En 2011, alors que le pays se révolte, les habitant·es de Borj Essalhi se soulèvent elles et eux aussi contre la STEG et l’installation du premier parc éolien en Tunisie, planté aux abords de leur village dix ans plus tôt. “On demande le retrait des éoliennes les plus proches du village, bâties à l’époque de Ben Ali sur les terres agricoles de nos ancêtres. Depuis la révolution, on a décidé de ne plus payer nos factures d'électricité à la STEG pour faire entendre nos revendications ”, explique Hammadi, agriculteur et habitant de Borj Essalhi.
Depuis que le village refuse de régler ses factures en signe de protestation contre les éoliennes, les coupures d’électricité se multiplient dans les foyers. Alors que la dette vis-à-vis de la STEG s’alourdit jour après jour - elle serait aujourd’hui d’environ 300.000 dinars d’après le Directeur des relations avec les citoyens de la STEG - les habitant·es reprochent à la société d’électricité le manque de maintenance de leur réseau électrique, et l’accusent d’être à l’origine des nombreuses coupures. La STEG récuse quant à elle ces accusations : “les habitants refusaient à nos ouvriers l’entrée au village, ils n’ont pas pu faire leur travail”, se défend Mounir Ghabry, directeur des relations avec le citoyen à la STEG.
Borj Essalhi vit cependant un paradoxe : alors que l’énergie produite par la force du vent qui s'abat sur cette petite commune alimente en électricité 50.000 Tunisien·nes, les Salhaoui doivent plusieurs fois par an sortir les bougies.
Vue de Borj Essalhi. Les éoliennes du 3e projet d’implantation en 2007 bordent ce petit village du Cap Bon.
Dix ans de lutte
Samir Salhi, 55 ans, éleveur et pêcheur comme ses aïeux·les depuis des générations dans ce bourg niché entre mer et montagne, se souvient du jour où des représentant·es du gouvernement sont venu·es prendre en photo son terrain, sur les hauteurs du village, sans explication aucune. C’était en 2007. Quelques mois plus tard, des ouvriers s'attelaient à planter deux éoliennes juste en face de la maison de son enfance, là où il faisait paître ses moutons. Depuis, Samir se heurte aux conséquences de cette installation, qui le prive d’une partie de ses terres, et a dû restreindre, comme beaucoup, ses activités agricoles, seule source de revenu.
“On faisait pousser du blé, du maïs, des tomates. Avant l’arrivée des éoliennes, notre terre avait beaucoup de valeur, mais aujourd’hui elle ne vaut rien”, se désole Samir.
Accroché au mur, son compteur à basse tension est le même qu'il y a vingt ans : “On a une éolienne plantée dans le jardin mais je ne peux pas allumer deux objets électroménagers en même temps ! J’aurais besoin de plus d'électricité pour l’irrigation et d’autres appareils, mais il n'y en a pas”. Pour Samir, la STEG refuse de changer son compteur et d'améliorer le réseau depuis les protestations.
La famille de Samir vit avec une éolienne à 40 mètres depuis 2007.
Depuis dix ans, le village est en lutte. Les 147 familles de Borj Essalhi bloquent régulièrement les rues ou organisent des sit-in devant les bureaux de la centrale d'électricité de la STEG pendant les périodes de coupure, pour réclamer le retour de l’électricité. “En septembre 2018, on est resté·es jusqu’à 18 jours devant la STEG, plongé·es dans le noir pendant tout ce temps. Tout le village y était, les enfants et les femmes aussi. On a dormi et mangé sur place. Personne de la STEG n’est venu”, explique Najeh, co-organisateur des protestations. Pour que l'électricité revienne, les habitant·es doivent faire appel aux associations de la société civile ou aux député·es. “Samia Abbou, une députée, est venue nous rencontrer avec une petite délégation. Ils en ont parlé au Parlement et comme par magie le courant est revenu”.
“La STEG serait capable de nous laisser sans électricité pendant des mois. Ils viennent la nuit pour que personne ne les voie et coupent le courant. A l’entrée du village il y a un générateur qui permet de couper tout le village du réseau”, explique encore Hammadi. Contactée par Inkyfada, la STEG nie toute implication dans les coupures d'électricité, qui seraient selon elle causées par des événements naturels, et accuse les habitant·es de manipuler leurs compteurs afin de ne pas payer leurs factures.
