquement obtenir un avis favorable de l’INP, qui procède à une étude d’impact, voire à des fouilles.
En général, le permis de construire finit par être accordé, mais cela peut prendre plusieurs mois, le temps que l’équipe d'archéologie préventive étudie les vestiges et les protége. “Enfouir sous une couche de sable et éviter toute coulée de béton ou de poteau permet de conserver”, explique Moez Achour. Ainsi, les propriétaires peuvent être amené·es à modifier les plans de leur maison - par exemple, la surélever - pour préserver le patrimoine.
De nombreux dépassements sont donc enregistrés en zone urbaine également, entre celles et ceux qui agrandissent leur maison sans autorisation et d'autres qui perdent patience face à la longueur des fouilles et construisent sans attendre l’avis favorable.
Source : Municipalité de Carthage.
Un problème d’exécution
Depuis le début de son mandat en juillet 2018 et jusqu’en avril 2021, la maire Hayet Bayoudh comptabilise 73 constructions illégales. Problème : sur cette même période, seulement 43 arrêtés de démolition ont été exécutés.
Entre le repérage et la destruction, une multitude d’acteur·trices interviennent. C’est l’INP, sous tutelle du ministère de la Culture, qui est chargé de surveiller la zone archéologique. En cas d’infraction, un rapport est transmis à la mairie de Carthage, qui prononce un arrêté de démolition. Mais pour l’exécution de cet arrêté, il faut l’aval du ministère de l’Intérieur, dont dépend la police municipale de Carthage.
C’est à ce niveau que le bât blesse selon différentes sources. “Les rapports sont là, la municipalité est avertie, la maire publie les arrêtés de démolition, donc qu'est-ce qu'il manque ? L’exécution !”, s’indigne Moez Achour.
Il a participé à plusieurs réunions avec la police municipale, organisées par le gouverneur de Tunis, pour trouver une solution. La maire de Carthage confirme : “le problème, c’est toujours l’application”.
Le ministère de l’Intérieur lui-même n’a pas montré l’exemple en 2018, en construisant un complexe sportif pour l’école de police, en pleine zone archéologique.
Le chantier de l'École de police, 2019. © UNESCO / C. Dunning.
À la suite des pressions de l’Unesco, le chantier a été arrêté et un des bâtiments partiellement détruit.
Mais les dommages pour le patrimoine sont irréversibles : une structure datant de l’Antiquité, correspondant, selon un archéologue, à une annexe portuaire, a été en partie démolie au cours des travaux, déplore le conservateur en chef.
Outre la passivité de la police, c’est la difficulté de l'État à dédommager les habitant·es qui ralentit l’exécution des arrêtés de démolition, selon la maire de Carthage : “Les gens là-bas te disent “c’est ma maison, c’est tout ce que je possède, si tu détruis, tu vas me laisser à la rue”. Quand tu détruis, il faut trouver une solution. Indemniser ou reloger tous ces gens dans un autre lieu.”
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Dès 2012, le problème était soulevé par l’Unesco, et une solution avait été proposée : reloger les occupant·es de la zone du cirque dans des lotissements édifiés aux frais de l’INP. Mais toujours d'après un rapport de l'Unesco, datant de 2019, le projet aurait été abandonné.
Prévenir plutôt que guérir
Pour la présidente des Amis de Carthage, la municipalité devrait agir bien plus en amont : “Pourquoi en arriver jusqu’à l’arrêté de démolition des demeures nouvellement et illégalement construites ? C’est le rôle des agents municipaux et d’administration d’arrêter immédiatement les constructions sauvages, et de ne pas laisser les citoyens s’engager dans des dépenses inutiles, des sommes souvent très importantes, pour les leur retirer ensuite.”
L’association essaie d’aider à sa façon en alertant sur les dépassements qu’elle repère. Cela a valu à sa présidente d’être convoquée à trois reprises au commissariat de police, suite à la plainte de personnes dont l’association avait dénoncé les agissements illégaux.
Moez Achour dit aussi recevoir des alertes du délégué de Carthage ou de la garde présidentielle. “Même les ouvriers doivent informer s'ils découvrent une infraction, c’est l’affaire de tout le monde, parce que c'est vraiment le sujet épineux à Carthage”, ajoute-t-il. L’INP tente tant bien que mal d’empêcher les habitations de se répandre mais l’équipe de surveillance est composée d’à peine 6 ou 7 personnes. Un gardien travaille notamment le week-end, moment où les constructions sont les plus fréquentes.
Le plan de protection : la pierre manquante
Le Code du Patrimoine prévoit un dispositif pour protéger le site archéologique, appelé le Plan de Protection et de Mise en Valeur (PPMV). Il s’agit d’un document délimitant les différentes zones d’un site culturel et la réglementation qui s’applique dans chacune. “Il permettra de sauver définitivement Carthage de l’appétit féroce de quelques spéculateurs, et mettra ce grand site à la disposition du plus grand nombre, c’est-à-dire d’abord des riverains, des citoyens tunisiens, du public et des visiteurs de tous bords !”, déclare Leïla Ladjimi Sebaï, présidente des Amis de Carthage, qui milite pour la mise en place de ce plan.
“Il y a eu le plan de classement du site de Carthage-Sidi Bou Saïd, mais ce plan n'a pas de valeur opérationnelle, il classe entre ce qui est archéologique, naturel, et urbain. Alors que le PPMV est un texte juridique”, explique Jellal Abdelkafi, chargé d’élaborer ce plan depuis les années 1990.
