“Vivent le syndicat et l’Internationale ouvrière”
Au mois de mars 1921, un mois après le début de la grève, Mokhtar El Ayari est mis à pied à cause d’une gifle qu’il aurait administrée à un voyageur. Dans la foulée, une réunion syndicale est organisée pour le défendre. Solidaires, ses collègues vont même jusqu’à lui remettre une part de leur salaire.
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Malgré son licenciement, il reste actif au sein de son syndicat et est chargé de diffuser les nouvelles de la lutte. Il devient ainsi “délégué à la propagande syndicale” et commence à organiser plusieurs réunions syndicales à la Bourse du Travail, réunions durant lesquelles il pousse les traminots à aborder les questions des heures supplémentaires, les journées de huit heures, la volonté d’augmenter les salaires... des revendications perçues comme illégitimes par la police spéciale des chemins de fer et des ports 1.
Parallèlement à son engagement syndical, Mokhtar El Ayari est très investi auprès du parti communiste. Il s’agit du groupe de Tunis de la Section française de l’Internationale communiste (SFIC, fondée en 1920). Dès la naissance de la section basée à Tunis, le parti est fortement surveillé.
La surveillance accrue des allées et venues des différent·es membres permet à la police d’identifier une cartographie précise de leurs lieux de réunions : la brasserie de l’Oasis rue Thiers [actuelle rue Ibn Khaldoun], le café de Paris, le café de France, quelques cafés de Halfaouine... lieux que les communistes ne cessent de modifier au fil du temps dans l’espoir d’échapper à la surveillance.
Mais les autorités continuent à recevoir des renseignements d’une densité et d’une précision trop importantes pour être le fait d’une personne externe. Ils contiennent les durées exactes des réunions, annoncent les rendez-vous futurs, donnent les listes des personnes présentes et résument au détail près l’ordre du jour des sessions entre adhésions, congrès à venir, diffusion de journaux, questions agraires ou salariales, antimilitarisme...
La composition des réunions semble étonner les autorités, peu habituées à observer une convergence entre les différentes populations et les origines sociales. Les rapports prennent soin de séparer les groupes dans leurs rapports : “10 Français, 6 indigènes, 3 Italiens et 2 Juifs”, et de les différencier : “élément européen”, “élément indigène” ; “sieur Louzon”, “arabe du bled”; “israélite”... Ils expliquent même le mouvement comme étant celui de dirigeants européens tentant d’influencer la population locale et ceci en vain : “ils cherchent par tous les moyens à faire pénétrer leurs théories dans les masses indigènes mais ils réussissent médiocrement, cependant c’est un parti à surveiller”.
Pourtant, les rapports montrent que les membres tunisiens (hommes musulmans ou juifs) prennent autant la parole que les personnes originaires de France ou d’Italie. Les séances sont régulièrement présidées par des Tunisiens (avec la présence d’un interprète) et plusieurs d’entre eux rappellent la dimension internationaliste du parti : “dans le communisme tout le monde est frère sans distinction de race ni de religion” dit l’un des membres selon un rapport du 14 janvier 1921. Lors des réunions, les membres prennent d’ailleurs soin d’assurer que “le communisme n’a rien de contraire aux préceptes du Coran” (rapport du 21 janvier 1922).
Défendant l’aspect internationaliste du parti, Mokhtar El Ayari en vient à critiquer l’autorisation des “séances de boxe” par les autorités. “Ces exhibitions”, s’insurge-t-il, “tendent à provoquer l’animosité des races nombreuses à Tunis”. Il déplore ainsi le fait que les communistes “qui n’ont en vue que la fraternité des peuples” soient au contraire traqués par les autorités (rapport du 2 février 1922). Les membres tunisiens ne sont cependant pas dupes des rapports de hiérarchisation sociale propre au contexte colonial, et développent lors des réunions l’idée que les “indigènes” sont au plus bas de l’échelle :
“Nous sommes très malheureux, réduits à l’esclavage, mal traités partout, mal considérés, mal payés [...]. Dans les administrations, les demandes d’emploi formulées par des étrangers sont immédiatement acceptées tandis que celles de nos coreligionnaires sont impitoyablement refusées. Les trois quart de la population indigène chôment.”
