Kalâa Sghira, une ville au bord de l’asphyxie

Sans interruption, les cheminées de la briqueterie BKS déversent leur fumée. Autour de l’usine située près de Sousse, les habitant·es suffoquent. Problèmes respiratoires, cancers... ils et elles tentent de se mobiliser pour demander la délocalisation du site. Sans résultat.
Par | 04 Avril 2018 | reading-duration 15 minutes

Khalil a 8 ans. Il aime particulièrement faire du vélo après l’école. Dehors ? Il n’en est pas question pour ses parents. Leur maison est située à quelques mètres de la briqueterie de Kalâa Sghira. Cette usine, extrêmement polluante, est la première productrice de briques du pays.

À travers la vitre du salon de la maison de ses parents, Khalil voit la fumée qui s’échappe des quatre cheminées de la briqueterie voisine. “Une maison avec vue sur mer”, ironise Anis Ben Ahmed, le père de famille. Avec son épouse, il évite au maximum de laisser l’air extérieur s’infiltrer dans la maison et ferme systématiquement les fenêtres donnant sur l’usine.

Malgré ces précautions, Khalil, sa petite soeur Molka et leurs parents sont tout de même exposé·es à la pollution atmosphérique. Un trait de poussière orangé colore les rideaux du salon au niveau des joints, pourtant lavés il y a un mois.

Cette pollution a surtout un impact inquiétant sur leur état de santé. Molka, leur dernière enfant, a souffert de problèmes respiratoires presque immédiatement après sa naissance. Toute la famille a été obligée de déménager quelque temps pour s’éloigner de la briqueterie, alors même qu’elle est propriétaire de sa maison. Elle y est retournée quelques mois plus tard, une fois que la santé de la petite fille s’est améliorée.

Avec le temps, Khalil s’est habitué à ne pas jouer dehors. Il fait du vélo dans le couloir et le salon de sa maison. Dès que le petit garçon sort de chez lui, ses parents lui demandent de porter un masque. Chaque membre de la famille en a un et le porte même parfois à la maison, lorsque l’air devient irrespirable.

Depuis le mois de décembre, le père de famille suit un traitement médical pour sa peau. Son corps s’est couvert de plaques rouges de plus en plus importantes dues à un urticaire. Pour son médecin, elles sont liées à la pollution atmosphérique.

La famille d’Anis Ben Ahmed n’est pas la seule à ressentir ces effets. Selon le médecin Issam El Amri, une grande partie des habitant·es de Kalâa Sghira souffrent de divers problèmes de santé. Il est même fréquent que des personnes décèdent de cancers causés par la pollution.

“On enterre chaque semaine deux à trois personnes, on enterre des jeunes, 20 ans, 23 ans, 30 ans... Et a chaque fois on fait des allers-retours au cimetière”, se désole Anis Ben Ahmed .
Anis Ben Ahmed souffre de problèmes de peau liés à la pollution atmosphérique. Ici, il montre les médicaments qu’il doit prendre depuis décembre 2017.

Un taux de cancer élevé

Le médecin confirme que la briqueterie semble être la cause de certaines maladies. “Kalâa est un beau site pour étudier (certains) cancer. C’est malheureux mais c’est comme ça.” Rien que dans la rue de son cabinet quatre personnes en sont décédées il y a peu de temps, assure-t-il. Issam El Amri estime que beaucoup plus de personnes qu’on ne le pense décèdent du cancer à Kalâa Sghira, une grande majorité, selon lui.

Très peu de données existent sur la question, mais le médecin assure qu’entre 2007 et 2011, le nombre de cancers a été multiplié par deux dans la région. Mis en place par le ministère de la Santé, un registre des cancers recensait le nombre de patient·es concerné·es sur différentes zones du pays.

Ces informations permettaient aux professionnel·les de la santé de savoir s’il y avait de plus en plus de cancers dans certaines régions pour essayer d’en trouver l’origine. “Malheureusement, il n’a pas été mis à jour depuis 2011”, explique le médecin, “Pour après, on attend encore”. Ce registre est seulement diffusé au sein du corps médical, précise-t-il, sans plus de détails. Ce serait l’une des seules études menée officiellement sur le cancer.

De son côté, l’Institut national de la santé publique (INSP) a mené des statistiques sur la région de Sousse et du centre en avril 2014. Sans détailler ses résultats, l’institut indique que le cancer du poumon est le plus fréquent chez l’homme tandis que pour les femmes, le cancer du sein enregistre le plus grand nombre de malades. Pour autant, le lien entre ces deux types de cancers et la pollution atmosphérique n’est pas fait.

