L’accès à l’eau, une injuste répartition

Selon le dernier rapport de l’Institut national des statistiques (INS), la quasi-totalité de la population tunisienne serait desservie en eau potable. Pourtant, dans certaines zones rurales, près d’un ménage sur deux n’a pas l’eau courante. En clair.
Par | 06 Mars 2019 | reading-duration 7 minutes

 À l’échelle nationale, le taux de desserte en eau potable est en constante augmentation depuis 20 ans. Mais aujourd’hui, selon les chiffres de la direction de l’eau potable et de l’équipement rural au ministère de l’agriculture, ce sont encore approximativement 300.000 personnes, vivant principalement en zone rurale, qui n’ont aucun accès à l’eau.  

Des zones rurales délaissées  

 Ces 300.000 personnes représentent environ 8% des 3,6 millions de Tunisien·nes vivant en zone rurale et 2 à 3% de la population nationale. Pour l’essentiel, ils et elles proviennent des régions du Nord-Ouest - Jendouba, Siliana, le Kef - et du Centre-Ouest - Kasserine, Sidi Bouzid et Kairouan.

 Ces habitant·es n’ont ni eau courante à domicile ni accès aux bornes-fontaines mises en place par le ministère de l’Agriculture en zone rurale. Ils et elles sont obligé·es de se débrouiller seul·es, en allant recueillir de l’eau dans les sources alentour ou encore en récupérant l’eau de pluie.

Pour Alaa Marzougui, coordinateur de l’Observatoire tunisien de l’eau de l'association Nomad08, les chiffres officiels sont “peu représentatifs” du nombre de personnes effectivement sans eau potable. Pour le militant, ces statistiques camouflent de multiples dysfonctionnements, comme des coupures régulières.

“On a des témoignages de personnes considérées comme desservies en eau potable mais qui n’ont pas d’eau depuis six mois”, affirme-t-il.  

Evolution du taux de branchement des ménages en milieu communal et milieu non communal en eau potable entre 1994 et 2017*

Par ailleurs, de nombreux ménages sont considérés comme ayant un accès à l’eau potable, même si leurs habitations ne sont pas directement raccordées. Ce sont près de 290.000 foyers qui sont concernés, soit 9,8% des ménages à l’échelle nationale, selon l’Institut national des statistiques (INS). Une partie de ces personnes utilisent les bornes collectives mises en place par l’État.  

Les régions les moins desservies sont le centre-ouest et le nord-ouest. Sidi Bouzid affiche le taux le plus bas avec un branchement à domicile de 62,9%, suivi de près par Jendouba avec 63,6% de ménages raccordés. En comparaison, les gouvernorats de Tunis et Monastir affichent 99,9% de taux de branchement.    

Les ménages sans eau courante sont, en très grande majorité, des habitations dites “dispersées” dans les régions rurales et regroupées sous l'appellation “milieu non communal”. Le milieu communal quant à lui concerne “le milieu urbain et le milieu rural aggloméré”, détaille Abdelhamid Mnajja, directeur de l’eau potable et de l’équipement rural au ministère de l’Agriculture.  

Entre ces deux milieux, la différence d’accès à l’eau potable est conséquente. Selon les chiffres de 2017, en milieu communal, la quasi-totalité - 99,7% - des ménages serait branchée à domicile contre 68% en milieu non communal. Le gouvernorat le moins desservi est celui de Kasserine avec seulement 42,2% d’habitations reliées à l’eau courante en milieu non communal et 97,8% en milieu communal.

Evolution du taux de branchement des ménages en milieu communal et milieu non communal en eau potable entre 1994 et 2017*

*Les données de 2015 sont des taux semi-définitifs, ceux de 2016 sont des taux probables et ceux de 2017 sont des taux prévisionnels.
Source : Institut national des statistiques (INS).

  Des solutions critiquées  

Que ce soit en ville ou à la campagne, toutes les habitations en milieu communal sont gérées par la SONEDE. Les zones rurales dites “dispersées” sont quant à elles supervisées par la Direction générale du génie rural (DGGR) et ses services déconcentrés, les Comités régionaux de développement agricole (CRDA).  

