Survivantes au pied du mont Mghilla

Dans le village de Blahdiya, Fatma se fraie un chemin au milieu de la foule venue présenter ses condoléances. À ses pieds, des tombeaux fraîchement construits serviront de dernière demeure aux victimes de l’accident de Sabbela. Fatma aurait pu être parmi elles, mais le sort en a décidé autrement. Pour cette ouvrière agricole, survivre est une lutte au quotidien.
Par | 10 Mai 2019 | reading-duration 15 minutes

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Le 27 avril 2019, treize personnes décèdent dans un accident de la route à Sabbela, localité du gouvernorat de Sidi Bouzid. La majorité sont des femmes originaires de Blahdiya, un petit village situé au pied du mont Mghilla. Ouvrières agricoles, elles se sont réveillées à l’aube pour rester debout à l'arrière d'un camion, censé les acheminer sur leur lieu de travail. Mais leur parcours semé d'épreuves s'est brutalement arrêté là. 

Le lendemain, quelques dizaines de personnes, représentant·es d'organisations de la société civile ou responsables politiques, ont fait le déplacement pour présenter leurs condoléances aux familles des victimes. Le petit cimetière situé sur une colline au milieu du village de Blahdiya s’est agrandi. Des hommes agenouillés posent les dernières couches de ciment sur la dizaine de sépultures.

Un jeune homme, le regard vide, est assis sur une brique. Il porte un foulard vert avec des motifs colorés, noué autour de sa tête. C’était celui de sa mère, enterrée la veille. Ce foulard est depuis devenu un symbole, celui de la lutte des femmes rurales contre les multiples injustices qu'elles subissent.

AU-Delà des accidents

Pour se rendre chez elle, Fatma doit encore marcher une quinzaine de minutes. Elle habite avec six de ses septs enfants de l’autre côté de l’oued asséché. Son mari et son fils aîné sont absents. Ils travaillent en tant qu’ouvriers de chantier sur la côte, respectivement à Sousse et à Hammamet.

Seule à subvenir aux besoins de ses enfants, Fatma se lève tous les matins avant le lever du soleil. L’ouvrière agricole a échappé de peu au drame qui frappe son village. Elle a changé d’employeur récemment et, avec lui, le transporteur, décédé lui aussi dans l’accident.  

Chaque jour, sauf le dimanche, elle prend la route à pieds, vers un point de ralliement à proximité, où elle retrouve de nombreuses femmes, quelques hommes et des enfants qui attendent comme elle que les transporteurs viennent les chercher.

“Parfois on reste  attendre, mais il n'y a pas de travail. Alors on rentre chez nous et on dort le ventre vide.”

Lorsqu’ils et elles sont appelé·es à travailler la terre d’un·e agriculteur·trice des environs, les ouvrier·es s’entassent à l’arrière d’un camion, souvent debout sur la remorque. Le long de la route plus ou moins praticable qui mène à destination, le trajet peut durer jusqu’à trois heures. “Quand on arrive, on est déjà fatigués et on doit tout de suite se baisser” pour cultiver la terre. Quand la journée s’achève, Fatma refait le même trajet, dans les mêmes conditions, pour retrouver son modeste foyer.

Les murs dangereusement fissurés composent les deux petites pièces de sa maison. Les fins matelas en mousse usés et poussiéreux jonchent le sol cimenté. Une télévision cathodique pour seul divertissement, un vieux réfrigérateur, des restes de nourriture posés sur une commode et un coin qui sert de débarras complètent le tableau. Fatma est née et a vécu toute sa vie à Blahdiya. “Où voulez-vous que j’aille ?”, demande-t-elle. La question ne se pose pas.

Survivre au quotidien

Pour chaque jour travaillé, les ouvrières agricoles perçoivent chacune 10 dinars sur les 14 payés par l’employeur. Le reste est pour le chauffeur du camion. "C’est normal, le prix de l’essence a augmenté et il faut aller à 30 kilomètres d’ici”, justifie Khemaïes, le fils de Fatma. “Sans ces transporteurs, on ne pourrait pas travailler, on mourrait de faim !”.

