Le président s’est empressé d’ajouter que “l’alternative est de compter sur nous-même.” Kaïs Saïed a donc, pour le moment, mis entre parenthèses de longs mois de négociations entre le FMI et la Tunisie, alors même que le pays est actuellement confronté à une crise économique et financière importante, caractérisée par un déficit budgétaire et commercial chronique, ainsi que par une dévaluation continue de sa monnaie.
Depuis plusieurs mois, les déclarations s'enchaînent pour faire pression sur la Tunisie. De l’Union Européenne aux Etats-Unis, tous les acteurs de ces négociations tentent de convaincre le président Kaïs Saïed qu’un prêt du Fonds permettrait à la Tunisie de sortir la tête de l’eau. Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, estime que la Tunisie “risque l’effondrement”, des propos qualifiés de “disproportionnés” par le ministre des Affaires étrangères tunisien.
Derrière la volonté de trouver un accord, l’UE ne cache d’ailleurs pas sa plus grande crainte, une “crise migratoire” si le pays demeure instable économiquement. Parmi les plus virulents, l’Italie de Giorgia Meloni, qui ne cesse de presser le Fonds pour qu’un accord soit trouvé.
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Des négociations cruciales, sur fond de tensions
La situation des négociations en Tunisie est difficile en raison des mesures préconisées par le FMI. Parmi ces mesures, la diminution progressive du système de subventions, qui contrôle les prix des produits de base, ne plaît pas à Kaïs Saïed.
Cette position est soutenue par la référence aux "émeutes du pain" qui ont éclaté en janvier 1984 lorsque les autorités tunisiennes ont supprimé la subvention sur les produits céréaliers, ce qui a entraîné une forte augmentation du prix du pain, de la semoule et des pâtes.
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Par ailleurs, la privatisation de certaines entreprises, également préconisée par le FMI, risque de provoquer des tensions sociales. La déclaration de la directrice du FMI évoquant la possibilité d'une discussion sur la privatisation a suscité une forte réaction de la part des syndicats des entreprises publiques.
L'Union générale tunisienne du travail (UGTT), principale centrale syndicale du pays, a jusqu'à présent considéré la privatisation des entreprises publiques comme une limite à ne pas franchir, mais elle a récemment modéré sa position et propose désormais une approche de restructuration au cas par cas.
Par exemple, l'UGTT a déjà donné son accord il y a plusieurs années pour le départ d'un millier d'employés de Tunisair, la compagnie aérienne publique, sur un effectif total de 6500 employés. De plus, le plan de restructuration proposé par la direction actuelle de Tunisair est aligné sur les recommandations du programme de réformes présenté au FMI. Ce plan inclut la vente d'actifs non essentiels tels que d'anciens avions et des biens immobiliers appartenant à l'entreprise, ainsi qu'un partenariat stratégique.
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Bien que toutes ces mesures -que le FMI soutient- aient été intégrées à la loi de finances de 2023, elles n'ont pas encore été mises en œuvre. Le président Saïed refuse de les appliquer afin de préserver la paix sociale, qui selon lui “n’est pas un jeu et qui ne peut pas être prise à la légère.”
Amine Bouzaiene, chercheur en matière d'équité sociale et fiscale, explique à Inkyfada que, malgré son discours, Kaïs Saïed n’a peut-être pas tiré un trait définitif sur le FMI. “Il n'est pas certain que le président refuse catégoriquement tout accord avec le FMI, il essaye peut être d’améliorer les termes de l’accord. Quand on est dirigeant, à ce stade-là, il faut au moins essayer de limiter les dégâts en négociant”.
“S’il signe cet accord, le président sera obligé d’appliquer les réformes, ce qui pourrait provoquer des problèmes à court terme. À mon sens, ce serait un suicide. Quand le président de la république parle de paix sociale, c’est la moindre des choses”, considère le chercheur.
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La Tunisie et le FMI, une histoire de réformes
Ces réformes, considérées comme diktats par le président Kaïs Saïed, justifient son discours et sa suspension des négociations. Dans l’histoire, ce n’est pas la première fois que la Tunisie, en demandant un prêt au Fonds, refuse de se plier au jeu des réformes.
Pendant 20 ans, de 1993 à 2013, la Tunisie n’a pas eu recours au FMI. Mais en 2013, après une détérioration des conditions économiques du pays, la Tunisie a réclamé un prêt tout en proposant un programme de réformes. “Contrairement à ce qu’on dit, il n’y a pas de diktats, chaque pays doit se présenter avec un programme de réforme. L’objectif du FMI est de faire en sorte que le pays puisse s’en sortir”, explique l’économiste tunisien Ezzeddine Saidane, dans une entrevue avec inkyfada.
