Suspect n°10 : Georges Auguste Achoud.un tirailleur ambivalent

“L’opinion favorable qu’on s’était fait de lui a été complètement modifiée [...]. Cherchant à s’insinuer, intriguant [...], demandant à aller sur le front et spécialement à être employé au service des renseignements, [...] [il] peut être un homme dangereux : il paraît surtout un déséquilibré.”
Par | 29 Août 2021 | 7 minutes | Disponible en arabe

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Georges Auguste Achoud fait partie des quelques centaines de soldats syro-libanais ayant intégré l’armée française lors de la Première guerre mondiale. Né à la fin du 19 e siècle à Beyrouth dans une Syrie ottomane, il se retrouve pourtant du côté de la coalition qui combat les forces ottomanes. Membre de la légion étrangère, il est envoyé en 1915 à Bizerte où il se fait remarquer par les services de renseignement coloniaux français suite à des prises de position jugées dangereuses.
“À l’été 1914, la guerre explose en Europe et ses répercussions se font immédiatement ressentir dans le monde entier, notamment lorsque l’Allemagne signe, début août, un traité d’entente avec l’Empire ottoman. En novembre 1914, suite à cette signature, la France, le Royaume-Uni et la Russie déclarent la guerre à l’Empire ottoman. [...] Les habitants du Mont-Liban, majoritairement chrétiens et considérés comme proches - voire alliés - de la France (ils bénéficiaient, grâce aux Occidentaux, d’un statut spécial et de privilèges au sein de l’Empire), subissent le courroux des Ottomans. Des témoignages de religieux jésuites installés à Beyrouth [...] font état de confiscations systématiques de biens [...]. Ces persécutions ne feront qu’empirer [...] jusqu’à aboutir à la famine de 1915. [...] Alors que certains des habitants de la région décident de rester au Liban, “dans un contexte de méfiance mutuelle” avec la Sublime Porte, [...] d’autres tentent par tous les moyens d’échapper au calvaire, et fuient, par dizaines de milliers vers l’Égypte, la France, l’Algérie ou l’Amérique du Sud. Les habitants du Mont-Liban étant exemptés de conscription au sein de l’armée turque [...], ils sont nombreux à se présenter au consulat de France à Beyrouth afin de demander leur engagement dans l’armée française. Cela leur sera toutefois refusé, ces hommes étant toujours considérés comme des sujets ottomans.”

Claire Grandchamps, “Nés sous l’empire ottoman, morts pour la France : portraits de poilus “syro-libanais””, L’Orient Le Jour, accessible ici

Dans un contexte de pression exercée par les autorités ottomanes sur la population chrétienne du Mont-Liban et sur la population arabe de l’empire de manière générale*, Georges Auguste Achoud** quitte sa région natale. Jeune commerçant maronite, né à Beyrouth le 7 février 1886 (selon les rapports de police) ou 1889 (selon les archives militaires), il se rend en France au début de la guerre et demande à intégrer l’armée française en septembre 1914. N’ayant pas obtenu la naturalisation française, il se retrouve dans la légion étrangère et est envoyé en Tunisie parmi le 8 e régiment de tirailleurs tunisiens avant d’être appelé au front en France.

Archives nationales de Tunisie

“Capter le plus possible la confiance des musulmans qui l’entourent”

Ni tout à fait ottoman, ni tout à fait français, le statut ambigu de ce soldat étranger le rend suspect. Mettant en avant son appartenance à l’Empire ottoman auprès de la population tunisienne, Georges Auguste Achoud joue un jeu trouble aux yeux des autorités coloniales. Un rapport de la sûreté publique émis le 13 janvier 1915 depuis Bizerte, où se trouve le régiment, témoigne du fait que la police se méfie de lui car il se montre proche des “indigènes” : 

“Très instruit en arabe, il fait volontiers l’écrivain public pour ses camarades [...]. Il discute également certaines questions assez ardues sur la religion musulmane. Il en impose aux indigènes, auprès de qui il se donne comme sujet turc. [...] Il a montré [...] son passeport turc aux clients du café qu’il fréquente. [...] Il cherche en un mot à capter le plus possible la confiance des musulmans qui l’entourent”.

Ce qui peut expliquer cette proximité recherchée par le tirailleur est le fait qu’il travaille en réalité comme informateur auprès d’un officier de l’armée : “Il a été employé par ordre supérieur à tenter de démasquer des agents de désertion indigènes”. Sa connaissance de plusieurs langues dont l’arabe et l’allemand a sans doute été perçue comme un outil profitable dans un contexte où la France est en guerre contre l’Allemagne et son allié l’Empire ottoman.

Cependant, les atouts du tirailleur syro-libanais sont une arme à double tranchant puisqu’ils participent également à le rendre suspect. La méfiance de l’administration coloniale française envers ce ressortissant ottoman, quoiqu’enrôlé dans l’armée française et œuvrant comme informateur, reste forte. L’Empire ottoman représente le rival de la France dans la guerre en cours mais aussi la précédente puissance coloniale en Tunisie.

