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Mais après des recherches, les membres de l’association seront vite déçus. Le gouvernement a en réalité sélectionné une poignée d’autorisations, loin d’être déterminantes pour l’économie, selon eux. Le tout, sous l'approbation de l’Union européenne, qui versera un appui budgétaire de 60 millions d’euros d’ici la fin de l’année si l’annonce fait l’objet d’un décret, selon les précisions obtenues par inkyfada.
La course au chiffre
Les autorisations concernées par une suppression ou un allègement recouvrent en réalité 14 activités. “Si les intentions du gouvernement étaient honnêtes, il ne s’y serait pas pris de cette façon pour gonfler les chiffres”, déplore Dhia Khalfallah, membre d’ALERT. Pour atteindre le total de 27, le gouvernement a redoublé d’ingéniosité, explique-t-il : fusionner deux licences en une seule, compter deux fois des autorisations se rapportant à une même activité, ou encore lever des licences héritées de l’ère Ben Ali, dont la suppression est avant tout symbolique.
Les autorisations concernées par une suppression ou un remplacement recouvrent 14 activités économiques, dont 3 activités polluantes ou dangereuses, pour lesquelles l’autorisation sera supprimée. Source : Document interne au ministère des Finances, de l'Économie et de l’Investissement, daté du 17 juin 2021, précisant le projet de réforme des autorisations.
7 autorisations seront définitivement supprimées. Parmi elles, trois concernent des activités classées comme “dangereuses ou polluantes”, moins susceptibles, donc, d’être contrôlées à l’avenir. Un choix que Dhia Khalfallah juge illogique : “Pour certaines petites activités, il faudra que tu y réfléchisses à deux fois, que tu remplisses les conditions, etc. Par contre, pour l'industrie du ciment, tu peux y aller, il n'y aucun problème : tu peux polluer l'environnement, et sur-exploiter les infrastructures d'électricité !”
16 autres autorisations seront remplacées par des cahiers des charges. Il s’agit, en théorie, d’un type de réglementation différent, mais dont le fonctionnement est semblable à celui des autorisations en pratique, avec des conditions à remplir, souvent très complexes. Il arrive même fréquemment qu'une autorisation soit exigée au sein d’un cahier des charges, comme le confirment les membres d’ALERT et plusieurs cahiers des charges consultés par inkyfada.
Selon Elyès Jouini, professeur d’université en économie, pour qu’un changement réel soit observé, “il ne faut pas que les cahiers des charges mettent en place des conditions tout aussi lourdes que les autorisations. Il faut que ce soit un contrôle après le démarrage de l’activité, et un contrôle statistique, c’est-à-dire qu’on n’empêche pas les acteurs de travailler même si on ne les a pas contrôlés. Sinon on reviendrait à l’ancien système.”
Jouer les bons élèves auprès de l’UE
L’Union européenne est impliquée dans le projet de réforme des autorisations. Il est prévu qu’elle verse, entre 2021 et 2022, un appui budgétaire de plusieurs dizaines de millions d’euros à la Tunisie, dans le cadre du Programme d’appui à la gouvernance économique (PAGE).
Le décaissement de 60 millions d’euros, prévu pour 2021, n’aura lieu que si la Tunisie officialise la suppression des autorisations par un décret, affirme Sophie Vanhaeverbeke, cheffe de coordination de la délégation de l’Union européenne en Tunisie, tout en précisant que trois autres conditions doivent être remplies.
Concernant la tranche de 2022, son versement est conditionné à l’application du décret, selon la même source : “L'année prochaine, il y aura un nouveau paiement si on a la preuve que les autorisations ont réellement été supprimées ou qu'il y a des cahiers des charges qui sont publiés.”
A l’image de l’Union européenne, d’autres instances et partenaires économiques recommandent à la Tunisie depuis longtemps de réformer le régime des autorisations - Banque mondiale, FMI, OCDE... “Nous sommes dans une situation où nous avons intérêt à montrer que notre économie se modernise, que nous faisons des pas en avant en matière d'ouverture, etc. Donc il n'est pas exclu que ça puisse être utilisé comme outil de discussion ou de négociation”, ajoute l’économiste Elyès Jouini.
Une annonce opaque
Alors que le gouvernement évoque sur sa page Facebook 27 autorisations supprimées ou remplacées par des cahiers des charges, plusieurs sources entrent en contradiction avec ce chiffre, s’accordant toutes sur un total de 25.
Il y a d’abord un document interne au ministère des Finances, daté du 17 juin, auquel inkyfada a eu accès. Il s’agit d’une présentation, d’une dizaine de pages, exposant le projet de réforme des autorisations et mentionnant qu'il se fait dans le cadre du programme d'appui budgétaire de l'Union européenne. Le document précise la liste des autorisations dont il a été décidé qu’elles seraient supprimées ou remplacées par un cahier des charges.