“On a cédé nos terres pour quelques sous”
À l’origine de ce projet éolien, la volonté de diversifier les ressources énergétiques : “La Tunisie est un pays très pauvre en énergies fossiles, donc l'objectif était de rechercher des sources d’énergies alternatives. Sidi Daoud est le premier site éolien en Tunisie”, explique Hassane Mouri, chercheur en sociologie de l’environnement. La demande nationale en électricité ne cesse quant à elle d’augmenter, avec un taux de croissance proche de 5% annuellement, peut-on lire sur l’étude d’impact environnemental réalisée en 2009 pour la troisième tranche du projet éolien à Borj Essalhi.*
Pour répondre à ce besoin croissant, la STEG a jeté son dévolu sur Borj Essalhi, à la fin des années 1990 : “Il y a beaucoup de vent ici, c’est pour ça qu’ils ont choisi notre village”, souffle Hammadi, pêcheur et agriculteur salhaoui. “Avant on y pratiquait notre agriculture. Puis, en 2000, on n’a pas eu le choix, il a fallu céder une partie de nos terres”, se souvient-il.
“On nous a promis une énergie propre, mais les conséquences sont terribles pour nous”, s'indigne Hammadi.
Les uns après les autres, les terrains agricoles qui bordent le village sont loués à la STEG, et les champs de blé cèdent leur place à la forêt éolienne. “À l’époque on n’a pas su négocier, on a donné nos terres pour quelques sous, et aujourd’hui on ne peut plus revenir dessus”, déplore Hammadi. D’après un contrat de location qu’Inkyfada a pu consulter, des terres ont été louées à près de 1300 dinars pour une période de trente ans, soit 43 dinars par an, obligatoirement renouvelable. “Certain·es les ont louées pour même pas 300 dinars. À l'époque de Ben Ali, on n’a pas pu résister, on nous a dépossédé·es par la force”, ajoute-t-il.
En 2011, alors que la ferveur révolutionnaire gagne le pays, Jomaa Salhi, agriculteur, réclame le droit de disposer à nouveau de ses terres, héritage de son père, pour y installer ses plantations. Problème : ces terrains, loués lors de la première implantation d’éoliennes, appartiennent désormais à l’État et sont inscrits sous le régime de la Direction générale des forêts. “Ils se sont mis à planter des arbres autour des éoliennes pour qu’on ne puisse plus y avoir accès. Aujourd’hui beaucoup de nos terres sont ainsi classées comme forêts, et la majorité des forêts appartiennent à l’État. Comment les récupérer ?”.
Des nuisances en série
Un mètre à la main, Samir mesure la distance qui sépare l’éolienne la plus proche de son domicile. Quarante mètres à peine. “Cette éolienne a une hauteur de 70 mètres, et même 90 mètres si on compte les pales. Je prie pour qu’elle ne tombe pas sur nos têtes !”. S’il n’existe pas de réglementation quant à la distance minimale entre une éolienne et une habitation, les recommandations appliquées au niveau international préconisent une distance minimale de 500 mètres, pour éviter les nuisances sur les riverains car, d'après une étude de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail, “il est difficile de percevoir le bruit d'une éolienne pour des distances supérieures à 500m”.
Si Samir craint autant que les éoliennes ne s’écroulent sur sa maison, c’est parce que cela s’est déjà produit trois fois sur le site éolien de Sidi Daoud : “c’est à cause du vent, mais surtout parce que la STEG fait des économies. Aujourd’hui les premières éoliennes installées en 2000 commencent à rouiller”, commente Najeh, qui a travaillé pendant 6 mois à la maintenance électrique du site. L’équipement de la centrale éolienne a été financé au moyen des fonds concessionnels du gouvernement espagnol, mais les coûts de maintenance reviennent en effet à la STEG, propriétaire du projet.
Présence de rouille sur les premières éoliennes implantées sur le site en 2000.
“Voilà quatre ans que cette éolienne est tombée, personne de la STEG ne s’est chargé de ces déchets depuis ”, poursuit-il au milieu des débris éoliens. Pour Hassane Mouri, qui effectue actuellement une étude sur l’impact social de ces éoliennes, “ces déchets sont nocifs. Il y a des pièces électroniques et des piles, qui contiennent des métaux lourds. C’est très dangereux pour les nappes phréatiques”.
Déchets d’une éolienne tombée il y a quatre ans.
