Un média indépendant à la pointe de l’innovation éditoriale
Créez votre compte aujourd’hui et profitez d’accès exclusifs et des fonctionnalités avancées. Devenez membre et contribuez à renforcer notre indépendance.
Devenir membreEn moins de deux mois, une nouvelle Constitution est censée ainsi être rédigée, débattue puis approuvée par les Tunisien·nes. “Le plus gros problème, c’est la timeline. On soumet un référendum moins d'un mois après [ndlr : la rédaction du projet de Constitution]. D’après les standards internationaux, c’est normalement six semaines minimum. Là c’est moins de trois semaines”, commente Zied Boussen, chercheur pour Arab Reform Initiative et spécialisé en gouvernance, politiques publiques et droits humains.
Ce processus intervient dans un contexte de démantèlement de plusieurs institutions créées après 2011 et 2014, comme en témoigne la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) en février dernier. Le corps judiciaire a de nouveau été mis à mal après la révocation de 57 magistrat·es par décret présidentiel, sous prétexte de corruption, d’entrave à des enquêtes voire même de relations hors-mariage.
Sur le même sujet
En soutien à ses collègues en grève à la suite de ces limogeages, le juge administratif Habib Rabai a décidé de quitter l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), un mois à peine avant le référendum.
L’ISIE n’a d’ailleurs pas été épargnée par les récentes mesures présidentielles. Depuis le décret-loi du 21 avril 2022, le Président désigne désormais les sept membres de l’instance, marquant encore plus la mainmise de l’exécutif sur les institutions censées être indépendantes.
Sur le même sujet
Dans ce contexte particulier, inkyfada récapitule les principaux enjeux autour de ce nouveau texte et le processus électoral du référendum.
Une Constitution en quelques semaines
Depuis le 19 mai 2022, “l’instance nationale consultative pour une nouvelle République” a pour rôle de rédiger le projet de Constitution qui servira de base pour le texte proposé par référendum le 25 juillet. Elle est composée de :
Le rôle des deux premières commissions est de rédiger une première version de la Constitution et de la présenter à la commission du dialogue national le 13 juin.
Problème : ces commissions sont incomplètes car plusieurs membres supposé·es ont refusé d’y siéger. En ce qui concerne l’implication des doyen·nes des universités de droit et des sciences juridiques au sein de la commission juridique, ces dernier·es ont invoqué “l’impartialité des institutions universitaires " qu’ils et elles représentent ; et la volonté qu’elles soient éloignées “des affaires politiques”. Ils et elles arguent avoir “droit à un avis qu’ils expriment en leur nom propre et non au nom d’une institution, en particulier lorsqu’ils occupent une fonction de responsable”.
Du côté de la commission économique et sociale, l'UGTT a estimé que ce dialogue national n’était qu’une “formalité dont les rôles sont d’ores et déjà déterminés unilatéralement [par le Président]” et “excluant les forces civiles”. La grève générale organisée le 16 juin dénonçait d’ailleurs entre autres ce manque de dialogue national. Ainsi, l’UGTT n’a pas souhaité participé à une commission n’ayant qu’un “rôle consultatif”.
“Au final, c'est une commission consultative”, confirme Zied Boussen. " Ce n'est pas comme avec un député. Il n’y a pas de redevabilité”.
Durant tout le processus de rédaction du projet constitutionnel, la commission juridique a donc été inexistante et la commission économique et sociale, incomplète.
En comparaison, durant le débat sur la Constitution de 2014, qui a duré plus de deux ans, chaque chapitre du texte a été étudié par une commission individuelle. En tout, six commissions* ont étudié et débattu ce texte avec l’intervention de plusieurs consultations au cours du processus. Même si les processus étaient très différents - la Constituante était un hémicycle ouvert, composé de représentations politiques et la rédaction de la Constitution était participative -, la rédaction de la Constitution de 2014 a ainsi pris beaucoup plus de temps et d’intervenant·es.
Une campagne sans débat public
À l’échelle du pays, aucune consultation citoyenne n’a été mise en place, à part la consultation électronique "e-istichira", à une époque où le texte n’était même pas encore officiellement en préparation. Mise en ligne entre janvier et mars 2022, Istichara avait pour rôle de recueillir les attentes de la population quant à la future Constitution. Mais les résultats montrent qu’une très faible partie de la population a participé à ce sondage : avec quelques 500.000 inscrit·es, 7,5% des Tunisien·nes en âge de voter y ont répondu.
