Avant la Première Guerre mondiale (1914-1918), Meherzia El Hanafi est une actrice connue dans le milieu intellectuel tunisois. Elle organise chez elle des réunions où se retrouvent des comédien⋅nes et des notables de la ville de Tunis :
“Des réunions eurent lieu chez Meherzia où les artistes de la Chahama, dont son mari, Bourguiba, était le chef, faisaient la répétition de leurs rôles. Des Tunisiens notables assistaient à ces répétitions, après lesquelles on buvait et l’on causait parfois politique”, rapport du 28 juin 1918.
Une pionnière sur scène
Meherzia El Hanafi fait partie à l’époque de Ach-chahama Al Arabia [La grandeur arabe], l’une des premières troupes de théâtre tunisiennes, créée en 1909. Celle-ci est dirigée par son époux Mohamed Bourguiba, le frère aîné du futur dirigeant Habib Bourguiba. Ce dernier se souvient ainsi de son enfance auprès de son frère metteur en scène et des sœurs actrices Meherzia et Nesria El Hanafi :
“Ach-chahama [...] avait de 1909 à 1913 donné d’admirables représentations d’Hamlet, de Mejnoun Leila, d’autres pièces fameuses auxquelles me conduisait tout enfant mon frère [...]. La vedette de la Chahama, à l’époque, était Mahrezia [...]. Une autre vedette, Nesria, était une jeune fille d’une grande beauté”, cité dans Ahmed Chabchoub, Bourguiba et moi, Tunis, La maison tunisienne du livre, 2014, p. 164.
La troupe, dont a également fait partie Habiba Msika au cours des années 1920, joue notamment dans le théâtre Politeama Rossini [actuelle salle de cinéma le Palace à Tunis] dès les années 1910. Les pièces sont régulièrement censurées ou interdites par les autorités coloniales. À cette époque, les représentations théâtrales sont intimement liées aux questions politiques et servent à diffuser des idées dissidentes.
“Après la première génération [...] de l’époque précoloniale, une nouvelle génération de réformateurs a investi la place. Ses principales figures étaient le grand leader Abdelaziz Thaalbi, Béchir Sfar, Ali Bach Hamba [...]. Leurs ambitions étaient nationalistes […]. C’est cette génération-là qui posa les jalons du théâtre tunisien moderne. On rapporte [...] que les dirigeants du mouvement Jeunes Tunisiens s’appuyèrent sur le concours des professionnels égyptiens pour bien asseoir la pratique théâtrale parmi les Tunisiens […]. L’identité hypothéquée par l’emprise coloniale trouva, dans le théâtre notamment, une échappatoire. Les troupes théâtrales tunisiennes foisonnèrent dès lors à vue d’œil. Il y aura plus de 120 troupes théâtrales tunisiennes entre 1907 et 1956 […]. Mieux encore, elles participèrent à la conscientisation des masses, à l’occasion notamment de la répression féroce qui s’abattit sur les dirigeants du mouvement réformiste tunisien suite aux événements tragiques du Djellaz (1911), l’agitation qui accompagna l’occupation de la Libye par l’Italie (également en 1911) ou le boycottage du Tramway (en 1912) […]. Il faudra cependant attendre 1911 pour que le premier texte théâtral écrit par un Tunisien voie le jour et soit joué (on se contentait jusque-là de textes arabes levantins) […]. Dès ses débuts, le théâtre tunisien fut contestataire, étroitement lié aux discours et pratiques des élites qui auront tôt fait de cimenter le mouvement national.”
Soufiane Ben Farhat, “Des origines à nos jours, le théâtre tunisien, missionnaire et d’avant-garde”. Horizons Maghrébins, n°58, 2008, p. 109 accessible ici
Durant la guerre, les activités et les tournées de la troupe Ach-chahama sont brutalement interrompues. Le couple alors formé par Meherzia El Hanafi et Mohamed Bourguiba part en 1914 au Kef, où celui-ci est auxiliaire à l’hôpital.
Les Jeunes Tunisiens versus la police
Divorcée de Mohamed Bourguiba, Meherzia El Hanafi revient à Tunis au printemps 1918. Elle renoue les liens avec les Jeunes Tunisiens.
Un indicateur surveillant le mouvement politique de l’intérieur se rend chez elle à Souk El Blat, à la maison “dite Dar Siala”. Dans un rapport de police anonyme rédigé en juin 1918, celui-ci raconte qu’elle lui aurait montré une photographie prise à Constantinople et sur laquelle figurent des réformateurs tunisiens dont Ali Bach Hamba, fondateur des Jeunes Tunisiens*, Abdelaziz Thaâlbi, futur fondateur du Destour et Hüseyin Cahit, directeur du journal ottoman Tanin, organe des Jeunes Turcs.
L’indicateur aurait également aperçu chez l’ancienne actrice des lettres adressées par les Jeunes Turcs [mouvement nationaliste ottoman] à Mohamed Bourguiba, en plus de journaux turcs, égyptiens, etc. Le tout aurait été caché chez elle par les Jeunes Tunisiens, en cas de perquisition dans leurs demeures respectives.
Il rapporte par ailleurs que les fonctionnaires tunisiens trahiraient l’autorité coloniale :
“Elle m’a fait connaître que la plupart des fonctionnaires indigènes du Gouvernement tunisien, interprètes et autres, même des principaux, venaient chez elle et se réunissaient aux Jeunes Tunisiens à qui ils apportaient des informations utiles.”