Malgré ses promesses, la Tunisie n’a jamais mis en place le plan proposé. Trois ans plus tard, la Tunisie revient de nouveau en garantissant l'exécution des réformes. Une promesse encore une fois non tenue, entraînant des sanctions du FMI qui a annulé le versement d’une tranche d’1,2 milliard de dollars.
En plus des récents discours de Kaïs Saied, ce passif a, dès le départ, “entaché la crédibilité tunisienne vis-à-vis du FMI”, commente Ezzeddine Saidane. “Le FMI s’est tout de suite demandé si la Tunisie allait cette fois-ci appliquer les réformes nécessaires”, affirme-t-il. “Désormais, le président Kaïs Saïed a confirmé les doutes du FMI quant à la capacité de la Tunisie à honorer les réformes.”
La posture de Kaïs Saied souligne et accentue les divergences entre la présidence et le gouvernement. “Le plan de réforme que Kaïs Saïed n’accepte pas est un plan 100% tunisien, que le gouvernement tunisien a lui-même proposé.” affirme Ezzeddine Saidane.
Ce manque de confiance aurait selon lui mené à un rejet du dossier tunisien par le FMI. “À cause des divergences entre le président et son gouvernement, le dossier de la Tunisie a été rejeté le 17 décembre par le FMI”. Depuis, un bras de fer tendu s’opère entre le Fonds et Tunis. Des tensions renforcées par le discours de Kaïs Saïed le 6 avril, qui semble donc avoir mis les négociations au point mort, entretenant le flou sur la suite des pourparlers.
Contacté par Inkyfada sur le sujet des réformes, Marc Gérard, représentant du FMI en Tunisie, n’a jamais donné de réponse.
Ailleurs, diverses tentatives pour se passer du FMI
Au cours des dernières décennies, certains pays ont exprimé leur volonté de se passer du Fonds monétaire international - que ce soit ponctuellement ou de manière plus durable -, remettant en question son rôle et son impact sur leur économie.
Le Venezuela, sous la présidence d’Hugo Chávez, a adopté une politique de rejet du FMI et a poursuivi une voie économique autonome basée sur le socialisme. Cependant, les politiques économiques inefficaces, la corruption et la dépendance excessive aux revenus pétroliers ont entraîné une crise économique et une hyperinflation. Le pays est maintenant confronté à de graves problèmes économiques et humanitaires.
Dans les années 2000, l'Équateur a également déclaré son intention de se passer du FMI et a mis fin à son programme d'aide avec l'institution. En raison de difficultés économiques persistantes, le pays a finalement rétabli des relations avec le FMI en 2009 pour obtenir un soutien financier. Depuis, l'Équateur a maintenu une relation fluctuante avec le FMI, cherchant une coopération tout en préservant une certaine autonomie dans ses politiques économiques.
Dans ces deux exemples, le rejet du FMI a, de prime abord, eu des conséquences néfastes. Mais en Argentine, la situation est tout autre. En 2000, confrontée à une situation économique précaire, l'Argentine sollicite l'aide du FMI. Un accord est conclu entre les deux parties, et l'Argentine reçoit un prêt de plusieurs milliards de dollars. En échange de cette aide financière, l'Argentine s'engage à mettre en œuvre une série de mesures économiques préconisées par le FMI.
Bien que l'Argentine ait initialement suivi le programme de réformes convenu, la situation économique du pays se détériore de manière significative, entraînant une crise profonde. Politiques d'austérité, crise de la dette, dévaluation du peso… Cette expérience tumultueuse a soulevé des questions sur les politiques du FMI et a alimenté un débat sur l'efficacité des mesures imposées par les institutions financières internationales dans les pays en développement. Depuis, l'Argentine a entrepris des réformes économiques internes et a cherché à renforcer son autonomie économique pour éviter de retomber dans une crise similaire. Le pays a pu se redresser, au contraire en n’appliquant pas les conseils du FMI.
Ainsi, bien que le Fonds puisse offrir une solution temporaire, la mise en place des ces prêts entraîne parfois une aggravation de la pauvreté et des dettes. Cela serait notamment dû au fait que le FMI préconise des recommandations économiques similaires et des plans d'ajustement structurel généraux souvent très similaires d’un pays à d’autre, sans tenir compte des contextes et spécificités locales. La Tunisie n’échappe pas à cette règle, confirme Amine Bouzaiene.
“Le programme qui a été élaboré est un programme par excellence conforme à la recette du FMI. Donc oui ; ça n’a peut être pas été dicté, mais l'enjeu était pour le gouvernement tunisien de s’aligner autant que possible sur les recommandations du FMI. C’est ce que le FMI applique partout, ce n’est pas relatif à la Tunisie.”