Mais le médecin est catégorique. La pollution joue un rôle dans le développement de problèmes de santé, parfois même très tôt, “dès l’âge d’un mois”. Il a en effet suivi des bébés atteints de dermatites atopiques qui sont des problèmes de lésions cutanées.
Tous et toutes vivent à proximité de l’usine.

Pour alerter les autorités et la population, Issam El Amri et une cinquantaine de médecins et professeur·es ont diffusé une pétition en 2017 demandant la délocalisation de l’usine et de nouvelles normes de dépollution du site. Depuis, rien n’a été fait.

Mme Souayah est agricultrice. Sa maison est située juste en dessous de la briqueterie. Depuis quelque temps, elle et son mari ont décidé d’abandonner l’idée de cultiver leurs terres en face de chez eux, à cause de la pollution.

Un impact sur l’agriculture

En plus de ces conséquences sur la santé, la pollution affecte les activités agricoles. Depuis toujours, Mme Souayah et son mari cultivent le terrain devant leur maison, située juste en dessous de la briqueterie. Il y a quelques années encore, des grenadiers, des oliviers et autres arbres fruitiers poussaient dans leur verger.

Aujourd’hui les choses ont bien changé. Le couple n’arrive plus à faire pousser ses cultures. Seuls les grenadiers résistent un peu à la pollution, mais les fruits sont la plupart du temps noirs et immangeables. Un jour, un accident s’est produit dans l’usine. L’argile, principal matériel utilisé pour la fabrication de briques, s’est déversée sur les zones avoisinantes, dont les terres de l’agricultrice.

Même si le directeur de l’usine a envoyé des pelleteuses la récupérer, le sol en a gardé quelques séquelles. L’agricultrice et son mari ont finalement décidé d’abandonner l’idée de cultiver ce terrain et ont déplacé leur activité ailleurs, plus loin de la briqueterie.

Adel Rjiba est lui aussi agriculteur dans la région. Son exploitation, située à 800 mètres de l’usine, ressent les conséquences de la pollution atmosphérique. En particulier ses animaux. Rien que l’année dernière, 60 brebis sont mortes prématurément, tandis que les agneaux naissent malades, raconte-t-il. Face à ce constat, Adel Rjiba est désespéré. Il n’arrive plus à subvenir à ses besoins et cherche désormais à vendre ses terres pour partir s’installer ailleurs.

Morched Garbouj, président de l’association environnementale SOS BIAA, confirme que les activités de la briqueterie ont un impact sur l’agriculture mais qu’aucune mesure n’est prise pour y remédier. “Il y a un coût, mais le gouvernement s’en fiche”.

De multiples inscriptions sont présentes sur les murs de la ville, incriminant le directeur de la briqueterie, Abderrazak Tekaya. “Tekaya = criminel”, “Tekaya = tueur”. Ici, on peut lire “Tekaya = la maladie du cancer”. Les murs seraient régulièrement repeints par la municipalité pour cacher ces inscriptions.

“Tekaya = cancer”

Avant 2006, l’usine n’avait pas les mêmes propriétaires ni le même rythme de production. Fondée il y a près de cinquante ans, elle fabriquait des briques de manière traditionnelle et les fours s’arrêtaient les nuits et les week-ends. Lors de ses dernières années de production, la briqueterie est tombée en liquidation judiciaire et la famille d’Abderrazak Tekaya a décidé de reprendre l’exploitation, à une autre échelle. Désormais l’entreprise fonctionne sans interruption tous les jours de la semaine.

Depuis, les cheminées déversent constamment leur fumée sur le voisinage. Une situation intolérable pour Ajmi Ouerdani. Cet ingénieur environnemental à la retraite est très sensibilisé à ces questions. Plusieurs de ses proches sont décédé·es de maladies qui, selon lui, sont liées à la pollution. Depuis plusieurs années, il revient régulièrement à Kalâa Sghira d’où sa famille est originaire pour militer contre cette usine.

“Nous on le voit tous les jours qu’il y a des morts. De quoi il est mort ? Du cancer. De quoi il est mort ? Du cancer”, répète-t-il.

À l’aide d’un groupe d’une dizaine de personnes, ils et elles composent l’association Univert qui milite pour le respect de l’environnement. Plusieurs manifestations ont été organisées par l’association pour alerter sur la pollution de la briqueterie.