Alors qu’il a présenté la première version en 2000, le document n’a toujours pas été approuvé par les autorités à ce jour.
“A l’époque, sous Ben Ali, quand on est entré dans les procédures de spéculation immobilière, plus aucune réunion de commission n'était possible. Terminé”, raconte l’urbaniste. Depuis, l’approbation de ce plan est toujours au point mort.
Bras de fer entre le patrimoine et l’urbanisme
L'approbation du PPMV suppose un accord préalable sur la délimitation du site. Et c’est précisément sur ce point que se sont cristallisées les tensions, pendant dix ans.
L’arrêté portant création et délimitation du site de Carthage doit être signé par le ministère de la Culture, en charge du patrimoine, et celui de l’Équipement, en charge de l’urbanisme. “Ces deux-là n’ont jamais réussi à se mettre d’accord”, témoigne la maire de Carthage, qui a participé à plusieurs réunions.
Selon Moez Achour et Jellal Abdelkafi, la direction de l’urbanisme, dépendant du ministère de l’Équipement, souhaite à tout prix être fidèle au plan de 1985. “La délimitation du territoire classé par le décret de 1985 a été tracée à main levée sur un assemblage de fonds de plans au cinq millième. Le résultat, c'est que les tracés vous coupent une maison en deux, traversent une rue. Le décret de 1985 est bien parce qu'il met en marche la procédure, mais il n'est pas utilisable”, explique Jellal Abdelkafi.
Plan de classement de Carthage-Sidi Bou Saïd de 1985.
“Le débat était : est-ce qu’on s’adapte à la réalité du terrain, en suivant les clôtures des maisons ou les voiries, ou est-ce qu’on essaie de reproduire 1985 fidèlement ?”, résume Moez Achour.
En juillet dernier, après la venue de l’Unesco, des discussions sont relancées, et c’est visiblement l'Équipement qui remporte le bras-de-fer. “On va adopter le plan de 1985 comme il est, et on va juste essayer de créer des bornes qui correspondent à la réalité du terrain”, rapporte Moez Achour. Une fois la carte topographique prête, si les deux ministères réussissent à s’accorder, le PPMV pourra être approuvé.
Durant la dernière décennie, la succession de dix ministres à la Culture et de neuf ministres à l'Équipement n’a pas facilité les choses. Plusieurs fois un remaniement est venu interrompre les procédures.
Alors qu’un nouveau gouvernement va être mis en place, la délimitation du site et l’adoption du PPMV est une priorité selon les acteur·trices présent·es sur le terrain.
“Si on laisse Carthage dans sa situation actuelle, dans cinq ans, il n'y aura plus de site archéologique”, alerte le conservateur en chef du site.
L’Unesco : alerter sans PUNIR
En 2019, une note a été envoyée par le ministre de la Culture au Chef du gouvernement “l’informant de la possibilité que le bien soit inscrit sur la Liste du patrimoine mondial en péril [définie par l’Unesco, ndlr] et lui demandant de demander aux autorités concernées de procéder à l’exécution des permis de démolir”.
Pour l’instant, l'Unesco n’a jamais mis la menace à exécution. “Pour Carthage, cette option de mise sur la Liste du patrimoine mondial en péril n’a pas été jugée utile car il y a toujours eu la possibilité d’avoir recours à d’autres mesures permettant de faire face aux difficultés rencontrées”, explique Karim Hendili, chargé de programme culture au bureau de l’Unesco pour le Maghreb.
Depuis 2012, l’Unesco demande régulièrement à la Tunisie de fournir des rapports sur l’état de conservation de Carthage. Le dernier, dont la Tunisie a exigé qu’il ne soit pas rendu public, date de janvier 2020, et le prochain devra être soumis en décembre 2022. L’organisme propose également des solutions dans ses propres rapports de suivi, mais se contente de rappeler à l’ordre lorsqu’elles ne sont pas mises en œuvre - ce qui arrive fréquemment.
Questionné sur l’absence de sanction visant l’Etat tunisien, Karim Hendili répond : “La sanction n’est pas une option utile dans le domaine de la sauvegarde du patrimoine, quel que soit le site concerné. L’essence de la Convention est de parvenir à cet objectif à la fois noble et complexe de la sauvegarde durable des biens, en favorisant la coopération aussi bien au niveau national qu’international.”
Si l’Unesco peut faire pression sur ses États membres, notamment avec la menace de déclassement, et proposer un appui technique ou une aide pour mobiliser des fonds, ses textes sont clairs sur la question de la responsabilité : “L'Etat qui détruit intentionnellement le patrimoine culturel revêtant une grande importance pour l'humanité, ou qui s'abstient intentionnellement de prendre les mesures appropriées pour interdire, prévenir, faire cesser et sanctionner toute destruction intentionnelle d'un tel patrimoine, porte la responsabilité de cette destruction.”
Abdelmajid Ennabli, ancien conservateur du site, qui s’est battu pour le faire entrer au patrimoine mondial, regrette l’absence de volonté politique, qu’il tient pour première responsable du désastre carthaginois. L’octogénaire se remémore, amer, les paroles du directeur général de l’Unesco en 1972, toujours d’actualité cinquante après : “Il faut sauver Carthage”.