Khemaïes a 17 ans. Il est le seul parmi ses frères et soeurs à poursuivre sa scolarité. Pour se rendre à son lycée, il doit prendre le même type de transport que sa mère. Il est d’ailleurs lui-même rescapé d’un accident de la route. Sa jambe droite en garde encore des séquelles. Sa petite soeur, âgée de 12 ans, est déscolarisée. Elle travaille occasionnellement avec sa mère dans les champs. Mais les employeurs ne veulent plus l’accepter, estimant qu’elle ne serait pas assez robuste ou productive pour cette tâche.

Le mari de Fatma ne leur rend visite qu’en moyenne une fois par trimestre. “Avec le loyer qu’il paie à Sousse et ses dépenses quotidiennes, il nous aide à peine. Il nous donne 150 ou 200 dinars quand il peut, pas plus”, dit-elle, tout en l'excusant. "Il ne trouve pas toujours du travail et c'est dangereux, il est déjà tombé".

Le principal coupable de cette situation ? L’État et celles et ceux qui le gouvernent. “Je n’ai jamais rien reçu d’eux. Qu’est-ce qu’ils font là s’ils sont incapables de nous aider ?”. Si le village est desservi en électricité, les forages d’eau installés sont souvent défectueux, obligeant les habitant·es de Blahdiya à parcourir plusieurs kilomètres à pieds pour atteindre la borne-fontaine collective mise en place par le ministère de l’Agriculture.

Avec plus ou moins 300 dinars par mois, Fatma, qui a vécu sept accouchements à domicile, a autant de bouches à nourrir. Elle n’a pas non plus les moyens de se soigner, malgré des problèmes de santé. “Pourquoi nous n’avons pas d’hôpitaux ou de dispensaires ? Nous aussi, on est Tunisiens”.

Selon elle, les transporteurs, ne sont pas à blâmer. D’autant que ces derniers habitent le même village et vivent dans les mêmes conditions. “Ce sont nos voisins. Celui qui avait le camion transportait aussi sa mère, morte elle aussi. Ce sont eux qui vont voir les agriculteurs et qui nous trouvent du travail”, insiste-t-elle.

“Un autre monde” 

Basma, la voisine de Fatma, confirme. Les deux femmes assurent avoir été témoins de cas de corruption des forces de l’ordre de la région. “Ils arrêtent le camion et demandent au chauffeur de l’argent. Une fois, ils lui ont demandé 150 dinars. Où voulez-vous qu’il les trouve ?”, assure Basma. “C’est aussi pour ça qu’ils font monter plus de personnes, sinon ils ne gagnent rien."

Pour pouvoir s’occuper de ses deux enfants en bas âge, Basma ne travaille pas. C'est son mari, ouvrier agricole, qui parvient à peine à subvenir aux besoins de la famille. Mais pour la jeune femme aussi, le transport est source d’angoisse et elle ne cache pas sa colère. Sa fille souffre d’allergies et doit être soignée.

“Pour l’emmener à l’hôpital de Sousse, je dois débourser 100 dinars”, principalement en frais de transport.

“Je ne peux plus me le permettre”, s’indigne-t-elle, jetant une pile d’ordonnances et de documents au sol. “Rien que la pommade qui sert à apaiser ses allergies me coûte 14 dinars. Quand tu vas à la pharmacie, tu paies le prix. Personne ne te rembourse rien”, ajoute la jeune femme. À défaut de pouvoir se déplacer, elle se limite à cette dépense, priant pour que les maux de sa fille ne s’aggravent pas.

Ce jour-là, Basma a allumé la télévision dans l’espoir que les médias couvrent davantage les injustices auxquelles les habitant·es de Blahdiya sont confronté·es. Mais les émissions de divertissement se suivent, donnant à voir  “un autre monde”.