Ajmi Ouerdani milite pour le changement de lieu de la briqueterie. Au fil des ans, il a vu ses proches décéder de cancers qu’il estime liés à la présence de l’usine dans la ville.

Ahlem Rouatbi est adhérente depuis trois ans. Son engagement a débuté après le décès de son père à cause d’un cancer du poumon. Une de ses amies est également décédée d’un cancer à l'âge de 20 ans. Depuis, elle se bat pour l’application de l’article 45 de la Constitution qui dispose que :

“L’État garantit le droit à un environnement sain et équilibré et contribue à la protection du milieu. Il incombe à l’État de fournir les moyens nécessaires à l’élimination de la pollution de l’environnement.”

L’étudiante en droit privé souffre d’asthme depuis peu, “à cause de la briqueterie”. Elle affirme qu’un rapport du ministère de la Santé détaillerait que plusieurs décès auraient lieu chaque jour dans la région, à cause de l’usine.“Ce n’est pas qu’environnemental, c’est aussi une question de vie”, s’exclame Ahlem Rouatbi, “tout le monde à Kalâa Sghira est contre l’usine”. Elle souligne que des enfants sont particulièrement exposé·es à ces émanations toxiques. Effectivement, une école primaire est située à côté de l’exploitation.

“Le gouvernorat n’a rien fait. Pour l’État, le plus important c’est de protéger les capitaux, mais ils ne comprennent pas que le vrai capital, c’est l’humain”.

La confrontation en justice

Rapidement, ce militantisme pose problème. Le propriétaire de l’usine a déposé plusieurs plaintes contre des membres de l’association. “Des manifestants sont arrivés devant l’usine et ont bloqué l’entrée de l’usine”, insiste Abderrazak Tekaya au téléphone.

La première plainte a été déposée en 2017 pour diffamation et arrêt du travail contre deux personnes dont Salah Khelifa. Cet ancien directeur d’école était accusé d’avoir fait participer les élèves de son école de Kalâa Sghira à une manifestation contre la briqueterie, alors que les enfants n’avaient même pas école ce jour-là. Le procès s’est soldé par un non-lieu. “Les autres soi-disant accusations étaient : mobilisation de la masse, manifestation illégale, et même l’achat des gens !”, énumère-t-il en riant.

L’ancien directeur d’école se souvient très bien de ce jour, le samedi 7 mai 2017. Les enfants présent·es étaient venu·es accompagné·es de leurs parents pour manifester. “C’était le pacifisme, c’était le civisme. On avait aussi mobilisé deux ambulances avec le staff complet, parce qu’on a des vieux et des enfants avec nous, au cas où il se passerait quelque chose.”

La seconde plainte visait Ajmi Ouerdani, ancien ingénieur environnemental. Accusé d’avoir qualifié le propriétaire de l’usine d’assassin lors d’un passage dans une émission de radio, il a été condamné à trois mois de prison avec sursis. “Pour moi, c’est un assassin”, réaffirme l’activiste malgré sa condamnation.

Les membres de l’association n’ont jamais eu de contact direct avec le directeur de la briqueterie. Il ne s’est pas présenté aux procès, préférant laisser ses avocat·es assurer le dialogue avec les militant·es.

Les accusé·es ont été défendu·es par plusieurs avocat·es bénévoles. Ces dernier·es vivent à Sousse ou dans les environs et sont motivé·es par les mêmes convictions que les militant·es.

“J’habite au 7ème étage. Chaque jour je vois la fumée qui se dégage et je la sens”, explique l’une des avocate vivant dans le quartier de Sahloul, à Sousse, proche de la briqueterie. “Je sens les problèmes que peuvent causer les dégagements gazeux de cette usine.”

L’État mis en cause

Depuis que les activistes ont donné l’alerte, différent·es représentant·es de l’État se sont rendu·es sur le site de la briqueterie constater la pollution.

Deux experts envoyés par le responsable de la protection de la santé et de l’environnement sont allés sur place pour établir un rapport sur la pollution de la briqueterie les 20 et 21 août 2015. Dans les différentes mesures effectuées, les experts ont relevés plusieurs dépassements du taux autorisé pour les particules fines.

Ce polluant, créé lors des combustions, est émis principalement par les usines, les moteurs diesel ou les feux de cheminée. Les particules fines restent en suspension dans l’air ambiant. De tailles microscopiques, elles sont très nuisibles pour la santé. Plus leur diamètre est faible, plus elles se logent profondément dans les poumons. Pour ce polluant, il n’existe pas de seuil optimal : des conséquences sur la santé peuvent se faire ressentir même en petites quantités, comme des maladies cardiovasculaires et respiratoire, ou le cancer du poumon.

