Les Tunisiens de France face à Charlie Hebdo : Entre colère et interrogation

Charlie Hebdo et les prises d’otages, regards croisés entre Tunisiens de France et la Tunisie.
Par | 21 Janvier 2015 | reading-duration 20 minutes

La fusillade dans la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo le 7 janvier et les morts dans la prise d’otages du magasin Hypercasher ont profondément choqué la communauté tunisienne en France. Sur les 17 victimes, 5 étaient d’origine tunisienne ou avaient la nationalité. A Paris, les Tunisiens de France sont confrontés à des questions : la peur de l’amalgame, l’ambiguïté de soutenir un journal qui en choquait certains et la volonté d’être solidaire coûte que coûte pour la liberté d’expression. Regards croisés entre les deux rives de la méditerranée.

Le choc

« Bien-sûr que je suis horrifié par ce qu’il s’est passé. Je vais souvent dans des magasins casher acheter mes merguez, ça aurait pu m’arriver. Pareil pour l’attaque de Charlie Hebdo. Moi je suis en deuil depuis le 7 janvier. »

Mohamed se balance sur ses pieds pour se réchauffer face au froid de ce dimanche 11 janvier, cinq jours après la fusillade de Charlie Hebdo, trois jours après les prises d’otage de Dammartin-en-Goële en Seine et Marne et du supermarché l’Hypercasher à Porte de Vincennes dans le 20ème arrondissement de Paris.

Le visage de Mohamed est fermé, il sourit à ses clients mais semble triste. Brocanteur au marché d’Aligre, au milieu des bibelots, Mohamed, ce Franco-tunisien, est un peu dépassé par les récents événements. Entre les étals, chacun parle de l’affaire Charlie Hebdo tout comme un peu plus loin dans le marché, où les maraîchers sont en majorité des Français d’origine maghrébine.

“Je n’ai pas peur. C’est ça qu’ils veulent mais je n’ai pas peur. C’est vrai qu’on vient me poser des questions de ce que j’en pense moi en tant qu’Arabe ? En tant que musulman ? Mais moi je suis comme tout le monde, je suis choqué. Et puis les gens savent faire la différence, en tout cas mes clients ne font pas d’amalgames, il me demandent juste mon avis”, dit-il.

Originaire du sud tunisien, il est installé en France depuis vingt-cinq ans, il avoue ne pas trop soutenir la ligne éditoriale de Charlie « à cause de bon… tu sais… les caricatures… du prophète » dit-il d’un ton gêné, mais il ira marcher l’après-midi dans la marche républicaine organisée en soutien aux victimes du drame, « pour participer et parce que vraiment c’est horrible » insiste-t-il.

Vente de tee-shirts pour soutenir le journal. Crédit : Lilia Blaise

A quelques pas de lui, des bénévoles de Reporters sans Frontières vendent des T-shirt « Je suis Charlie » dont les bénéfices seront reversés au journal. Tout près, Riyad, un autre brocanteur, sa casquette gavroche vissée sur les oreilles, continue à faire des affaires même si le « marché est moins rempli aujourd’hui par rapport aux autres week-ends. »

Pour lui, pas d’ambiguïté possible. « Nous sommes un pays libre, ils nous ont touché droit au cœur. S’ils n’aiment pas le journal, il y a les recours en justice. Moi je suis marié à une chrétienne, je n’ai jamais eu de problèmes avec les autres religions et je ne veux pas qu’on fasse l’amalgame entre nous et ces gens ” (ndlr : Chérif et Saïd Kouachi, les auteurs de l’attentat de Charlie Hebdo. ) Ce natif de l’île de Djerba secoue la tête doucement « il faut se battre et ne plus laisser ce genre de drame arriver. »

La solidarité

Au Café du Centre, très fréquenté par des immigrés Tunisiens, l’opinion est plus partagée. Deux hommes jouent à la Chkobba (jeu de cartes populaire en Tunisie amené par les migrants italiens). Imperturbables, ils ne répondent pas aux questions et continuent leur partie. Derrière eux, un homme assis avec son café accepte de nous parler. La quarantaine, originaire de Bizerte, il est peintre en bâtiment et n’aurait jamais imaginé qu’un tel attentat arrive en France.

“Moi je suis solidaire avec tout le monde mais surtout les policiers, ils en ont tué quatre, ça me rappelle ce qu’il se passe en Tunisie avec les terroristes. L’intégrisme finalement, ça touche partout.”