Sur le même sujet
À l’époque, la Constituante avait organisé plusieurs consultations nationales et avait notamment impliqué la société civile. D’après Badreddine Abdelkefi, membre de l'Assemblée nationale constituante en charge des relations avec la société civile, plus de 300 représentant·es de la société civile ont ainsi participé, que ce soit à travers des ateliers, des réunions ou encore l’examen de certaines parties du projet constitutionnel. Cette fois, à l’exception des organisations présentes au sein des commissions du dialogue national, rien n’a été prévu pour impliquer d’autres associations au processus.
Sur le même sujet
Cela souligne encore une fois la différence entre le processus de 2014 et le processus actuel. “ Il n'y a pas d'obligation d'inclure la société civile, c'est un bonus”, nuance Zied Boussen. “Kaïs Saied n'a pas du tout engagé de processus participatif. Lui et son entourage ne reconnaissent pas l'utilité des corps intermédiaires. Son référentiel c'est le peuple (...) Cela aurait été bizarre s'il n’avait pas fait son référendum par exemple. Donc c'est cohérent avec ce qu'il fait”, continue-t-il.
Sur le même sujet
Depuis le 21 juin, l’ISIE a publié les documents nécessaires aux organisations souhaitant s’inscrire pour faire campagne en faveur ou non du référendum. Les inscriptions s’achèvent moins d’une semaine plus tard, avant même la diffusion du texte le 30 juin. La campagne est ensuite censée commencer le 3 juillet et durera moins d’un mois : les participant·es à la campagne n’auront donc que trois jours pour découvrir le texte et prendre position.
Pour celles et ceux qui souhaitent appeler au boycott du référendum, l’ISIE peine à donner une position claire. Dans une publication publiée sur les réseaux sociaux le 13 juin, Sami Ben Slama, membre de l'ISIE, avait affirmé que les personnes boycottant le référendum seraient incluses dans la campagne. Le jour d'après, Maher Jedidi, vice-président de l'ISIE, a affirmé le contraire sur les ondes de la radio nationale.
Ce dernier est même allé plus loin en affirmant que “si les personnes appelant au boycott faisaient des actes répréhensibles par le droit public, la loi en question serait appliquée”.
Il est revenu sur cette affirmation le lendemain, estimant que ses propos avaient été manipulés.
Inscrire 2,4 millions d'électeur·trices
Environ 7 millions de Tunisien·nes sont inscrit·es sur les listes électorales et 2,4 millions de nouveaux et nouvelles votant·es sont censé·es participer au référendum. L’ISIE a ainsi organisé une campagne d’inscription volontaire entre le 29 mai et le 14 juin. “17 jours !”, souligne Raja Jabri, présidente de l’organisation d’observation Mourakiboun.
Pour cette dernière, les délais de l’ISIE sont intenables. “Depuis février, on appelle à ce que l'isie ouvre l'enregistrement ! Pourquoi avoir attendu ? (...) Normalement, on commençait six mois avant, là, on a même pas deux mois, c'est très court”, insiste-t-elle. Elle rappelle que l’annonce du référendum est connue “depuis le discours de Kaïs Saied en décembre [2021]” même si celui-ci n’a été officialisé que le 25 mai dernier par décret présidentiel.
La campagne d’enregistrement a donc commencé le 29 mai. Celle-ci se déroule en deux temps : d’abord une inscription volontaire puis un système d’enregistrement automatique. “La loi électorale ne prévoit que l’enregistrement volontaire”, rappelle Raja Jabri. Elle explique que 1500 agent·es ont été recruté·es sur le terrain. Mais d’après les observations de Mourakiboun, cette campagne connaît de grands manquements.
Pour accéder à la plateforme d’enregistrement, “ les agent devraient avoir un ordinateur, une tablette”, explique Raja Jabri. “Quand je donne ma CIN à un agent, il peut savoir si j’ai un jugement qui m’empêche de m’enregistrer par exemple, ou si je suis un citoyen qui en a le droit. La plupart ont seulement un carnet, ils t'enregistrent, te demandent où tu veux voter et te donnent un reçu sans même le cachet de l'ISIE, qui n'a pas été fourni également.”