“La plus haute fonction offerte au musulman, c’est le maigre emploi de commis ou agent chargé de rapporter au Gouvernement tous les faits et gestes des indigènes [...]” (rapport du 21 janvier 1922)
Très vite, le nombre d’adhérent·es augmente et les réunions, qui comptaient une quinzaine de personnes en 1921, atteignent la centaine voire plus en 1922. Afin de faire croître le nombre d’adhérents tunisiens et comme le précise un rapport, le comité tente d’avoir des délégués dans chaque corps de métier “pour que tout le monde puisse être prêt au premier signal d’une révolution”.
“Des tournées de propagande à bicyclette”
Afin d’avoir plus d’adhérent·es, le parti a recours à la distribution de tracts et de journaux mais également à la diffusion orale. C’est principalement Mokhtar El Ayari qui se charge de cette “propagande intensive auprès des musulmans” pour les inviter à assister aux réunions et à rejoindre le parti (rapport du 26 janvier 1922). “Il ferait même des tournées de propagande à bicyclette, dans la banlieue de Tunis”.
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Le fervent militant ne rate pas une occasion pour faire connaître les idées du parti. Il aurait ainsi profité d’un incident survenu dans les souks de la Médina de Tunis entre un commerçant tunisien et des fonctionnaires français pour propager les idées communistes, non sans déplaire aux autorités : “cette propagande aurait eu pour résultat l’adhésion d’un certain nombre de commerçants mais d’autres, plus sérieux, manifestent leur étonnement de voir Moktar El Ayari continuer impunément son oeuvre néfaste dans ces milieux jusque là à l’abri de toute propagande communiste” (rapport du 23 février 1922).
Une semaine plus tard, on le retrouve dans un bar à l’angle de l’Avenue de France et de la rue des Maltais [actuelle rue Mongi Slim]. Accompagné d’un jeune européen blond prénommé Jérôme qui serait employé à l’imprimerie du parti communiste, il distribue “assez discrètement” à des zouaves*, une “sorte de tract” de 2 ou 3 pages, paraissant écrit en français et en arabe. L’un des zouaves verse une somme d’argent à Mokhtar El Ayari (note du commissaire spécial du 2 mars 1922).
Il s’agit en réalité de tracts antimilitaristes distribués aux soldats et faisant écho aux opinions qui s’expriment lors des réunions du parti. Elles critiquent par exemple l’incorporation forcée dans l’armée française qui prive les familles paysannes tunisiennes de leurs fils (rapport du 6 mars 1922).
“L’ami du peuple”
Dès ses débuts au parti communiste, Mokhtar El Ayari se met à en gérer les publications. En octobre 1921, il lance un journal en arabe intitulé “Habib el oumma” [L’ami de la nation]. Un mois plus tard, le journal est saisi et un arrêté en interdit “la circulation et la publication” dans la Régence. Les autorités procèdent à une saisie sur la voie publique, dans les kiosques et les bureaux de tabac et parviennent à récupérer 579 exemplaires.
Immédiatement, Mokhtar El Ayari décide de rebaptiser le journal “Habib echaab” [L’ami du peuple] et de le faire paraître à nouveau. Le militant “aurait dit que six noms auraient été préparés comme titres à donner au journal et que dès qu’il serait interdit sous un titre, il reparaissait immédiatement sous un autre. La surveillance continue”, rapporte le commissaire spécial Clapier le 12 novembre 1921.
À la fin de l’année, le parti communiste acquiert une imprimerie au 50 rue Souki Belkhir [à Beb el Khadhra] et édite un nouveau journal en arabe : En-nacir [Le Partisan]. Le gérant en est encore Mokhtar El Ayari mais le journal est également suspendu fin décembre.