La gêne était perceptible chez les Tunisiens rencontrés ce jour là. Crédit image : Lilia Blaise

L’homme boit son café silencieusement puis reprend. “Vous savez, j’ai des amis juifs Tunisiens, notamment un proche avec qui je rentre au pays souvent. Je ne comprend pas la mentalité de ces jeunes qui tuent pour la religion.

Pas un mot sur le contenu du journal Charlie Hebdo, il détourne le regard, gêné quand on lui demande ce qu’il pensait du journal, du fait qu’on s’en soit pris à l’équipe rédactionnelle pour ses idées. “C’est l’Etat qui doit arrêter tout ça et assurer nos libertés quelles qu’elles soient”, conclue-t-il abruptement.

A ses côtés Abdeljelil, approuve. “Je suis agent de sécurité dans un parc de loisirs, ça peut m’arriver aussi.” Il s’inquiète également pour son pays natal. “En Tunisie, avec tous ces Tunisiens partis en Syrie et les deux assassinats politiques, nous ne sommes pas à l’abri.

La liberté

Malgré l’empathie et le soutien évident de tous ces Tunisiens ou Franco-tunisiens, difficile d’aborder directement avec eux la question de la liberté d’expression et du journal Charlie Hebdo. Le temps n’est peut-être pas au débat mais plutôt à la solidarité, puisque tous disent aller marcher avec les autres Place de la République.

Dimanche 11 janvier prés de 4 millions de personnes ont marché dans les rues de France. Crédit image : Lilia Blaise

Pendant la fameuse marche républicaine qui a réuni des millions de personnes de la Place de la République à celle de la Nation, le drapeau tunisien était présent avec ceux des autres pays.

Un Tunisien, cité dans une dépêche de l’AFP le jour de la marche, a donné ce témoignage, contrairement aux autres interviewés, il assume le fait de lire Charlie Hebdo:

“Nous ne sommes pas tous des intégristes, on peut être musulman et être contre toute cette barbarie. C’est pour cela que c’est important d’être là, de le dire. Vous savez, je suis arrivé en France à l’âge de 16 ans et c’est Cabu et Wolinski qui m’ont fait aimer la France, la liberté d’expression, la liberté simplement. Acheter Charlie Hebdo, ça me fait du bien”, explique Mohamed.

La gêne

Pourtant, comme au marché d’Aligre, les choses ne sont pas si simples pour la communauté des Tunisiens de France. La France compte entre 400 000 et 600 000 Tunisiens, une majorité d’entre eux sont de culture musulmane.

Et beaucoup se sentent parfois stigmatisés à cause de leur religion encore plus dans des moments comme ceux qui ont suivi le drame. Si le premier geste a été celui de la solidarité et de l’empathie, Narjes, une jeune franco-tunisienne n’a pas voulu participer à la marche de dimanche car pour elle, les amalgames sont déjà présents.

“Je suis venue à République dès la veillée du 7 janvier car j’étais vraiment sous le choc et je voulais manifester mon soutien aux victimes. Et je me suis retrouvée comme une bête de foire avec mon voile, surtout pour les médias qui voulaient absolument me faire parler en tant que «musulmane » comme si je devais me justifier d’appartenir à cette religion qui est la même dont se revendique les deux terroristes. Alors que je suis avant tout franco-tunisienne, que mon pays c’est la France et que ma vision de ma religion n’a rien à voir avec la leur.”

Dégoûtée, elle n’a pas voulu réitérer l’expérience dimanche.

Pancartes et caricatures en hommage au journal. Crédit : Lilia Blaise

L’annonce, également, de la présence du Premier Ministre israélien dans la marche l’a convaincue de ne pas s’y rendre car elle milite pour la cause palestinienne. Elle reste lucide sur la suite et les conséquences de l’attaque du journal Charlie Hebdo:

« S’il y a des stigmatisations ou une recrudescence d’actes islamophobes (plus d’une centaine dans toute la France depuis le 7 janvier) , je ne vais pas partir, je vais me battre pour que ça change, en tant que Française. »

Narjes fait partie de ceux qui n’achetaient pas Charlie Hebdo mais qui avaient été offensés par certaines Unes du journal comme celui sur le massacre d’Egyptiens islamistes après le coup d’Etat en juillet 2013. La Une caricaturait le Coran qui « n’arrête pas les balles » selon le slogan. Cette Une avait d’ailleurs valu au journal une action en justice menée par la Ligue judiciaire des musulmans à Strasbourg où le délit de blasphème est présent dans la loi.