“C’est étrange”, dit-elle.  “J’allume la télé, je tombe sur des émissions où ça parle de maquillage et de mode. Nous on crève de faim ici, on s’use, on nous suce le sang et puis on voit ça à la télé. C’est vraiment étrange”.

L’appel de la montagne

À Blahdiya, malgré la beauté des paysages, l’atmosphère est pesante. Des hélicoptères survolent la montagne qui surplombe la vallée. Depuis plusieurs années, le mont Mghilla est le théâtre d’attaques de groupes armés et d’opérations sécuritaires. Au pied de la montagne, les habitant·es vivent au rythme de ces opérations.

“Leurs hélicoptères passent vingt fois par jour. Ils encerclent la montagne avec leurs armes, mais ils ne nous considèrent pas. Comment vont-ils ressentir ce qu’on ressent ?”, déplore Basma.

"C’est déjà bien qu’on n’ait pas rejoint la montagne, qu’on n'entre pas en lutte… et après ils nous traitent de terroristes".

Basma, Fatma et d'autres mères du village s'inquiètent pour l'avenir de leurs enfants. Elles déplorent les obstacles qui se présentent devant les jeunes, dès leur plus jeune âge. L'accès difficile à l'école, l'absence de débouchés, un avenir incertain... "Les jeunes ne rencontrent que des murs face à eux, tout est verrouillé". Ainsi, mourir ou quitter le pays sont les seules options envisagées. 

"Si tu pousses quelqu'un à se tourner vers la forêt, ne t'étonne pas qu'il devienne sauvage, qu'il ne ressente plus rien... son cœur est mort."   

Semer la discorde

 
 

Tous les ans, des dizaines d'ouvrier·es agricoles sont victimes d'accidents de la route. Depuis le 27 avril, au moins deux autres accidents ont été répertoriés à Kasserine et à Medenine, faisant plusieurs blessé·es. Ainsi, entre 2015 et mai 2019, le Forum tunisien des droit économiques et sociaux (FTDES) a recensé 40 décès et plus de 500 blessé·es.

Le gouvernorat de Kairouan dénombre le plus grand nombre de victimes - plus d'une centaine - devant Monastir. Avec l'accident mortel de Sabbela, le gouvernorat de Sidi Bouzid compte le plus grand nombre de décès - une quinzaine - et totalise plus de 70 victimes depuis 2015.  

Nombre de décès entre 2015 et 2019

Source : FTDES
 
 

L'émoi suscité par le drame de Sabbela, ainsi que sa large médiatisation, a entraîné de nombreuses réactions. Plusieurs associations caritatives et autres mouvements politiques ont apporté un soutien financier et des dons en nature aux familles des victimes du village de Blahdiya.

"Il y a beaucoup d'argent et de dons qui circulent, mais nous nous n'avons rien reçu", déplore Fatma en ce début du mois de mai. 

Selon Basma, ces avantages octroyés à un nombre restreint de personnes a crée une atmosphère délétère entre les villageois·es. "Il y a des gens qui bloquent les routes pour intercepter ces dons, il faut faire attention", assure-t-elle. 

Le gouvernement a également annoncé une série de mesures censées venir en aide aux ouvrier·es agricoles. L'initiative "Ahmini" (protège-moi), dont le coup d'envoi officiel a été donné le 10 mai 2019 par le ministre de l'Agriculture, entend permettre à ces populations vulnérables de bénéficier de la sécurité sociale (CNSS), à condition qu'elles s'inscrivent au système par téléphone et qu'elles versent elles-mêmes leurs cotisations (environs 50 dinars par trimestre). 

Basma, dont la fille requiert des soins réguliers, reste sceptique. "Non seulement on doit payer alors qu'on arrive à peine à survivre, mais en plus, qui me paiera le transport pour aller à l'hôpital ? Ils ont amené un bus pour transporter les ouvriers. À part ça, rien n'a changé".