Pour éviter ces suspensions systématiques, le parti finit par publier une “brochure rouge” intitulée Magella. Sous la couverture rouge symbolisant la révolution, ces 43 pages exposent “‘la question tunisienne’ et sa solution par le communisme, [décrivent] ‘les malheurs et les fléaux apportés par la politique capitaliste française dans ce pays, les iniquités et les violations de droit commises par elle durant quarante années et [indiquent] le remède efficace à tous ces maux’ [...]”*
L’imprimerie bilingue du parti sert à l’impression des journaux et des tracts communistes mais également de textes divers rédigés par des membres du parti. C’est ainsi que la Malzouma 2 de Abderrahman El Kefi y est imprimée en février 1922. Selon un rapport, elle est “tirée à trois mille exemplaires portant l’insigne des soviets”.
Le poète, membre du parti, est arrêté le même mois avec deux autres membres : Robert Louzon (secrétaire fédéral de la section tunisienne) et Enrico Costa. Après la parution de la brochure et du poème, ils sont entre autres poursuivis pour attaque contre la République française en Tunisie.
Le parti communiste, “un parti à surveiller”
Robert Louzon étant emprisonné, le groupe décide de se réunir chez son épouse “ Mme Louzon” 3. Quelques jours après l’arrestation, Mokhtar El Ayari et deux autres membres accompagnent celle-ci à la prison lorsqu’elle rend visite à Robert Louzon.
Ils l’attendent aux abords de la prison pendant “trois quarts d’heure”. Lorsqu’elle en revient, elle s’adresse ainsi aux membres du parti :
“mon mari vous prie de dire aux camarades de n’avoir peur de rien [...] il ne faut pas que le gouvernement croit que vous avez peur [...] refaites les lettres de protestation, il ne faut pas qu’elles portent la signature d’un seul indigène : cela pourrait leur créer des difficultés (aux indigènes). Elles ne doivent être signées que par les adhérents français [...] dès aujourd’hui, je prends la place de mon mari qui m’a chargée de le remplacer”.
Un débat concernant le soutien à accorder aux trois détenus a lieu. Mokhtar El Ayari propose d’assister en masse à l’audience et à manifester pour montrer “l’union de notre parti”. Barrau 4 répond qu’une lettre de Louzon demande qu’il n’y ait pas de manifestation car un mouvement pareil “pourrait nuire à la cause des détenus”. Il y recommande “le calme et la patience”. Mokhtar El Ayari propose alors de préparer une lettre de protestation contre l’arrestation qui dirait que Louzon “a simplement voulu défendre les faibles contre les forts” et qui serait remise à l’avocat de Louzon à destination des juges le jour de l’audience.
Le soutien à Louzon est cependant entaché d’amertume.
Un commentaire de Mokhtar concernant les trois arrestations évoque le fait que Louzon et Costa ne risquent pas d’avoir de longues peines mais que c’est El Kefi qui sera châtié pour l’exemple : “pour effrayer les arabes et les empêcher de venir au communisme” (rapport du 20 mars 1922).
Robert Louzon et Enrico Costa seront en effet bannis de la Tunisie après quelques mois d’emprisonnement alors que Abderrahman El Kefi séjournera plusieurs fois en prison.
Les arrestations de membres du parti s’inscrivent dans un contexte de surveillance intense des réunions. Les informations des indicateurs sont précises au point où presque aucun rendez-vous ne semble échapper à la police, même lorsque les réunions n’ont pas lieu à l’endroit prévu. Un rapport du 5 décembre 1921 indique par exemple que Robert Louzon se voit refuser l’entrée au café de Paris pour la tenue d’une réunion et que le groupe décide d’aller plutôt dans une des salles du café de France . “La principale étant occupée, les membres du parti se réunissent dans une petite salle mais le professeur Hais propose aussitôt de lever la séance car la salle est trop exposée aux yeux et oreilles des clients”. Malgré toutes ces précautions, les paroles et les actes du groupe sont consignés dans le rapport.
Dans ce climat, la suspicion pèse sur tout le monde, même les personnes qui n’assistent pas aux réunions. Un rapport du 17 février 1922 indique qu’un agent de l’administration aurait surpris Mokhtar El Ayari en train de discuter le soir avec “ une certaine Madame Lavergne”, devant chez elle. Selon les autorités, cette femme serait proche des militants du parti, elle est donc suspecte. Son absence lors des réunions est même interprétée comme un élément incriminant : “il se pourrait que Mme Lavergne, qui se tient à l’écart des réunions [...] dans le but, sans doute, de ne pas attirer sur elle l’attention de la police, détienne chez elle des documents que lui auraient apporté après les premières perquisitions, certains militants du parti”.