En plus de ce danger immédiat, une série de nuisances est survenue depuis l’installation du site éolien près des habitations. “Ma femme est très stressée à cause du bruit, il ne nous abandonne jamais. Il est parfois si fort que l’on n’arrive pas à dormir la nuit”, poursuit Samir, un certificat médical à l’appui pour prouver la déterioration de la santé de sa femme, qui souffre de sérieux problèmes de tension.
Outre le risque de perte auditive et de surdité, les impacts potentiels du bruit sur la santé sont nombreux, parmi lesquels une atteinte des défenses immunitaires, des troubles chroniques du sommeil ou encore une élévation de la fréquence cardiaque, précise la même étude précitée de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (AFSET). Il faut cependant noter que toutes les études ne sont pas toutes convergentes sur ce point.
Une énergie pas si verte
Comme tous les éleveurs du village, Habib est désormais obligé de faire paître ses troupeaux en slalomant d’un mât éolien à un autre : “les éoliennes n’ont pas que des conséquences sur les êtres humains, mais aussi sur nos animaux. Ils prennent peur quand il y a beaucoup de bruit”, explique cet habitant de Borj Essalhi en suivant de loin ses brebis. “C’est surtout le freinage des pales qui perturbe les animaux : les vaches s’inquiètent et s’enfuient quand elles l’entendent”, poursuit-il.
Pour Hassane Mouri, chercheur en sociologie environnementale et meneur d’une étude d’impact social sur l’implantation des éoliennes, l'aménagement des pistes d’accès pour l’entretien des éoliennes a eu également des conséquences terribles pour les agriculteurs de cette région : “ces pistes-là se sont transformées en ravines et inondent les champs. Les terrains sont devenus non productifs à cause de ces déversements”.
Le parc éolien a aussi des effets néfastes sur les oiseaux migrateurs qui passent par le Cap Bon au printemps, la zone étant située sur l’un des principaux couloirs migratoires d’Afrique. Depuis l’arrivée des éoliennes, il leur arrive désormais de percuter les pales et d’être retrouvés à terre par les habitant·es : “Avant les oiseaux passaient par chez nous, aujourd’hui ils contournent la zone”, explique Samir. Il craint aussi les effets toxiques des résines utilisées pour entretenir les éoliennes. Les résidus chimiques des huiles de lubrification, utilisés pour que les pales tournent avec plus de facilité, affectent la qualité des sols. “Je retrouve souvent ce produit déversé dans mon champ, pas loin de chez moi. La STEG n’entretient pas comme il faut les éoliennes”.
Samir Salhi, agriculteur, regarde au loin les terrains familiaux qu’il a dû louer à la STEG et qui abritent désormais les éoliennes.
Pour les habitant·es de Borj Essalhi, le paysage a ainsi perdu sa valeur. Le constat est amer : “ce coin de paradis a changé de visage en 20 ans, il a été dévalorisé”, estime Najeh Salhi. Au lieu de mettre en valeur le potentiel touristique de la région en misant sur le patrimoine local, le choix de l’Etat d’installer à Borj Essalhi le premier champ éolien du pays montre ses effets pervers, vingt ans après l’implantation de la première éolienne. Financé en partie par la Banque Mondiale et d’autres institutions internationales dans le cadre d’un programme pour le développement des énergies renouvelables, le parc éolien a été installé en raison de son “éloignement des zones urbaines” - peut-on lire en parcourant l’étude d’impact de 2009 publiée par la STEG - sans pourtant prendre en compte la présence des quelques centaines d’habitant·es présents dans la zone.
“A vouloir faire des projets partout, ils ont tout tué ici. Des énergies renouvelables, mais pour qui ? On ne tire aucun profit des éoliennes, car l'électricité produite n’est même pas pour nous. On nous coupe le courant quand on exprime notre colère. On a vendu nos terres, et celles qui nous restent ne portent pas de bonnes récoltes”, résume Hammadi, en dénonçant l’inertie de l’Etat.
Dix ans après les premières manifestations des habitant·es, la STEG décide enfin de prendre le dossier en main. “Nous avons rencontré les habitants et nous sommes prêts à assumer pleinement nos responsabilités et à mettre fin à ce conflit qui dure depuis dix ans”, clame Mounir Ghabry, directeur des relations avec les citoyens à la STEG. Parmi les récentes promesses, l’inspection et la mise à jour du réseau électrique, le nettoyage des épaves éoliennes, et de la transparence concernant les contrats fonciers anciennement conclus. “Il ne s’est rien passé depuis le 4 mars, personne n’est venu. Je ne crois plus en leurs promesses”, se désole toutefois Najeh.