“D’après notre rapport, 85% des inscriptions ont été faites à la main”, affirme la présidente de Mourakiboun.
Or, ce système multiplie les risques d’erreurs : en 2014, sur 17.000 inscriptions à la main, seules 6000 étaient valides, toujours d’après Raja Jabri. “Soit, ils se trompent sur le numéro, soit le numéro de carte d’identité, etc.”.
Contrairement aux élections précédentes, Mourakiboun constate par ailleurs un manque de stratégie électorale : il n’y a pas de campagne d’inscription auprès de populations cibles par exemple. “Les statistiques d’enregistrement ne sont même pas publiées”, commente la présidente.
Théoriquement, ces problèmes devraient être résolus par l’instauration de l’enregistrement automatique mise en place le 15 juin. Les citoyen·nes ont été donc été inscrit·es sur la base de l’adresse sur leur carte d’identité. “C’est une adresse que personne ne change”, dénonce Raja Jabri, “avec le risque d’être enregistré très loin de son lieu d’habitation”.
Pour la présidente de Mourakiboun, l’enregistrement automatique “n’est pas mauvais dans l’absolu”. “Mais en parallèle, cela implique qu’une campagne de sensibilisation au citoyen soit faite” afin que ce·tte dernier·e sache exactement dans quel bureau il ou elle est censé·e se rendre.
“Ce qui nous fait peur, c'est que des noms soit ajoutés à la main sur le registre électoral le jour du vote”, craint Raja Jabri. “C’est très grave et c’est déjà arrivé en 2011”.
Le 25 juillet, le rôle des observateur·trices du référendum sera alors primordial. Pourtant, le 12 mai 2022, Kaïs Saied affirmait qu’il était hostile à la présence d’observateur·trices étranger·es. “Je pense que cela a été dit sans réel fondement. Nous avons eu des assurances qu’il n’y aura aucun changement cette année et que ceux qui font une demande d’accréditation l’auront”, assure Raja Jabri.
Mais compte tenu des délais serrés, plusieurs groupes d’observation ont déjà annoncé qu’il leur serait difficile, voire impossible, de se rendre en Tunisie le 25 juillet. “Ce n'est pas une ambiance paisible, avec des dates fixes et l’ISIE qui réussit à faire correctement son travail”, résume Raja Jabri.
Un référendum, et après ?
Au-delà des risques autour de la journée du 25 juillet, très peu d’informations ont été communiquées sur la suite des événements. Rien n’est précisé concernant les délais d’application ou sur l'abrogation de la Constitution de 2014 si le nouveau texte est accepté.
“La grande question, c’est : et après le 25 ?”, s’interroge Raja Jabri. “Si le oui l'emporte et que légalement, la Constitution est publiée, sera-t-elle légitime et acceptée même s’il y a un taux de participation très faible ?”.
De la même manière que pour Istichara, plusieurs personnes s’interrogent en effet sur la légitimité du processus en cas de forte abstention. “Tous les oui ne se valent pas”, estime Zied Boussen. “Un fort oui avec une forte participation, n’est pas un fort oui avec une faible participation. Ce n’est pas non plus un faible oui avec une forte participation, etc.”, énumère-t-il.
“Il y a la proportion du oui et le pourcentage de participation. L’un c’est l’acceptation, l’autre, c’est la légitimité”.
Jusqu’à présent, Kaïs Saied ne laisse transparaître aucune information sur ce qu’il adviendra si le “non” l’emporte. “ Si le non l'emporte, est ce que l’on rentre dans une autre crise, un second référendum ? D’habitude les pays mettent ça au clair, en donnant tous les scénarios”, commente Raja Jabri.
“C’est comme si le oui allait l’emporter coûte que coûte”.
De nombreuses autres zones d’ombre subsistent, notamment en ce qui concerne les élections législatives anticipées. “Je ne suis pas optimiste du tout pour la période après le 25 juillet”, confie Raja Jabri. “Il faudra réfléchir aux élections législatives : comment vont-elles se dérouler, avec quelle Constitution, quelle loi électorale ? Cela va être beaucoup de travail et je vois beaucoup de crises se profiler”.