Le rapport évoque le passage de la police à la pratique des perquisitions et témoigne ainsi de la mise en place méthodique de l’appareil répressif. Multipliant les surveillances, les saisies de publications, les perquisitions et les arrestations ciblées, l’État resserre l’étau autour de ce noyau communiste.
Les perquisitions mettent en lumière le rôle des femmes - la plupart du temps, épouses des militants - dans l’existence naissante du parti communiste puisque, d’après les rapports, ce sont elles qui cachent les documents dangereux sur elles ou qui se débrouillent pour les faire disparaître lors des fouilles.
À la suite des différentes perquisitions et des arrestations de Louzon, Kefi et Costa, les militant·es sont de plus en plus conscient·es d’être surveillé·es : “La police a des moyens que le parti ne possède pas”, se désolent certains membres (rapport du 13 février 1922). Mais le mot d’ordre est de ne pas avoir peur. “Vous n’avez pas à vous effrayer des agissements de ce gouvernement de salauds (sic) qui surveille toujours nos faits et gestes”, s’insurge Barrau selon un rapport du 18 février 1922 dont l’auteur marque ses distances par rapport au propos tenu.
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“Les brebis galeuses”
La conscience d’être surveillé·es de l’intérieur pousse les membres du parti à proférer des menaces au cours des réunions, assurant que ceux qui viennent pour espionner “risqueraient même leur vie”. On y recommande de “se méfier des mouchards” et des “brebis galeuses” comme aime à le répéter Mokhtar El Ayari. Les personnes soupçonnées d’espionnage sont d’ailleurs radiées du parti et on enquête sur les nouveaux adhérents avant de les accepter.
Selon Mokhtar El Ayari, “la tâche du parti n’est pas facile” mais “pour arriver au but, il faudrait peut-être prendre les armes” assure un rapport qui relate que le traminot se serait ensuite “répandu en paroles injurieuses contre le gouvernement et les divers administrateurs du protectorat”. Son ressentiment est tel qu’il propose lors d’une réunion au local du 3 rue Ben Drif [à Beb Souika] de “se venger des mesures prises contre les communistes par le Gouvernement”. “Chacun devra chercher les moyens de nuire le plus possible” aurait-il dit avant de préconiser, comme un de ces moyens, “la destruction des becs de gaz, des lampes électriques servant à l’éclairage public ainsi que de toutes choses appartenant à la collectivité” (rapport du commissariat central, 5 mars 1922).
Ceci s’accompagne chez le militant d’une volonté d’assumer en toute transparence les activités et le rôle du parti communiste. Lors d’une réunion, un membre propose un changement du comité de direction du parti car :
- ...tous les secrets du parti sont connus par le gouvernement.
- Le gouvernement sait bien que nous sommes des révolutionnaires et que nous organisons la Révolution. Pourquoi aurions-nous peur d’être connus des autorités ? répond Mokhtar El Ayari (rapport du 25 février 1922)
En suivant les différents échanges, on oublierait presque que des informateurs assistent à toutes ces réunions. La conscience d’être surveillés qui est déplorée par les membres du parti est elle-même rapportée par les indicateurs eux-mêmes. Dans une sorte de vertigineuse mise en abyme, les informations consignées dans les rapports du dossier de Mokhtar El Ayari proviennent de l’écoute attentive de ce qui se déroule durant les réunions, réunions au cours desquelles les militants tentent d’identifier les taupes parmi eux, et les dites taupes étant assez discrètes pour y participer sans réagir aux vives critiques à leur encontre. Les rapports restent cependant tributaires de la vision de l’informateur et il est impossible de savoir si les paroles sont prononcées telles quelles, s’il n’y a pas parfois des omissions ou une exagération.