Ainsi, lorsque Georges Auguste Achoud tente lui-même de déserter et critique l’entreprise militaire française au bénéfice de l’armée ottomane, les services de renseignement sont aux aguets: 

“Un jour, il a annoncé son intention de déserter, disant qu’il en cherchait les moyens [...] il proposa [...] à un indigène présent, nommé Hadj Abderrahman ben Othman, journalier au port, de le faire déserter.” 

Le tirailleur aurait pris cette décision suite à sa désignation pour un prochain départ au front en France. Il aurait avancé qu’en “qualité de Turc et de bon musulman, il ne voulait pas aller combattre”. Le rapport évoque le fait que le soldat aurait tout fait pour quitter l’armée, insistant auprès du travailleur du port de Bizerte afin de trouver un moyen de gagner Tunis puis de se rendre à Constantinople. Le travailleur en question se serait méfié de lui  et aurait refusé de l’aider ce qui l’a obligé à chercher d’autres moyens de partir. Il aurait ainsi demandé à ce qu’une quête soit organisée pour l’aider à “disparaître de cette mauvaise armée française”.

Les rapports ne disent pas s’il s’agit d’une stratégie de sa part afin de mieux appréhender les circuits de désertion et d’en informer ses supérieurs hiérarchiques ou s’il compte réellement fuir la guerre. Qu’il travaille dans l’intérêt de l’armée française ou non, la police ne cautionne pas la nature de ses propos : 

“Indicateur du commandant Dincher et du Chef d’état major [...], il devient de plus en plus dangereux.” 

“Il continue à exciter les indigènes civils et militaires contre l’Autorité française, critique la France et son armée.” 

“Il y a lieu à craindre qu’il ne réussisse en agissant de la sorte à semer la révolte dans les rangs du 8 e Tirailleurs.”

“Il explique que la France a tort de lutter contre une puissance plus forte qu’elle disant que [la guerre] est perdue, que les Allemands l’écraseront et qu’il est malheureux pour les indigènes de faire partie de notre armée.”

“Il exalte la force et le courage des armées turques et ne cesse de montrer ses papiers turcs en disant qu’il voudrait bien déserter, [...] ne plus rester dans une armée fichue [et qui] dans son désastre, entraînera la perte des malheureux indigènes.”

Les rapports s’empressent cependant de saluer la loyauté des bons “indigènes” qui désapprouveraient les opinions du tirailleur : “plusieurs indigènes sont fort mécontents des propos hostiles qu’il tient contre la France” ; “tous s’inclinent devant son profond savoir, mais son regard dur et ses propos provocateurs les incitent à la méfiance”. Certains seraient également gênés par ses propos en raison de la présence de membres de leur famille au front.

Un indicateur surveillé

La fonction d’indicateur auprès de l’armée ne protège pas le tirailleur d’être ainsi lui-même surveillé. Même s’il fait partie de l’armée française, son origine syrienne et sa nationalité ottomane font de lui une sorte d’ennemi de l’intérieur. 

Les rapports de renseignement synthétisent dans les moindres détails toutes les informations reçues à son égard. Une certaine “Dame Nicolaï”, “débitante de boissons” vers la route de Mateur a ainsi informé la police qu’un tirailleur de “nationalité turque” s’est présenté dans son établissement et a demandé une chambre à louer. Suite à son refus, il lui aurait demandé si “une femme vêtue de noir” et portant un “chapeau noir avec une plume blanche” s’était présentée chez elle. Lorsqu’elle a nié ce fait, le tirailleur lui aurait demandé si elle recevait des journaux italiens. Elle a assuré qu’elle était corse et il aurait alors rétorqué qu’il était agent de sûreté et qu’il lui fallait des journaux italiens.

Cet échange, qui peut paraître cohérent avec la mission d’informateur du tirailleur, est dénoncé et lui vaut une arrestation. Une enquête des autorités militaires est menée et il finit par être rapidement relâché pour continuer à être “surveillé d’une façon discrète”.

C’est ainsi qu’il est surveillé lorsqu’il est lui-même en train de surveiller un officier de l’armée : “Ce matin, il guettait quartier de Bijouville [à Bizerte] un officier de tirailleurs à cheval [...]. [Il] a longé le mur et s’est glissé jusqu’à la porte par où avait disparu l’officier puis après s’être rendu compte de ce qu’il voulait savoir, il est allé s’embusquer au coin de la rue Girardet et a disparu.” “Je tâcherai de donner le nom de l’officier et celui de la personne qu’il allait voir”, précise ensuite l’informateur surveillant l’indicateur.