Cette liste ne recense que 25 autorisations, et le type de changement concernant chacune n’est pas toujours le même que dans le post Facebook. Sur le réseau social, il est annoncé par exemple que l’autorisation d’importation et de commercialisation d’appareils électroniques sera remplacée par un cahier des charges, tandis que le document du ministère des Finances indique qu’elle sera supprimée.
Le document du ministère des Finances, de l'Économie et de l’Investissement, daté du 17 juin 2021, contient, dans les pages 7 à 10, la liste des 25 autorisations que le comité à décider de supprimer ou de remplacer par des cahiers des charges.
Sophie Vanhaeverbeke, cheffe de coordination de la délégation de l’Union européenne, confirme également le chiffre de 25 autorisations.
Face au refus total des différents ministères concernés de communiquer sur le sujet, inkyfada n’a pas pu obtenir de confirmation officielle, et s’est donc basée sur la liste présentée dans le document du ministère des Finances, vers laquelle les sources convergent.
Sur les 25 autorisations présentées dans le document du ministère des Finances, 2 seront fusionnées en une seule, 7 seront supprimées, et 16 seront remplacées par un cahier des charges. Les 23 autorisations supprimées ou remplacées par des cahiers des charges recouvrent 14 activités.
Des effets limités sur l'ouverture économique
Mais la mesure permettra-t-elle réellement de moderniser l’économie et de promouvoir l’égalité sociale en ouvrant à toutes et tous des secteurs cadenassés ? Rien n’est moins sûr, lorsqu’on observe à qui bénéficie principalement ces suppressions d’autorisation.
Dans la liste, les activités nécessitant beaucoup de capital au départ sont prédominantes. Cela englobe par exemple l’ouverture de centres commerciaux et de grandes surfaces, et toutes les activités liées au secteur bancaire, qui touchent avant tout les gros acteurs financiers.
Selon Elyès Jouini, plusieurs autorisations qui seront levées sont également héritées des régimes autoritaires précédents. La production de ciment, notamment, a longtemps été monopolisée par Carthage Cement, détenue par la famille Trabelsi. “C'était une activité dans laquelle on ne pouvait entrer que si on était très proche du pouvoir. Lever les autorisations dans ce secteur, je ne dirais pas que c'est un grand acte d'accès à l'entrepreneuriat, mais c'est un message de rupture avec le régime Ben Ali”, analyse-t-il. L’autorisation d’importation de films, reliquat de la censure sous la dictature, entre aussi dans cette catégorie.
La plupart des autorisations restantes - l’auto-production d’électricité avec des énergies renouvelables, l’utilisation d’avions très légers, etc. - concernent des secteurs microscopiques dans l’économie tunisienne.
Au final, selon ALERT, une seule levée d’autorisation est susceptible d’avoir des retombées intéressantes pour les petit·es entrepreneur·euses et artisan·es : celle concernant l'importation et la commercialisation d'appareils électroniques. “Cela peut avoir un effet très positif pour lutter contre l'économie parallèle, puisque tous ces gens qui travaillent dans les marchés où l'on vend des produits électroménagers, des télévisions, des téléphones, sans être déclarés, pourraient entrer dans l'économie formelle”, estime Dhia.
Deux secteurs, identifiés comme prioritaires par l’OCDE dans un rapport de 2019, demeurent absents de la liste : le transport de marchandises et le commerce de gros et de détail, constituant à eux deux 18% de l’emploi formel en 2017. "Ce sont des métiers très réglementés. Aujourd'hui, ce sont les intermédiaires qui se font les plus grosses marges dans ces marchés. Le consommateur final paie un prix élevé, et le producteur reçoit très peu”, explique Elyès Jouini. “Si on avait touché à ces secteurs, ça aurait forcément eu des répercussions larges. Le choix qui a été fait, c'est de toucher à des activités qui n'entraînent pas un blocage du pays ou des grèves monstres.”
Interrogée sur cette sélection d’autorisations concernant majoritairement des secteurs très capitalistiques ou secondaires dans l’économie, Sophie Vanhaeverbeke répond que l’UE, même si elle peut faire des suggestions, n’intervient pas dans ce choix : “On ne peut pas faire d'ingérence non plus. Forcément, sur 25 autorisations, il y en aura qui auront plus de poids sur l'économie que d'autres. Mais comme dans tout, c'est une question d'équilibre et de compromis. L'important c'est d'avancer et dans les années prochaines, si le gouvernement est toujours d'accord, on continuera à soutenir l'élimination de plus d'autorisations.”