Afin de remédier à la présence des “mouchards”, les nouveaux adhérents sont mis en garde “contre les agissements de certains individus envoyés par le Gouvernement et par la police pour moucharder ce qui se fait dans le parti ou dans les réunions”. On leur recommande de “se méfier des ces individus qui doivent être traqués et chassés du Parti”. “Le gouvernement emploie tous les moyens pour détourner les indigènes de notre parti mais il n’y arrivera pas”, leur assure-t-on.
Durant une réunion, Mokhtar El Ayari dénonce un indicateur “surpris par les camarades au moment où il recopiait les noms des membres du comité d’action”. Il remettait paraît-il ses rapports à son voisin, un attaché de la résidence générale. Tous les membres “font serment de se venger de lui pour lui donner la leçon qu’il mérite”.
Malgré les mises en garde explicites et la suspicion interne au parti, les informations continuent à parvenir aux autorités. Un rapport détaille le travail du comité d’action divisé en cinq groupes de deux personnes chacun. Le rapport précise que les noms n’ont pas été prononcés mais l’informateur semble tout de même avoir une idée claire de l’identité des dix membres concernés qu’il énumère à la fin du rapport et dont Mokhtar El Ayari fait partie.
La visite du député Vaillant-Couturier à Tunis
À la fin du mois de février 1922, les membres du parti sont en effervescence à l’annonce de l’arrivée en Tunisie du député communiste Paul Vaillant-Couturier dans le cadre d’une tournée nord-africaine. Venant d’Alger après une conférence pour la section communiste locale, le député est censé arriver à Tunis un mois plus tard. La section de Tunis se lance dans les préparatifs de la première conférence d’un député communiste en Tunisie. Elle prévoit de réserver la salle de L’Omnia Pathé, rue Amilcar. Le 15 mars, Mokhtar El Ayari est aperçu vers 23h parcourant les cafés de la place Halfaouine à la recherche de membres du parti afin de leur annoncer la comparution des camarades détenus devant le tribunal correctionnel. Par la même occasion, il annonce la conférence du député français prévue le 26 mars.
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Les traces de la conférence en question ne figurent pas dans le dossier de Mokhtar El Ayari, mais dans celui de Vaillant-Couturier conservé également aux Archives nationales. Il aurait abordé la question de la liberté de la presse en Tunisie et les pressions exercées sur les journaux.
Une réunion a lieu quelques jours après la conférence (le 30 mars), Vaillant-Couturier y assiste et annonce qu’il doit quitter la Tunisie plus tôt que prévu “sans avoir pu accomplir le programme qu’il s’était donné”. Il confie à la section tunisienne dix mille francs suite à l’instruction du siège du parti communiste de Paris de remettre à Tunis des fonds non employés. Il demande aux membres de continuer la propagande mais ceux-ci lui précisent qu’il faut que lui ou d’autres députés communistes multiplient les visites et les tournées, afin de soutenir les actions de la section tunisienne trop exposée à la surveillance et à la répression.
Le soir de son départ pour la France, il est accompagné de Mme Louzon, de Mokhtar El Ayari et d’autres membres, il leur dit qu’il gardera un souvenir “bien triste de son voyage en raison de l’arbitraire qu’il a constaté en Tunisie”.
Un militant perçu comme un agitateur
Mokhtar El Ayari continue ensuite ses activités au sein du parti et il se fait remarquer avant la visite controversée du président français Alexandre Millerand en Tunisie prévue fin avril 1922. Il aurait ainsi demandé à des enfants de crier au passage du président “idaou allih Millerand” (maudissez-le Millerand) et appelé autour de lui à boycotter l’événement. Cela survient suite à l’intention d’abdiquer de Naceur Bey, le 3 avril. Cette annonce, accompagnée de revendications destouriennes, provoque des manifestations de soutien au Bey chez les nationalistes et crée le trouble parmi les autorités coloniales qui haussent le ton.
Jugeant ces démonstrations de force comme une offense, Mokhtar El Ayari déclare :
“Les membres de la section ne reculeront jamais devant quoi que ce soit pour atteindre leur but. La France a fait circuler ses troupes en ville pour nous effrayer, cela ne nous rebutera pas [...] la prison est pour nous un certificat de bonne vie et mœurs. N’a-t-il pas fallu beaucoup de sacrifices aux Égyptiens pour obtenir leur indépendance ?” (note du 13 avril 1922).
