“L’école tunisienne n’est plus attractive pour les élèves. Si nous parvenons à fournir des services scolaires, tels que le transport, la nourriture, et de bonnes conditions sanitaires, surtout dans les écoles rurales, peut-être que nous réussirons à réduire ce phénomène”, argumentait Fethi Sellaouti, actuel ministre de l’Education, dans une conférence de presse lundi 12 septembre.
Dans le discours officiel et le débat public, le manque de transports scolaires et de moyens financiers sont souvent mis en avant pour expliquer l’abandon de l’école. Mais lorsqu’on leur donne la parole, les décrocheurs·euses évoquent surtout des raisons scolaires pour expliquer leur décision, entre de mauvais résultats et un manque d'intérêt.
Lorsqu'ils et elles décrochent, les élèves sont, pour la plupart, au niveau secondaire : un étudiant·e sur 10 quitte le collège ou le lycée chaque année, contre un élève sur 100 en primaire, selon les statistiques du ministère de l’Education pour l’année scolaire 2018/2019.. Ils et elles abandonnent surtout pendant les étapes transitoires : les passages du primaire au collège, et ensuite du collège au lycée.
En 2018, un garçon sur cinq abandonne l’école en septième année, la première année du collège. Ce qui représente déjà une légère amélioration par rapport à 2011 où ce chiffre atteignait un garçon sur trois.
Un nombre important d’élèves abandonnent également durant l’année du baccalauréat. Cela peut s’expliquer par la sélectivité de l’examen, que seule la moitié des élèves ont réussi en 2021.
Les garçons, plus grands décrocheurs que les filles
En Tunisie, mais dans de nombreux autres pays également, le décrochage concerne davantage les garçons, tout comme l’échec scolaire et le redoublement.
Les filles ont généralement une scolarité plus longue, ainsi que de meilleures performances. De manière générale, “les filles réussissent mieux [à l’école] parce qu’elles arrivent au niveau primaire déjà préparées psychologiquement par l’éducation familiale à assimiler les normes scolaires”, analysait Dorra Mahfoudh, professeure de sociologie spécialiste des questions de genre, pour inkyfada en 2021. La réussite scolaire serait également une manière pour les femmes de s’émanciper et de contrer leur difficile intégration dans le marché du travail.
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Des études menées dans d’autres pays montrent que grâce à leurs meilleurs résultats, les écolières sont moins susceptibles d'abandonner leur scolarité. Les garçons auraient également un rapport différent à l’école, “ils dénoncent plus souvent l’école en lui attribuant l’origine de leur échec”, selon une étude réalisée sur un millier de décrocheurs·euses en France.
Selon Warda, directrice d’une école dans un quartier défavorisé depuis 30 ans, cette différence de genre se voit également dans les comportements. “Les adolescentes ont plus peur [de l’autorité], surtout quand leurs parents sont présents dans leurs vies. C’est très social. Elles ne se retrouvent également pas dans la rue après avoir décroché”, observe-t-elle.
Les élèves décrocheurs·euses abandonnent leurs études principalement en 7ème année et durant l’année du bac.
Un parcours et un profil typiques
A partir de différentes études, il est possible de dresser un profil-type de l’élève décrocheur : c’est généralement un garçon, adolescent, ayant redoublé plusieurs fois et dont la scolarité a présenté de nombreuses difficultés. Il est souvent issu d’un milieu social défavorisé. Une majorité des parents n’ont pas fait de longues études, et occupent des emplois précaires. Des emplois qui les empêcheraient d'être présents dans la scolarité de leurs enfants, selon Warda.
Cette dernière donne l’exemple d’une mère célibataire avec trois enfants, employée en tant que femme de ménage, dont la fille a quitté l’école en primaire après deux redoublements. “Les parents sont généralement démissionnaires : ils n’ont ni le temps, ni l’énergie d’obliger l’enfant à aller à l’école. Ils me disent souvent : j’ai essayé de le convaincre, mais je n’ai pas réussi”, raconte-t-elle.