En Tunisie, Aram Belhadj, docteur en sciences économiques, estime cependant qu’un accord avec le Fonds est nécessaire au vu de la situation économique du pays : “Même le ministre de l'Economie martèle qu’il n'y a pas de plan B, je pense qu’il sait de quoi il parle, car les besoins sont énormes”, s’inquiète l’économiste. “Rien que pour l’exercice 2023, la Tunisie a besoin de 15 milliards de dinars. En l’absence d’accord avec le FMI il est impossible de mobiliser toutes ces ressources. Le passage par le FMI est un passage obligatoire.”
De son côté, Amine Bouzaiene estime qu’il faudrait avant tout dresser un bilan du FMI, et en tirer les conséquences. “On a choisi de suivre par le passé les recommandations des institutions monétaires internationales, et ça nous a mené là où on est. (...) Donc à un moment donné il faudrait sortir de ce cadre théorique et académique et dresser le bilan du FMI”, affirme-t-il.
La tentation des BRICS
“Il n’est pas à exclure que le président prépare d’autres pistes, ce qui exigerait que la Tunisie change de cap”, estime Amine Bouzaiene. “Alors que jusqu’à présent nous étions sous l’aile occidentale, nous pourrions nous tourner vers d’autres horizons et avoir du financement.”
Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui ont connu une croissance économique rapide ces dernières années, reviennent souvent dans les alternatives évoquées. Face aux défis économiques auxquels la Tunisie est confrontée, de plus en plus de voix s’élèvent en se demandant si les BRICS pourraient constituer une solution viable pour stimuler l'économie tunisienne.
Si la Tunisie dépend principalement de l'Union européenne en tant que partenaire commercial, une coopération renforcée avec les BRICS pourrait permettre à la Tunisie de diversifier ses échanges commerciaux et de réduire sa dépendance envers un seul marché. En développant des liens économiques plus étroits avec ces pays, le pays pourrait accéder à de nouveaux débouchés pour ses produits et services, favorisant ainsi une augmentation des exportations.
Mais le flou persiste entre une adhésion officielle ou une “simple” aide économique. Contrairement à l’Algérie, qui a officiellement formulé une demande pour rejoindre les BRICS, Aram Belhadj estime que la Tunisie n’a pas le même poids pour prétendre à une adhésion au groupe.
“L'Algérie a fait la demande mais l'Algérie a des ressources que n’a pas la Tunisie. La Tunisie est ancrée à l’Europe et n’a pas le poids nécessaire pour intégrer les BRICS, composé de mastodontes”, décrit-il.
Pour Ezzeddine Saidane, la perspective des BRICS est un mirage. “Les BRICS, est-ce qu’on sait de quoi on parle ? 70% de nos exportations* vont en Europe, le premier marché du tourisme en Tunisie c’est l'Europe, et il faudrait tourner le dos à cela ?”, s’interroge l’économiste. “Si la Tunisie juge que ce serait dangereux pour la paix sociale d’appliquer les réformes, elle doit trouver d’autres financements, et ce n’est pas tourner le dos à l’UE de le faire.”
Amine Bouzaiene estime quant à lui que se tourner vers les BRICS ne signifierait pas forcément abandonner l’UE. “Les BRICS, ça se tente, à ce stade il n’est pas question de tourner le dos aux Européens. C’est un raccourci terrible, qui me semble être de l’intimidation européenne. L’UE peut très bien dealer avec le fait que les réformes ne sont pas applicables pour la Tunisie tout en ayant des échanges commerciaux qui sont utiles pour eux. C’est la base du libre-échange”.
Cependant, les BRICS ont des politiques économiques et des modèles de développement différents. La Chine, pays dominant, bénéficie même d’un statut “d’outsider” vis-à-vis du FMI, en étant devenu le second prêteur après le fond.
L'approche chinoise vis-à-vis des prêts internationaux aux pays en développement a évolué au fil du temps. La Chine a d'abord contribué à l'endettement de ces pays en leur accordant des prêts pour la construction d'infrastructures telles que des ponts, des routes, des chemins de fer et des ports, des projets qui étaient essentiels pour leur développement. Ces prêts étaient octroyés rapidement et impliquaient des montants importants.
Au cours des dix dernières années, la nature de ces prêts internationaux a connu une transformation significative. Aujourd'hui, 60% des prêts chinois sont destinés à renflouer des États en détresse financière, ce qui représente une augmentation considérable par rapport aux 5%, il y a 12 ans.