L’informateur, quant à lui loyal à l’autorité coloniale, dérobe des documents chez Meherzia El Hanafi, dont une lettre faisant part de la tension créée par l’ambassadeur français à Constantinople à cause de la présence de Ali Bach Hamba dans la capitale ottomane. Dans son rapport adressé au commissaire Clapier, l’indicateur anonyme explique son mode opératoire : “J’ai subtilisé cette lettre ainsi que des numéros du journal Sabah et je vous les ai adressés [...] par la poste”.
Mais les choses ne se passent pas comme prévu, puisque le courrier n’atteint pas son destinataire :
“J’ai été stupéfait en apprenant que tout cela avait été retourné à l’actrice grâce aux Jeunes Tunisiens, qui ont des tenants et aboutissants dans toutes les administrations locales”, s’étonne-t-il.
L’indicateur avoue ensuite que l’interception subtile orchestrée par les Jeunes Tunisiens aurait pu dévoiler son identité ; mais, grâce à une tactique imparable, il aurait réussi à ne pas se faire démasquer alors qu’il fait manifestement partie du groupe :
“J’ai appris [...] que tout ce qui avait été soustrait ou égaré chez l’actrice et qui leur appartenait, à eux, Jeunes Tunisiens, était revenu au bercail. En cette circonstance, j’ai été bien inspiré en n’inscrivant pas votre adresse en arabe mais bien en français, car les Jeunes Tunisiens auraient pu reconnaître mon écriture.”
Flattant ses propres aptitudes, révélant des informations pourtant partagées avec lui en toute confiance et allant jusqu’à voler des documents chez ses supposé⋅es camarades de lutte, l’indicateur affirme ainsi sa soumission envers ses supérieurs français.
Malade et “très ennuyée par son divorce” selon les rapports de police, Meherzia El Hanafi décède en juin 1918. La date et la raison exactes de sa mort ne sont pas indiquées.
Archives nationales de Tunisie
Les documents dérobés chez elle restent cependant difficiles à récupérer : “J’ai su qu’au décès de cette femme, les Jeunes Tunisiens avaient transporté tout ce qu’ils avaient à cacher chez la soeur germaine de celle-ci”, précise l’informateur.
Une famille de “gens suspects”
L’évocation de la sœur de Meherzia El Hanafi est l’occasion pour la police d’enquêter sur les liens familiaux de la défunte suspecte. Dans une note du 28 juin, le commissaire Clapier dresse le portrait d’une famille à la marge et aux “mœurs légères”. Meherzia El Hanafi serait une “femme galante [courtisane], connue par le service des moeurs de Tunis”. Ses deux frères Salah et Mohamed, travailleurs coloniaux* en métropole, auraient été avant leur départ “notoirement connus comme fumeurs de chira [résine de cannabis]”. Ils sont ainsi dénigrés alors même qu’ils sont réquisitionnés pour combler les besoins en main-d’œuvre de la France.
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Les deux sœurs de Meherzia El Hanafi sont également perçues comme suspectes aux yeux de la police. Nesria habite à Bizerte et est mariée, mais il s’agit d’une “ex-artiste” qui était active à Tunis avec la troupe Ach-chahama al Arabia ; Beïa, quant à elle, serait une “fille soumise [“prostituée”], surveillée comme telle par le service des mœurs”. Cette dernière habite avec sa mère El Majeria, rue Sidi Baïan dans le “quartier réservé”.
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À la mort de sa sœur, Nesria El Hanafi se rend à Tunis pour les obsèques. Elle loge selon les rapports au domicile de celle-ci, 2 rue de la Caserne. Malgré la note de surveillance précisant qu’il n’y aurait eu chez Meherzia El Hanafi “jusqu’au moment de sa mort, aucune réunion suspecte”, la police décide tout de même d’enquêter.
Archives nationales de Tunisie
Alerté par les propos de l’indicateur* et faisant planer la suspicion autour de Meherzia El Hanafi et sa famille, le commissaire Clapier procède à une perquisition chez elle et chez son autre sœur Beïa, travailleuse du sexe. Mais la recherche est infructueuse. La note du 30 juin indique qu’il “n’a été remarqué à ces deux domiciles que des papiers personnels sans importance”.
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Suspectée par-delà sa mort, l’ancienne actrice est traitée comme un élément encore dangereux. Dans un cadre colonial fondé sur la surveillance, la collaboration des indicateur⋅trices indigènes et la méfiance farouche envers l’autonomie de la population colonisée, il est facile d’être une personne soupçonnable.
Le fait que Meherzia El Hanafi soit une femme artiste joue contre elle dans un contexte où les actrices, chanteuses et danseuses populaires sont systématiquement associées au début du 20e siècle à la débauche. Stigmatisée à cause de son statut d’artiste qui la disqualifie d’office, elle est ainsi une “femme galante” avant d’être une artiste dramatique ou une intellectuelle.
La focalisation sur les questions de mœurs transcende ici son cas propre pour englober ses proches, l’inscrivant dans une lignée déshonorante. Au mépris sexiste s’ajoute ainsi un mépris classiste qui voit en cette famille non tunisoise, composée d’artistes et de travailleur⋅ses précaires, une famille indigne et immorale.
Le cas de Meherzia El Hanafi est plus complexe encore puisque s’y joue une imbrication des questions morales et politiques, la police prétextant des affaires de mœurs afin de cibler ses activités militantes. Son histoire concentre ainsi un faisceau de ce que la police coloniale française a réprimé en Tunisie : l’engagement féminin, la production intellectuelle, l’organisation politique, le travail du sexe, la consommation de la chira, l’expression artistique… tout ce qui résiste à sa machine ou qui remet en question un ordre de domination fondé sur la destruction méthodique de l’autogestion indigène.