Ces écolier·es suivent souvent un même parcours scolaire, parsemé de violences éducatives et paralysé par plusieurs difficultés d’apprentissage. “C’est ce qu’on appelle des décrocheurs sur place. Ils brisent rapidement tout lien avec le système éducatif. Même si l’école reste un lieu de socialisation important pour eux”, remarque Bassem Abida, chercheur en sciences sociales, ayant réalisé une thèse sur le décrochage scolaire.
Avant de quitter l’école, les décrocheurs·euses redoublent au moins une fois, selon la même étude. Certain·es reçoivent un peu de soutien scolaire, limité aux périodes d’examen, mais la plupart affirme n’avoir jamais eu de cours particuliers. Ils et elles admettent avoir du mal à poser des questions et à demander l’aide du cadre éducatif.
Ces difficultés causent rapidement des comportements indisciplinés. L’élève commence alors à s'absenter de plus en plus et à avoir une attitude perturbatrice. Une conduite souvent très durement réprimée par le cadre éducatif. "C’est normal : mets-moi dans un cours de chinois, avec des élèves plus avancés que moi. Si je ne comprends rien au bout de deux ou trois cours, cela ne m’intéressera plus. Si on m’oblige à y aller, la première chose que je ferai c’est perturber le cours”, estime Warda.
L’écrasante majorité des élèves quittent leurs études avant tout pour des raisons scolaires (difficultés d’apprentissage et violences de la part du système éducatif).
“Beaucoup des décrocheurs interviewés étaient des élèves à problème, à la limite de l’abandon, et ils se plaignaient des mauvais traitements que leur faisaient subir les enseignants”, révèle Bassem Abida. Ainsi, une majorité des décrocheurs·euses ont subi des violences verbales ou physiques dans le cadre scolaire, sans soutien de la part de l’administration.
Le sociologue remarque également qu’une partie du cadre éducatif a excessivement recours aux punitions. “Plusieurs élèves me disent : ‘ils me font sortir pour n’importe quelle raison !’ Ces élèves ont peut-être des difficultés psychologiques ou comportementales, auxquelles on n’accorde aucune importance, que ce soit par négligence ou manque de formation”, dénonce-t-il.
Pour Warda, les enseignant·es manquent en effet de formation et d’encadrement, mais aussi de supervision de la part des inspecteurs·trices.
“Dans chaque classe, on a au moins une dizaine d’enfants à besoins spécifiques. Les enseignants n’ont ni le temps, ni la formation pour gérer ces difficultés”, estime-t-elle.
Cette accumulation de punitions mènerait tout droit à l’abandon scolaire, selon le chercheur. Ce phénomène concerne principalement les quartiers pauvres des grandes villes, surtout au niveau secondaire.
“C’est un phénomène urbain plus que rural”, explique Bassem Abida.
Les zones rurales, elles, sont plus concernées par des taux d’abandon au niveau primaire relativement élevés. Le peu d’élèves qui décrochent avant d’arriver au secondaire habitent généralement dans les régions rurales du centre-ouest de la Tunisie. Quatre des cinq premières délégations touchées par le phénomène sont ainsi situées dans le gouvernorat de Kasserine.
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Où vont les décrocheurs·euses ?
Après avoir abandonné leurs études, les décrocheurs·euses se dirigent en majorité vers les centres de formation professionnelle. “Ils se disent qu’il serait plus judicieux d’apprendre un savoir-faire. Un élève m’a déjà expliqué que tous ses cousins sont diplômés chômeurs. Il y a un resserrement des horizons, que les décrocheurs ressentent”, argumente le chercheur. Ainsi, “l’école n’est plus perçue comme un ascenseur social. Les enfants n’y croient plus”, confirme la directrice d’école.
La grande majorité des décrocheurs·euses parviennent donc à rebondir, que ce soit en reprenant leurs études, ou en entrant sur le marché du travail. Mais beaucoup d’autres sont délaissé·es : plus d’un·e décrocheur·euse sur trois se retrouve sans emploi, ni formation, ni éducation. Une catégorie particulièrement vulnérable, qui tombe généralement dans la délinquance, observe Warda. D’après elle, l’école peut avoir un rôle social et limiter ce phénomène. “J’essaie au maximum de garder les enfants à l’école, pour pas qu’ils ne se retrouvent dans la rue”, témoigne-t-elle.
