D’après Raouf, la situation est difficile depuis un certain temps, cependant la récente augmentation du prix du fourrage est “ catastrophique”. Il déclare : “Même si nous trayons 30 litres par vache chaque jour, cela ne suffira pas à couvrir la hausse qui a eu lieu." Cette hausse a été standardisée par la plupart des fabricant·es d’aliments composés, et notamment les aliments composés servant à la production laitière.
L'application de cette augmentation aurait entraîné une réévaluation de plusieurs produits, à savoir : une augmentation de 200 millimes du prix de quatre œufs, de 400 millimes du prix d'un litre de lait, et d'un dinar du prix de la volaille, comme l'a expliqué Lotfi Riahi, responsable de l'Organisation tunisienne de Défense du Consommateur, à la radio Shems FM.
Le ministre de l'Agriculture, Mahmoud Elyes Hamza, a expliqué dans une interview à la télévision nationale que les prix de vente aux consommateur·trices seront revus pour garantir une marge de bénéfices aux producteur·trices, il précise : "de nouvelles décisions seront annoncées le 12 mai, à la fête de l’évacuation agricole, y compris les décisions relatives aux prix de vente." Au sujet de l'impact de l'augmentation des prix des matières premières, le ministre a appelé les consommateur·trices et les usager·es à soutenir l'agriculture tunisienne dans cette situation délicate.
Fadhila, agricultrice de Sidi Bechir, Jendouba
“A quoi est due l'augmentation du prix à la consommation ? Une personne à faible revenu peut-elle acheter des œufs et du lait à des prix élevés ?“ s’insurge Nizar Tissaoui, 42 ans, éleveur de bétail dans une des campagnes du nord de Jendouba, commentant la déclaration du ministre.
Nizar affirme que l'agriculteur·trice est aussi consommateur·trice et que le prix du fourrage ne devrait pas augmenter. Il faut au contraire l'adapter à l'agriculteur·trice, pour éviter que le prix des produits laitiers ne soit augmenté pour les consommateur·trices.
Une vague de protestations d'agriculteur·trices dans les bassins laitiers
Sur la route menant à Jendouba de Boussalem, les agriculteur·trices se sont rassemblé·es et ont bloqué la rue pour protester contre la hausse des prix du fourrage. Du côté de Mahdia, les petit·es agriculteur·trices ont campé devant l'usine Vitalait, où ils et elles ont versé du lait et passé des nuits devant l'usine dans des conditions difficiles, refusant de quitter les lieux tant que leurs revendications n'étaient pas satisfaites.
A Sejnan, les éleveur·ses ont pris leur bétail et ont bloqué la route, menaçant de consacrer leur récolte entière et annuelle de blé à l'alimentation de leurs vaches suite à cette augmentation. En l'espace d'une semaine, il y a eu de nombreuses veillées d’agriculteur·trices et des journées de protestation devant les sièges de plusieurs gouvernorats.
Khaled, 35 ans, participe au sit-in devant la centrale laitière de Mahdia. Il est éleveur de bétail dans la région d’Ouled Jaballah. Le jeune agriculteur décide de s'engager dans divers mouvements de protestation avec les agriculteur·trices, et de recourir à des actions radicales en cas de refus, car l'élevage de vaches est le seul moyen de subsistance pour lui, son frère et leurs parents. "Personne ne connaît notre condition, ils décident du jour au lendemain d’une augmentation de 15 dinars sur le sac. Que suis-je censé faire ? C'est notre seul moyen de subsistance. Pas un seul d’entre nous n’est employé, ou a un salaire mensuel constant ou toute autre ressource, ou même une autre agriculture”, affirme-t-il.
Hamdi Guiza, membre de la Coordination des petits agriculteurs à Ouled Jaballah, raconte que le mouvement a commencé "en fermant les routes au niveau local, à hauteur de la route entre Jbeniana et Ksour Essef pour ensuite prendre une tournure régionale et nationale."
Des arrangements ont été ensuite faits - comme l'explique le jeune agriculteur - avec les coordinations des petit·es agriculteur·trices de la région et des régions du nord et du nord-ouest au cours des premiers jours qui ont suivi la hausse des prix. Hamdi raconte : "Nous avons invité les agriculteurs de la région à une réunion. Ils ont tous accepté d'intensifier la protestation. Il a seulement été décidé de lancer un sit-in parce que c’est le moyen le plus efficace."
Dans la région de Sidi Bechir à Jendouba, Nizar vit une situation semblable. Il a commencé à vendre ses vaches, il y a environ 3 ans, à cause de l'augmentation progressive du prix du fourrage. “Cette augmentation n'est pas la première en son genre, mais c'est la plus élevée d’entre toutes”, d’après ses dires. L'élevage de ses vaches a été "affecté par la cherté de la vie et le travail est devenu déficitaire", il ajoute : "Si la situation perdure, je vendrai aussi la seule vache qui me reste."