Au gouvernement, le règne du silence
Au sein du gouvernement, chacun·e se renvoie la balle ou se rend indisponible. Abdessalem Abassi, conseiller économique auprès du chef du gouvernement serait, selon le service de communication de la Kasbah, la personne habilitée à donner plus de précisions. Mais au téléphone, le conseiller reste vague et expéditif. Sans apporter d’éléments concrets, il répète que les cahiers des charges seraient “plus simples”, avant d’affirmer que le ministère du Commerce serait en mesure de “donner plus de détails”.
Pour ce dernier ministère, comme à la Présidence du gouvernement, plusieurs conseiller·es et hauts responsables contacté·es par inkyfada de manière non officielle se sont également muré·es dans le silence ou n’ont pas souhaité faire de déclarations. Enfin, aux standards et services de communication des ministères du Commerce, des Finances, ou de celui de la Présidence du gouvernement, les employé·es contacté·es avouent soit ignorer l’existence de cette réforme, soit n’en avoir entendu parler que via la communication opérée sur Facebook.
Sans réponse des responsables politiques, impossible également de savoir quand le décret officialisant l’annonce sera publié et s’il sera effectivement mis en œuvre, sachant qu’une mesure similaire, datant de 2018, n’a toujours pas été appliquée entièrement.
Les autorisations, une anomalie tunisienne
Dans la majorité des pays, l’accord de l’État n’est exigé que pour certaines activités spécifiques, posant des enjeux de santé publique, de sécurité, ou de respect de l’environnement. Mais en Tunisie, c’est la norme. “La raison invoquée en général, c’est le fait de protéger le citoyen, le consommateur, de garantir une qualité des produits et des services. Dans les faits, cela a un effet de blocage de l’économie et de maintien de situations de rente”, déclare Elyès Jouini.
Le nombre total d’autorisations en vigueur en Tunisie reste un mystère. Le décret n°2018-417, souvent cité comme étant le plus long de la loi tunisienne, énumère 243 activités pour lesquelles un accord de l’Etat est nécessaire. Mais à cela il faut ajouter une ribambelle de cahiers des charges et de textes législatifs exigeant l’accord d’une institution pour l’accès au marché.
Ainsi, les autorisations référencées dans le décret n°2018-417 ne constituent que la partie immergée de l’iceberg. Le secteur du transport de marchandises, par exemple, est réglementé par près de 133 textes législatifs à lui seul selon l’OCDE.
En plus des longs délais, les cas de conflits d’intérêt au sein des institutions délivrant les autorisations abondent.
Un·e petit·e producteur·rice qui voudrait cueillir lui-même ses dattes, par exemple, devra justifier d’une expérience dans le domaine auprès d’un comité… composé à deux tiers d’acteur·trices déjà présent·es sur le marché. “En clair, tu vas voir tes ennemis, et tu leur demandes de te donner un certificat de qualification”, ironise Dhia Khalfallah, membre d’ALERT.
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Quand ils sont précisés, les critères s’avèrent souvent opaques ou difficiles à remplir. Pour ouvrir une banque, par exemple, le ou la citoyen·ne sera jugé·e sur sa “réputation”. Il ou elle devra aussi rassembler un capital minimal de 50 millions de dinars, un montant inaccessible à quiconque débute dans le domaine, toujours selon le membre d’ALERT.
De même, pour ouvrir une entreprise de transport de marchandises par camions, il faut au moins dix-huit véhicules. Pour collecter des dattes, un hangar de cent mètres carrés.
Résultat : décrocher son autorisation rime avec mission impossible pour nombre de Tunisien·nes, qui abandonnent leurs projets ou se tournent vers l’informel. En 2015, 85% des entrepreneurs·euses tunisien·nes étaient extra-légaux, rapporte ainsi le BIT (Bureau International du Travail).
Le système des autorisations impacte également le·la consommateur·trice, qui subit les prix élevés imposés par ceux qui détiennent le monopole : “Quand il y a des autorisations à tous les niveaux, il y a moins d'acteurs, moins de concurrence, et donc les prix vont être tirés vers le haut plutôt que d'être tirés vers le bas”, indique Elyès Jouini.
Tandis que le pouvoir d’achat de nombreux·ses citoyen·nes se réduit, les ténors de l’économie en profitent : “Un petit groupe a les plein pouvoirs sur le marché, puisque personne ne peut entrer”, résume Dhia Khalfallah.
Face à l’ampleur du problème, des voix s’élèvent en faveur d’une réforme structurelle. Plus de 10 ans après l’immolation de Mohamed Bouazizi, peu de choses ont changé : l’autorisation que l’administration lui refusait et que la police lui réclamait, est toujours exigée pour être vendeur ambulant.