En Tunisie, la norme nationale est fixée à 25 µg/m3 à la source de la pollution. Lors de leur visite en août 2015, les deux experts ont constaté une moyenne de particules dégagées par l’usine bien supérieur, à 153 µg/m3. Les mesures effectuées lors de leur venue pouvaient atteindre 2140 µg/m3, un nombre 67 fois supérieur à la norme autorisée par la loi.

En plus de cela, le rapport met en avant le fait que les experts sont sortis de la briqueterie avec des maux de tête, de la toux, des irritations des yeux et du nez ainsi qu’un “goût piquant sur la langue”.

“Dans le domaine de l’air, aucune norme n’est respectée”, commente Morched Garbouj, président de l’association SOS BIAA qui lutte contre la pollution.

Le 1er août 2016, l’Agence nationale de l’environnement (ANPE) a établi un accord avec l’usine pour mettre en place différentes mesures sur deux ans. Il était question d’augmenter la hauteur des murs entourant la briqueterie, de “planter des arbres dans un but esthétique”, couvrir des matières premières pour éviter que des particules polluantes ne s’envolent et augmenter la hauteur des cheminées.

Abderrazak Tekaya avance que le marché avec l’ANPE a été annulé en mars 2017 pour cause de désaccord. L’usine aurait tout de même continué la mise en place de certaines mesures, comme l’installation de filtres dans les unités de production. Malgré cela, le taux de pollution continue d’être largement au-dessus de la norme nationale.

Mais ces mesures ne suffisent pas à convaincre les activistes de la région. Malgré les directives de l’ANPE, ils et elles estiment que la seule solution efficace serait la délocalisation de l’usine, dans un endroit plus éloigné des habitations.

Une décision inimaginable pour le directeur de l’usine. “Soit vous travaillez soit vous fermez, il n’y a pas de troisième solution qui s’appelle délocalisation”, avance-t-il. Agacé, il défend la position géographique de la briqueterie en affirmant qu’elle était présente avant les habitations alentours, même s’il reconnaît que la situation actuelle n’est pas “normale”. Pour lui, la seule chose à faire est d’appliquer des politiques de dépollution. Il soutient que si les mesures nécessaires étaient prises pour limiter la pollution, l’impact serait plus effectif que s’il déplaçait son usine.

Face aux accusations qui placent l’usine comme étant à l’origine de différentes maladies, Abderrazak Tekaya assène : “On ne peut pas m’accuser sans preuve. Il ne faut pas jouer sur la sensibilité des gens qui sont malades. Parce que quelqu’un de malade, il croit à tout”.

Malgré cette opposition, le 25 mai 2017, les militant·es ont réussi à obtenir un accord avec le ministère de l’Industrie attestant que le propriétaire doit proposer un nouveau lieu pour établir l’usine. L’UGTT, principale centrale syndicale, a également insisté pour que les ouvrier·es puissent conserver leur droit de travailler à l’usine.

Pour l’instant, près d’un an après la signature de cet arrangement, aucune procédure de délocalisation n’a été entreprise. Pour le propriétaire de l’usine, l’idée a été étudiée mais est financièrement et techniquement impossible. Il ne pourrait jamais récupérer un site aussi important que celui de Kalâa Sghira.

Cependant, même si ce déménagement a effectivement lieu, cela resterait une victoire en demi-teinte pour le médecin Issam El Amri, qui souligne que le problème doit être traité dans son ensemble. Délocaliser l’exploitation ne réduirait pas la pollution interne à l’usine et à laquelle les ouvrier·es sont exposé·es, une pollution bien plus élevée que celle des dégagements par les cheminées.

“Il n’y a aucune mesure ! Si vous entrez maintenant par hasard dans la briqueterie, aucun ouvrier ne porte des masques”, explique le médecin, et très peu porteraient des vêtements de sécurité. Le propriétaire de l’usine avoue ces manquements, sans pour autant appliquer des mesures de protection pour les ouvrier·es, prétextant que ces dernier·es refusent de les mettre. 

En attendant un véritable changement, les militant·es continuent de manifester contre la briqueterie. Mais pour Ahlem Rouatbi, la militante et étudiante en droit, “la seule chose qu’on a gagné, ce sont des procès. Si l’État veut appliquer la loi, qu’elle l’applique sur Tekaya !”.