La protestation a progressé rapidement, notamment parmi les agriculteur·trices de Mahdia. Ceux et celles d'Ouled Jaballah et des environs ont décidé de ne pas vendre de lait aux collecteur·trices. Cette décision concerne l'ensemble du gouvernorat de Mahdia et un certain nombre de régions des gouvernorats de Monastir et de Sfax. Les agriculteur·trices de certaines régions ont également boycotté l'achat des fourrages.
"Nous avons pris la décision de verser le lait au lieu de le vendre, comme un mouvement de protestation symbolique, parce que nous vendions à perte auparavant, et nous espérions voir la situation s'améliorer, mais elle a empiré." Raouf, Ouled Jaballah
Les revendications des agriculteur·trices du sit-in se résument à deux demandes : la première est l'inclusion des fourrages composés dans les matières premières et subventionnées, et la fixation d'une marge bénéficiaire à un taux n'excédant pas 5 %. La seconde est l'établissement d'une loi imposant l'augmentation du prix à la production laitière et avicole en cas d'augmentation du coût de production.
De son côté, le groupe Vitalait déclare dans un communiqué publié à l'issue de ce sit-in que "la centrale laitière de Mahdia ne décide pas de l'augmentation du prix du lait à l'achat. En effet, le lait, comme on le sait, est tarifé par l'État, et l'entreprise acquiert cette matière auprès des agriculteurs en échange des prix en vigueur.”
Les petits agriculteurs d'Ouled Jaballah ont barré la route comme signe de protestation.
Quelques jours après l'annonce du sit-in, le président de la République, Kais Saied, a appellé les représentant·es des agriculteur·trices protestataires pour leur dire qu'il "les voit et les suit" et leur promettre de "confronter les sociétés monopolistes et de leur demander des comptes", d'après leur témoignage.
"Le coût de production augmente, alors que le prix de vente est fixe"
Les aliments composés constituent environ 70 ou 80 % du coût de production des produits destinés à la consommation, comme le lait et les œufs, selon une déclaration du ministre de l'Agriculture. Par conséquent, l’augmentation des prix des fourrages bouleverse le système de production laitier. “La hausse du prix des aliments pour bétail augmente le coût de production, et donc le prix d'un litre de lait devient très élevé”, affirme Bilel, technicien au centre de collecte de lait à Boussalem.
Le prix de la tonne a augmenté d'environ 300 dinars entre le 30 avril 2022 et le 5 mai 2022 - Jendouba
En fait, le jeune technicien estime que le système de production laitière a commencé à s'effondrer il y a trois ans en raison de l'augmentation progressive du prix des aliments composés. "En 2017, les quatre centres de collecte de la région recevaient environ 70 000 litres de lait par jour. Aujourd'hui, cette quantité a diminué de la moitié ou plus, et ne dépasse parfois pas les 30 000 litres. Les agriculteurs vendent leur bétail et ne veulent pas continuer à l'élever."
“Nous achetons un kilo de fourrage à 1340 millimes, alors que nous vendons un litre de lait à 1140 millimes. Un kilo de fourrage est plus cher qu'un litre de lait, ce qui n'est pas logique.” Nizar Tissaoui
La production quotidienne de lait a diminué en raison du prix élevé des aliments composés, Jendouba
Pour la même raison, il y a environ un an, un soulèvement a éclaté chez les petit·es agriculteur·trices de la région d'Ouled Jaballah à Mahdia.
“Nous avons négocié l’année dernière avec une délégation du ministère du Commerce. Parmi eux, la ministre actuelle, qui était directrice générale, et qui a proposé de promulguer une loi visant à inclure les aliments composés dans les produits de base
subventionnés. Ils nous ont informés que le projet de loi dépendait de la signature de l'ancien Premier ministre, Hicham El Mechichi.” A cet égard, Bilal accuse
"les lobbies de fabrication et de fourniture de fourrage qui ont recours au monopole et font pression sur le gouvernement afin d'annuler la signature de cette loi."
Inkyfada a essayé à plusieurs reprises de contacter l'un·e des fabricant·es de fourrage mentionnés par les agriculteur·trices, soit par mail, soit par téléphone, mais n'a reçu aucune réponse.
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Ces mêmes entreprises, que les agriculteurs accusent de monopole, ont expliqué, dans un
communiqué publié par la Chambre syndicale nationale des Fabricants d’aliments de bétail, que la dernière augmentation du prix des matières premières a eu lieu suite au déclenchement de la guerre en Ukraine.
Amin Mrabet, membre de la Chambre syndicale, dans une
déclaration à la radio Shems FM, explique que cette augmentation résulte d'une baisse du taux de change du dinar par rapport au dollar américain, outre l'augmentation des frais de transport et d'approvisionnement due à la hausse des prix du carburant.