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La presse s’empare ensuite du cas de Mokhtar El Ayari lorsqu’il se fait arrêter pour avoir vendu sans autorisation des tracts antimilitaristes. Il est condamné en juin 1922 par le tribunal de la Driba à 3 jours d’emprisonnement sans sursis.
Le journal La Tunisie française du 21 juin 1922 rapporte que “depuis sa sortie, il cherche à remettre sur pied le syndicat des employés des tramways”. Le journal lui consacre un nouveau texte quelques jours plus tard en réponse à L’Avenir social, journal de Louzon. Le journal communiste suspectait que l’arrestation d’El Ayari tombait à pic pour empêcher celui-ci de répondre à une invitation du congrès de la Fédération des Transports à Saint-Étienne. Le journal colonial, ignorant tout de Mokhtar El Ayari, répond ainsi : “ceux-ci ont mieux à choisir comme délégué qu’un ancien gardien de nuit révoqué, entièrement illettré [...]” avant d’insulter l’engagement syndical du militant et d’appeler à la désunion entre Français et “indigènes” : “les traminots trop longtemps bernés commenceraient à se défier du camarade Mokhtar et il se pourrait qu’à une occasion proche, très proche même, ils se défissent de la dictature Moktarienne [...]. Que ‘L’Avenir social’ trouve un autre sujet d’apitoiement et laisse Moktar et la Driba s’expliquer en famille” (27 juin).
Méprisant les origines sociales de Mokhtar El Ayari et falsifiant son histoire, La Tunisie française continue un mois plus tard de s’acharner sur l’ancien traminot : “on est en droit de se demander jusques à quand on tolérera les agissements de ce communiste notoire qui ne cherche qu’une chose, jeter le trouble dans un service public” (4 juillet) et de le présenter comme un opportuniste alors même que les rapports évoquent toute la solidarité qui existe dans le milieu syndical et communiste : “Cet ardent communiste avait trouvé le moyen dans sa sphère de devenir ainsi bourgeois. D’ouvrier illettré, révoqué, on devient secrétaire appointé d’un syndicat [...] et puis les agents de la compagnie ne sont pas si mal payés puisqu’ils trouvent le moyen de prélever sur leurs appointements, de quoi entretenir Moktar à ne rien faire !” (6 juillet).
À la fin de l’année, et face à une section communiste tunisienne affectée par l’absence de Robert Louzon, le même journal se délecte dans un article paru en décembre de l’affaiblissement du syndicat des tramways suite à la démission de Mokhtar El Ayari. Ce dénigrement des figures syndicales ou communistes “indigènes" 5 va de pair avec le sort que leur réservent les autorités.
Les fiches sur Mokhtar El Ayari conservées dans le dossier “Gens suspects” des Archives nationales ne permettent pas de savoir ce qui lui arrive ensuite, mais sa participation active au lancement du premier noyau de la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT) aux côtés de Mohamed Ali El Hammi permet de puiser des informations dans d’autres sources.
Procès du 17 novembre 1925. Sur le banc des accusés en bas de droite à gauche : Mokhtar El Ayari, Mohamed Ali El Hammi et Jean-Paul Finidori (source de la photographie : le site cgtt.tn )
Il devient par la suite l’un des cofondateurs et dirigeants de la première CGTT et membre chargé de la propagande, avec entre autres Tahar Haddad. Le 5 février 1925, il est arrêté et emprisonné avec Mohamed Ali El Hammi et Jean-Paul Finidori. Leur procès n’a lieu que le 17 novembre 1925. Mokhtar El Ayari est condamné pour complot contre la sûreté de l’État à une peine de dix ans de bannissement 6. Expulsé vers l’Italie, puis de là vers Istanbul, il s’installe en Égypte. En 1935, malgré la fin de sa peine, les autorités françaises l’empêchent de rentrer en Tunisie. En dépit des lettres de désespoir et des demandes de soutien qu’il envoie au parti du Destour, il n’est autorisé à rentrer qu’après l’indépendance, au début de l’année 1958. Il décède à Tunis cinq ans plus tard.