Ces comités ont pour rôle de financer et mettre en place des systèmes de pompage d’eau qui servent à plusieurs centaines de familles. Pour obtenir un m³ d’eau, soit 1000 litres, les habitant·es déboursent entre 0,400 et 1 dinar tunisien. “Cela dépend du type de système de pompage d’eau, si l’eau est acheminée de loin, etc.”, explique une employée du CRDA de Sidi Bouzid.  

La gestion de ces bornes d’eau est confiée à des structures locales nommées Groupes de développement agricoles (GDA). Ces associations locales, dont les membres sont élu·es, sont censées représenter les habitant·es de la région. Elles ont pour rôle de s’assurer que l’eau est correctement distribuée à l’ensemble des habitant·es.  

Selon Abdelhamid Mnajja, “les GDA incarnent vraiment la démocratie en milieu rural”. Le fonctionnaire insiste sur la “collaboration et la concertation avec les habitants dès la conception du système de pompage d’eau”.  

  “L’État réalise l’investissement puis le citoyen assure la gestion,” résume-t-il.  

Répartition des systèmes d’eau des groupes de développement agricole (GDA)

Source : Ministère de l’agriculture, direction de l’eau potable et de l’équipement rural.

Mais certain·es habitant·es et autres militant·es critiquent avec force ces associations étatiques. “Les membres de ces associations sont censés être élus, mais tout le monde sait qu’avant la révolution, ils étaient désignés par le gouverneur : c’était un réservoir pour le RCD [parti de l’ancien dictateur Ben Ali]”, affirme Alaa Marzougui de Nomad08, “et aujourd’hui encore, beaucoup de ces GDA sont non-fonctionnels, endettés et mal gérés”.  

En tout, il y aurait 1439 systèmes d’eau à traver le pays. Le gouvernorat le plus fourni en GDA est Kasserine qui en possède 192 contre 17 à l’Ariana. Mais ces chiffres du ministère n’indiquent pas lesquels sont fonctionnels.  

“Après la révolution, il y a eu des des impayés, des problèmes de vandalisme et de branchement illicite”, énumère Abdelhamid Mnajja, “Et la situation a commencé à se rétablir à partir de 2015/2016 grâce à des projets de réhabilitation.” L’État a mis en place des “plans d’action” pour restructurer les GDA et réparer les systèmes d’eau défectueux. “En 2016, 200 systèmes d’eau étaient défectueux et maintenant, il n’en reste que 90, dont seulement 45 sont complètement à l’arrêt”, se félicite le fonctionnaire.

Pour Alaa Marzougui, un bien plus grand nombre de GDA seraient problématique mais aucunes statistiques autres que celles du ministères n’ont été établies pour l’instant. Face à ces critiques de corruption et de mauvaise gestion, Abdelhamid Mnajja rétorque que cela est “la responsabilité des citoyens qui n’ont qu’à participer aux élections et revendiquer leurs droits”.

Une station de pompage d'eau non fonctionnelle à El Guettar, dans le gouvernorat de Gafsa.

Des projets d’infrastructure en attente

Face à ces défaillances, de nombreuses familles doivent se débrouiller par elles-mêmes pour obtenir de l’eau. Beaucoup s’en procurent depuis des sources avoisinantes, mettent en place des systèmes de récupération d’eau de pluie ou en achètent à des vendeur·euses clandestin·es.

Selon Abdelhamid Mnajja, il est impossible de relier toute la population au système de la SONEDE, qui est le système national de desserte en eau potable. “Il y a un problème de coût d’exploitation”, justifie-t-il, “on ne peut pas raccorder des gens qui vivent dans la montagne, dans des terrains accidentés… On ne peut pas installer un système et payer 5 dinars par mètre cube pour atteindre une seule personne !”  

Depuis plusieurs années, un projet d’infrastructure doit être mis en place pour permettre l’acheminement de l’eau du barrage de Barbara vers les régions du Kef et de Siliana. " Dans ces deux régions, le bilan hydraulique est quasiment déficitaire, les besoins sont plus importants que les disponibilités de la nappe phréatique”, assure M. Mnajja.  

L’étude du projet n’a été achevée qu’à la fin de l’année 2017. Celui-ci coûtera 150 millions de dinars et les travaux devraient durer sept ans. Ils commenceront dès que “les financements auront été trouvés”. Des promesses qui ne convainquent plus les habitant·es.