"Il est vrai que l'augmentation réalisée récemment, à savoir de 300 dinars, était importante. Cependant, elle ne nous permettra pas de réaliser des bénéfices. Si le taux de change du dinar reste le même par rapport au dollar, une nouvelle augmentation sera inévitable”, affirme Mrabet.
Pour sa part, le ministre de l'Agriculture attribue la hausse des prix des aliments composés pour animaux aux prix élevés des matières premières résultant de la guerre en Ukraine, avec une inflation comprise entre 40 et 60 % des prix au cours de l'année écoulée. En revanche, les prix du maïs et du tourteau de soja n'ont pas connu une augmentation significative par rapport à l'année dernière, selon Bilal Mechri. La loi de finances de 2022 avait prévu dans son chapitre 36 des exonérations des droits de douane exigés sur l'importation de certains intrants pour l'alimentation animale, notamment le soja, la farine de soja et le maïs.
Bilal Mechri considère que l'annonce de l'augmentation du prix à la consommation du lait en solidarité avec les agriculteur·trices à l'occasion de la fête de l'évacuation est illusoire. “Nous n’avons pas demandé une augmentation du prix du lait à la consommation parce que nous savons que les entreprises d’alimentation augmenteront leurs prix à la suite. Cette augmentation nous sera retirée, même si elle atteint les 10 dinars. Il est insensé que le coût de production soit libéralisé alors que le prix à la production est fixe.”
Des conteneurs de lait prêts à être versés après le boycott des centres de collecte, Ouled Jaballah.
De l'augmentation des prix au gel
Le ministère du Commerce a qualifié la récente augmentation de “démesurée et simultanée" dans un communiqué publié quelques jours après le début des protestations. Dans la même déclaration, il a également annoncé l'ouverture d'une enquête économique sur le sujet. Cette enquête a révélé plusieurs indicateurs sur des pratiques de concurrence déloyale, liées à la fixation des prix sans respecter la règle de l’offre et de la demande, et à l’exploitation des intervenant·es dans la production et la distribution de ces produits, de leur position de domination sur le marché.
Dans le même contexte, le porte-parole du gouvernement, Nasreddine Nsibi, a déclaré le 12 mai que le ministère du Commerce avait repris des affaires urgentes, initialement devant le Conseil de la Concurrence, contre des abattoirs et des producteur·trices de fourrage.
Nsibi a également nié la décision d'augmenter les prix, et a déclaré que la priorité actuelle est de faire pression sur les coûts autant que possible, et que c'est la principale et seule option pour le gouvernement à l'heure actuelle.
Inkyfada a contacté le ministère du Commerce pour se renseigner sur l'avancement de l’enquête. Houssem Eddine Touati, directeur général de la concurrence et des Enquêtes économiques, déclare que " l’enquête est en cours avec le Conseil de la Concurrence", et il a également confirmé que le prix de vente d'un litre de lait est de 1140 millimes dans l’ensemble du pays.
Les agriculteur·trices de Mahdia ont poursuivi leur sit-in, s'accrochant à leurs revendications centrales, à savoir la réduction du prix du fourrage composé et l'annulation de l'augmentation "démesurée" des prix. Jusqu'à ce qu'ils et elles apprennent que l'augmentation sera annulée.
Bilal Mechri raconte : "Le gouverneur de Mahdia nous a montré une lettre du ministère du Commerce indiquant que la dernière augmentation avait été annulée." À ce moment-là, les manifestant·es ont rompu le sit-in et célébré la décision avant qu'elle ne soit officiellement publiée le 16 mai. Le ministère du Commerce a annoncé la décision de "geler les augmentations enregistrées des prix des fourrages durant le mois de mai 2022, et de fixer les prix de vente des aliments pour bétail dans la limite des plafonds appliqués pour chaque entreprise, avant les dernières hausses." à compter du 05 mai 2022, selon le communiqué.
Malgré la décision de geler la hausse des prix des aliments pour bétail, les jeunes agriculteur·trices craignent toujours le sort de ce gel après la fin du mois de mai. D'autant que cette crise n'est pas nouvelle et que le gel peut entraîner une altération de la composition et de la qualité des fourrages. Une réalité que subissent les agriculteur·trices même avant cette augmentation.
Bassam, éleveur de bétail dans la région de Sidi Bachir, Jendouba.
"Il n'y a personne de plus puissant que l'État, et si ces sociétés obtiennent des licences pour importer des intrants alimentaires, il n'y a aucun mal à ce que l'Office des Céréales intervienne un peu pour organiser le secteur", déclare Hamdi.
Il se demande pourquoi l'État ne prend pas en charge l'importation de soja et de maïs pour les distribuer aux agriculteur·trices au lieu de les laisser sous le contrôle des sociétés privées et des monopoles.
Bien que les agriculteur·trices aient dispersé le sit-in après le retrait de la récente augmentation, leurs demandes de déterminer des marges bénéficiaires des entreprises et d'inclure le fourrage parmi les matières de base existent toujours.