Georges Auguste Achoud est surveillé dans les différents cafés où il se rend à Bizerte, rue de la porte du Lac, le café de Larbi ben Ghaffar, celui de Mustapha Zaghouani place de France ou encore celui de Abdallah Sardina. Rien dans son attitude ne plaît aux services de renseignement : “il continue à commenter les événements de la guerre, à déblatérer contre la France” et il “recherche de préférence la société des indigènes de mauvaise vie ou des repris de justice”. 

“Propagande en faveur de l’armée turque”

Ainsi, malgré le contexte de la guerre censé renforcer le corps militaire, la police coloniale a le pouvoir de surveiller des membres de l’armée. Le contrôle de la population colonisée semble prévaloir : “il y a lieu de craindre qu’il ne réunisse à soulever quelques fanatiques contre nous, alors que la population indigène locale est calme.” Plus que les surveiller, la police a le pouvoir de punir les soldats, puisqu’elle décide d’éloigner Georges Auguste Achoud à Téboursouk.

Archives nationales de Tunisie

Le tirailleur est envoyé le 17 janvier 1915 en détachement dans la ville du nord-ouest et est chargé de la surveillance d’un établissement pénitentiaire. L’envoi est motivé par “sa propagande en faveur de l’armée turque et ses tentatives d’excitation dans les milieux indigènes de Bizerte.”

Depuis Téboursouk, la police juge son cas sévèrement. Paternaliste, elle sous-entend qu’il ne mérite pas la nationalité française. Le commissaire de la ville se désole ainsi dans une note datant du 16 mars 1915 : “Ce Libanais affectait un grand dévouement à la France et un profond désir d’obtenir la naturalisation française, en sa qualité de catholique d’Orient. Intelligent, instruit [...], il était classé au peloton des élèves-caporaux [...]”.

Accusant le tirailleur de duperie, la note lui reproche d’avoir un double jeu : “l’opinion favorable qu’on s’est faite de lui a été complètement modifiée. Son chef de corps fut informé de l’attitude étrange de ce tirailleur. Musulman pacifiste vis-à-vis des indigènes, catholique devant ses chefs, il serait d’origine israélite”. Alors que rien ne permet d’affirmer que Georges Auguste Achoud est juif et que tout indique qu’il est catholique maronite, le sous-entendu gratuit et l’implicite antisémite viennent renforcer l’image d’un individu fourbe. 

Pour la police, habituée à trier les individus entre bons et mauvais éléments, le verdict est sans appel, Achoud est du côté du mal. Son attitude, son origine réelle ou fantasmée ainsi que son passé sont utilisés contre lui :

“Cherchant à s’insinuer, intriguant, sachant l’allemand, voyageur de commerce en Bavière avant la guerre, demandant à aller sur le front et spécialement à être employé au service des renseignements, détenteur de papiers, a-t-il dit qui lui permettraient de circuler facilement dans les lignes ennemies, Achou peut être un homme dangereux, il paraît surtout un déséquilibré.”

Cependant, il se fait moins remarquer lors de son détachement, “son attitude dès son arrivée à Téboursouk a été plutôt passive”. Mais “il parait inquiet”, “les événements actuels en Orient le troublaient, parce qu’il craignait pour l’existence de sa famille qui résidait encore en Syrie.”

Archives nationales de Tunisie

La note du 23 juin 1915 indique que Georges Auguste Achoud a été redirigé vers Bizerte le 6 du même mois, sans doute afin d’être envoyé au front en France. Il est tué quelques mois plus tard, le 28 septembre, à 26 ans, lors de la seconde bataille de Champagne. Sa fiche conservée par les archives militaires françaises et portant la mention “Mort pour la France” en atteste : 

Base “Mémoire des hommes” (Ministère français des Armées)

Ainsi, l’État français qui désapprouvait son être, a bien voulu de son corps venant renforcer ses rangs.

L’histoire de Georges Auguste Achoud fait écho à celle d’autres Syro-libanais chrétiens ayant intégré l’armée française lors de la Première Guerre mondiale. Derrière l’exaltation du sacrifice de ces hommes supposés “morts pour la France” se cache toute la complexité de leur condition d’individus aux assignations identitaires ambivalentes, qui tentent de survivre au milieu d’un conflit à dimension impériale dans lequel leur origine a suscité tour à tour volonté et refus d’assimilation.

La série Gens suspects retrace des éléments du vécu de personnes fichées par les services de renseignement français en Tunisie (entre les années 1910 et 1930) et, dans certains cas, condamnées. Majoritairement surveillés pour des raisons politiques, les "gens suspects" (des hommes musulmans pour la plupart) pouvaient aussi l’être pour des "faits divers". Cette série d’articles tente de faire parler ces fiches de police rédigées il y a un siècle et de comprendre l’expérience coloniale à travers le prisme sécuritaire. "Gens suspects" puise ses sources dans le fonds d’archives du même nom conservé aux Archives nationales.