Les prêts chinois se distinguent souvent par des conditions moins contraignantes que celles imposées par les accords avec les institutions financières internationales telles que le FMI ou la Banque mondiale. Cela peut sembler attrayant pour les pays en difficulté financière, et donc les inciter à emprunter davantage, avec pour conséquence d’engendrer plus de dettes et donc de limiter la marge de manœuvre des gouvernements pour mettre en œuvre des politiques économiques autonomes.
Malgré l’évolution de la politique orientale tunisienne et l’invitation de Kaïs Saïed par Xi Jinping, l’ambassadeur de Chine à Tunis a affirmé récemment qu’il est “difficile que la Tunisie trouve une alternative au FMI”, ajoutant que le recours à cette institution était "indispensable". Dans le même temps, il a soutenu les propos du président Kaïs Saïed selon lesquels la Tunisie devait compter sur elle-même.
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Récupérer l’argent détourné, une promesse populiste
À la question des alternatives, Kaïs Saïed n’a qu'une réponse, il faut “ compter sur nous-mêmes.” Pour cause, une idée persiste à Carthage et dans les discours présidentiels : l’argent qui servira à combler la dette ne se trouve pas dans les poches du FMI, mais est plutôt dispersé dans les quatre coins du monde. “Pourquoi l’étranger ne nous rend pas l’argent qui nous a été volé. Rendez-nous notre argent. C’est l’argent du peuple tunisien”, a-t-il déclaré.
De 1987 à 2011, alors que Zine El Abidine Ben Ali dirige la Tunisie d’une main de fer, le clan Ben Ali/Trabelsi est accusé d'avoir détourné des sommes considérables d'argent public. Après la révolution, la commission de confiscation avait évalué son actif à quelque 13 milliards de dinars - environ 4 milliards d’euros.
Ces fonds auraient été dispatchés dans des comptes à l'étranger, notamment en Suisse, en France et au Canada. De nombreux biens, tels que des propriétés immobilières, des yachts et des voitures de luxe, auraient également été acquis. Depuis son élection, le président Kaïs Saïed a déclaré à plusieurs reprises sa volonté de récupérer ces fonds détournés. et l’a réaffirmé jeudi 6 avril, après avoir fustigé le FMI et refusé son aide.
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Si sur papier, la mesure est alléchante, elle pourrait tout de même être considérée comme une annonce populiste, tant la complexité de cette opération la rend illusoire. Selon certains spécialistes, les 13,5 milliards de dinars sur lesquels Kaïs Saïed s'appuie sont utopiques, voire infondés, et surtout basés sur des rapports rédigés en 2011 après la révolution, il y a 12 ans.
Dans ce montant de 13,5 milliards de dinars sont compris des crédits bancaires, des entreprises ou encore des fortunes mal acquises. Problème : certains crédits bancaires ont pour la plupart, depuis, été honorés et certaines entreprises ont déjà été cédées ou alors ne valent plus ce qu’elles valaient. Concernant les fortunes mal acquises, plusieurs propriétaires ont réussi à prouver leur origine légale.
L’Algérie à l’origine d’une coalition arabe pour aider la Tunisie ?
L’aide à la Tunisie pourrait plutôt venir de son voisin algérien et de plusieurs pays du Golfe. En effet, le quotidien algérien El Watan rapporte qu’une aide financière à hauteur de “ 3 ou 4 milliards de dollars n’est pas à exclure”, alors que l'Algérie dénonce “le chantage” des institutions financières internationales vis-à-vis de la Tunisie. L’ambassadeur d’Algérie à Rome, Abdelkarim Touahria, a affirmé que son pays œuvre, d’une manière étroite avec l’Italie, en vue “ de préserver la stabilité de la Tunisie.”
Ces trois dernières années, les relations entre les deux pays se sont nettement consolidées . “L'Algérie a choisi d'être aux côtés de la Tunisie dans tous les sens du terme", a déclaré le ministre algérien de la Communication, Mohamed Bouslimani. Un rapprochement qu’Amine Bouzaiene voit comme une solution crédible. “Il faut pouvoir parler avec tout le monde donc pourquoi pas l'Algérie. Évidemment que les pays du Golfe ont les moyens, ils peuvent se substituer au FMI. Les besoins de la Tunise ne sont rien par rapport au budget de ces pays, donc je pense qu’on pourrait opter pour ça.”
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Mais le grand questionnement reste les projets de la Présidence. Kaïs Saïed, qui devra trouver un juste milieu entre l’indépendance économique et la nécessité de soutien international pour faire face aux défis économiques que traverse le pays, n’a jamais, après avoir mis de côté le FMI, proposé ses alternatives.