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Pour Warda, le volet social du décrochage n’est pas pris en compte dans la formation du cadre éducatif. Comme elle, Bassem Abida estime “qu’il devrait y avoir une coopération et un suivi avec le ministère des Affaires Sociales et celui du travail et de la formation professionnelle, pour comprendre où vont les décrocheurs”. En effet, selon le chercheur, l’abandon n’est pas dramatique tant qu’une réinsertion a lieu. Ainsi, il préconise de rendre le passage à la formation professionnelle automatique.
Les chiffres obtenus par le FTDES diffèrent de ceux du ministère de l’Education. Selon Fethi Sellaouti, ministre de l’Education, 70% des décrocheurs·euses en 2021, ont continué leurs études en formation professionnelle ou dans le secteur privé.
Des réformes scolaires inefficaces
L’abandon n’est pas un phénomène nouveau, mais toutes les tentatives du ministère de l’endiguer se sont révélées inefficaces.
Dès la loi de 1958, rendant l’enseignement obligatoire et gratuit jusqu’à l'âge de 12 ans, les efforts sont concentrés sur la généralisation de l’éducation à tous les enfants. Chaque année, un cinquième, voire un tiers, du budget national est alors consacré à l’éducation.
Avec ces réformes, le nombre d’élèves au primaire triple en dix ans. Selon les estimations, une salle de classe est alors créée toutes les 17 heures environ pour prendre en charge cette explosion d’effectifs.
Mais cette politique de scolarisation de masse compte d’importants taux d’échec et d’abandon scolaire. “La généralisation de l’enseignement après l’indépendance a substitué au système fermé à l’entrée en vigueur à l’époque coloniale, un système de sortie par l’échec”, selon un article analysant le système éducatif tunisien au cours du siècle dernier. En effet, en 1978, la grande majorité des enfants (84%) n’achèvent même pas le cycle primaire.
Les décennies suivantes, pour pallier ce phénomène, les élèves sont de plus en plus poussés à finir le cycle primaire. Ils et elles sont systématiquement promus en 7ème année. Ainsi, depuis 2004, le taux d’abandon au primaire tourne autour d’1%.
“Quand c’est un enfant perturbateur, et que les enseignants sont fatigués, beaucoup d’entre eux gonflent les notes et font tout pour le faire passer en sixième année, pour qu’il sorte de l’école”, reconnaît Warda.
Une légère amélioration a été constatée ces deux dernières années avec l’arrivée du Covid-19.
Mais, selon l’UNICEF, cette diminution des abandons “s’est faite au détriment d’un système d’enseignement de qualité”. “ Les élèves n’ayant pas acquis les compétences de base requises [atteignent] malgré tout la sixième année de l’enseignement de base, voire même le collège”. Ce qui expliquerait la hausse, en parallèle, du taux d’abandon dans les collèges, qui passe de 6 à 10% en cinq ans.
Une légère amélioration a été constatée ces deux dernières années avec l’arrivée du Covid-19. " A cette époque, les élèves allaient en classe un jour sur deux, par groupes. Beaucoup de professeurs ont exprimé qu'il y avait moins de problèmes, qu’ils avaient moins recours aux punitions”, explique Bassem Abida.
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Selon les déclarations du ministère de l’Education, Fethi Sellaouti, des programmes financés par l’UNICEF tels que l’Ecole de la deuxième chance et le programme M4D* seront mis en place pour mettre fin à l’abandon.
Le ministère de l’Education prévoit ainsi la création de trois autres centres, après ceux d’Ariana et de Beb El khadhra, situés à Kairouane, Siliana et Gafsa, ainsi qu’une école virtuelle.
Au total, ces écoles de la deuxième chance devraient accueillir 2500 élèves, ce qui représente à peine 2.5% du nombre d’élèves décrocheurs·euses.
Pour l’heure, ces programmes n’accueillent donc qu’une infime partie des écolier·es en décrochage, face à un phénomène qui invite à une réforme complète du système éducatif, selon les experts et les professionnel·les.