Suspecte n°11 : Saïda bent El Hadj Saïd Tefouchit. Une prisonnière collatérale

“Il a été décidé de diriger sur la prison de Tunis la nommée Saïda bent El Hadj Saïd Tefouchit, femme du Tripolitain [...] évadé du camp de réfugiés de Kébili.”
Par | 17 Octobre 2021 | 5 minutes | Disponible en arabe

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Saïda bent El Hadj Saïd Tefouchit, originaire de Libye, fait partie des centaines de réfugié·es de la région tripolitaine ayant fui la conquête italienne. Vivant dans le camp de Kébili en Tunisie, elle en est subitement déplacée en représailles à une attaque contre l’armée française menée par des combattants anticoloniaux tripolitains dont son époux fait partie.

L’attaque a lieu entre le 2 et le 9 octobre 1915 contre une base militaire française dans le sud tunisien, à Oum Souigh, près de Dehiba. Pendant huit jours, les insurgés, menés par le chef Khalifa Ben Asker, maintiennent un siège qui met à mal les forces françaises. 

Khalifa Ben Asker est originaire de la ville amazighe Nalout dans la région du Jebel Nefoussa (zone tripolitaine). Il organise dès 1914 la lutte armée contre la colonisation italienne de la Libye, lutte à laquelle se joignent des combattants tunisiens*.

Réfugié à Kébili avec sa famille, Khalifa Ben Asker quitte les siens afin de reprendre l’insurrection anticoloniale. En juillet 1915, il engage des négociations avec l’armée française pour faire libérer sa famille retenue à Kébili et pour la levée de l’interdiction de l’accès des Tripolitain⋅es aux marchés tunisiens imposée par l’Italie. Les négociations échouent et la tension sur la frontière tuniso-libyenne est exacerbée dans ce contexte de Première Guerre mondiale.

Le 2 octobre, Khalifa Ben Asker, auquel se joignent d’autres familles de combattants, du côté tripolitain comme du côté tunisien, est à la tête de 3000 hommes armés et de cavaliers. Ils encerclent un poste militaire français à Oum Souigh.  

Huit jours durant, l’armée coloniale résiste au siège, jusqu’à ce que des renforts militaires français venant de Tataouine se portent à son secours. Les combattants tripolitains sont vaincus. Khalifa Ben Asker finit par être arrêté par les autorités italiennes en mai 1922, il est emprisonné jusqu’à son exécution par pendaison en juillet de la même année. 

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Un rapport de la section d’État du 12 octobre 1915 évoque des déclarations de soldats tunisiens de l’armée française, des “goumiers” (soldats supplétifs) qui ont vécu l’attaque aux côtés des soldats français. Ils témoignent d’une lutte acharnée et d’un réel siège durant lequel ils ont été privés d’eau et de nourriture*. 

Une attaque aux répercussions familiales 

Suite à cela, des familles tripolitaines sont immédiatement éloignées du camp de réfugié⋅es de Kébili sans doute afin d’éloigner géographiquement le risque de menace mais également en représailles à l’attaque.

Un tableau du service des affaires indigènes détaille les noms des différentes personnes transférées et les raisons de leur éloignement forcé : 

Archives nationales de Tunisie

On y découvre que les deux épouses de Khalifa Ben Asker et leurs enfants sont transféré⋅es car celui-ci est “l’auteur du guet-apens d’Oum Souigh”. En plus d’une liste d’hommes transférés en raison de “leur mauvaise influence sur le campement des réfugiés”, se trouvent les noms de Saïda bent el Hadj Saïd Tefouchit et de ses deux enfants, Oum Saâd et Sassi.

La raison du transfert de Saïda Tefouchit à la prison de Tunis est son lien matrimonial avec “un réfugié tripolitain évadé et remarqué dans l’affaire d’Oum Souigh” : Yahia Tebeski. Celui-ci aurait selon le témoignage de goumiers “excité” des combattants tripolitains pendant l’attaque du poste d’Oum Souigh. 

Ainsi, le 14 octobre, un télégramme du Résident général Alapetite demande au service des affaires indigènes de Kébili le transfert de l’épouse et des enfants de Yahia Tebeski vers la prison de Tunis par les chemins de fer de Tozeur. La fille et le fils du couple décèdent en cours de route, à Sfax où on les enterre, d’après la note ajoutée sur le tableau ci-dessus. La raison de leur décès n’est pas mentionnée.

Saïda Tefouchit arrive ainsi seule, sans ses enfants, à Tunis pour être “remise à la section d’État et incarcérée à la prison civile” comme le précise un courrier envoyé le 16 novembre 1915 par le Résident général au Général commandant la Division d’occupation. C’est d’ailleurs l’institution militaire qui est censée gérer son cas comme le montre une note du 20 novembre : “elle devra être tenue à la disposition de M. le Général commandant la division d’occupation”.

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Libérée sous condition

Saïda Tefouchit, emprisonnée simplement car mariée à un combattant anticolonial, ne quitte la prison civile de Tunis que presque trois ans plus tard, en août 1918, quelques mois avant la fin de la Première Guerre mondiale. 

Archives nationales de Tunisie

Elle est libérée en compagnie des familles tripolitaines emprisonnées avec elle suite à l’attaque d’Oum Souigh. En effet, les épouses et les enfants de Khalifa ben Asker et les “familles indigènes tripolitaines abandonnées par les réfugiés évadés de Kébili” sont “remises en liberté”.

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Mais cette libération n’est que partielle : “cette femme peut sans inconvénient être remise en liberté sous la caution du nommé Amor ben Asker”. Après quasiment trois ans d’incarcération, Saïda Tefouchit retourne ainsi au camp de réfugié⋅es de Kébili afin d’y être surveillée comme le stipule une lettre de la Section d’État du 26 août 1918.

Sa liberté et celle des autres ex-prisonnier⋅es est soumise à Amor ben Asker, probablement un membre de la famille de Khalifa ben Asker “qui s’est engagé de les ramener à Kébili où ils devront être placés sous la surveillances des autorités locales dans les mêmes conditions que les autres Nalout installés dans cette localité”. 

Les répercussions du double contexte de la colonisation et de la guerre sur les territoires colonisés par les différents empires en conflit sont vertigineuses. En plus de faire de la frontière tuniso-libyenne un terrain de jeu entre puissances européennes et de réprimer tout mouvement de contestation ou de résistance, la domination coloniale s’immisce jusque dans les liens familiaux. Le prétexte sécuritaire permet ainsi aux autorités de décider du sort d’enfants et d’adultes dépossédé⋅es de leurs vies, victimes collatérales d’un système qui les transcende.

La série Gens suspects retrace des éléments du vécu de personnes fichées par les services de renseignement français en Tunisie (entre les années 1910 et 1930) et, dans certains cas, condamnées. Majoritairement surveillés pour des raisons politiques, les "gens suspects" (des hommes musulmans pour la plupart) pouvaient aussi l’être pour des "faits divers". Cette série d’articles tente de faire parler ces fiches de police rédigées il y a un siècle et de comprendre l’expérience coloniale à travers le prisme sécuritaire. "Gens suspects" puise ses sources dans le fonds d’archives du même nom conservé aux Archives nationales.