Tout comme en 2007, plusieurs associations et représentations musulmanes (l’UOIF) avaient porté plainte non pas contre la représentation du prophète mais pour le caractère « raciste » des caricatures selon l’avocat.

Le rédacteur en chef de Charlie Hebdo a répondu aux controverses que la Une a suscité surtout dans certains pays musulmans. Elle montre le prophète tenant une pancarte disant “Je suis Charlie” et lui dit, “tout est pardonné” en versant une larme. Dans une interview accordée à la chaîne américaine NBC , Gérard Briard déclare:

“A chaque fois que nous dessinons Mahomet, à chaque fois que nous dessinons un prophète, à chaque fois que nous dessinons Dieu, nous défendons la liberté de conscience, nous disons que Dieu ne doit pas être un personnage politique, il ne doit pas être un personnage public, il doit être un personnage intime […] Ce que nous défendons, c’est la liberté d’expression et c’est la liberté de conscience, qui ne doivent pas être un discours politique […] Si la foi, si le discours religieux descend de la politique, il devient un discours totalitaire […] c’est de ça que nous préserve la laïcité.”

Des crayons de papier ont été utilisés comme symbole dans la manifestation. Crédit : Lilia Blaise

Malgré ses positions sur le journal, Narjes n’a jamais faibli dans son soutien dès les premiers jours, aux victimes. Une distinction difficile à expliquer aux fervents défenseurs de la liberté d’expression présents en masse dans les débats et les manifestations.

Samia Hathroubi, Franco-tunisienne, est professeur d’histoire et militante dans plusieurs associations. Elle enchaîne les interventions dans les médias, surtout anglo-saxons, depuis le drame. Son but est de lutter justement contre tout amalgame, elle essaye au mieux d’expliquer ce que l’affaire Charlie Hebdo peut avoir comme retombées sur l’islamophobie et l’antisémitisme en France.

Mais Samia Hathroubi souligne que malgré cette difficulté à prendre position en tant que musulman face à la ligne éditoriale du journal, la Tunisie a manifesté dès le début son soutien :

« Le parti islamiste Ennahdha a été un des premiers à réagir dans un communiqué. En France, les Tunisiens sont face aussi aux questions que l’on pose à la communauté musulmane et du coup, d’autres problématiques s’ajoutent, celle de la stigmatisation par exemple. »

Elle dénonce aussi une manque de réaction des autorités autour des cinq morts d’origine ou de nationalité tunisienne et de confession juive, tués dans l’Hypercasher.

Le contexte tunisien

En effet, en Tunisie, le drame de Charlie Hebdo n’a pas été très médiatisé. Certains journaux ont titré sur le drame se concentrant plus sur la violence des actes que sur l’idéologie qu’ils prônent.

Couverture d’Alchourouq du 13 janvier 2015 qui titre  » Après la tuerie de Charlie… le spectre d’un nouveau « 11 septembre » ? »
Assahafa du 13 Janvier 2015 : » Une révolte planétaire dans la Ville Lumière : Contre un terrorisme qui répand la mort sur les humains et les religions » (Avec une caricature du Palestinien Naji Al Ali assassiné en 1987 au Royaume-Uni.) Crédit : Amine Boufaied

Les autorités ont mis du temps à prendre position le jour même. Peu de communiqués sont apparus dès le 7 janvier dans les médias tunisiens mis à part celui du ministère des Affaires religieuses, et pour les partis politiques, s’ils ont tous fait des communiqués entre le 7 et le 12 janvier, ces derniers n’ont pas été très relayés dans la presse nationale. La présence du chef du gouvernement Mehdi Jomaa dans la marche républicaine a pourtant témoigné du soutien du pays.

Riadh Ferjani, sociologue des médias, relativise ce « manque de médiatisation » par le contexte tunisien qui a suivi le drame.

"Le lendemain du drame, l’AFP relayée par France 24, affirme que les journalistes Sofiane Chourabi et Nadir Ktari, enlevés depuis septembre 2014 en Lybie, auraient été exécutés. L’onde de choc provoquée dans le milieu journalistique et politique par cette nouvelle non confirmée a relativement éclipsé l’intérêt pour l’épicentre parisien." En effet, le 11 janvier, jour de la prise d’otage de l’hypercasher, la page Facebook du nouveau Président de la République affiche des photos du président récemment élu, Béji Caïd Essebssi, en réunion avec les familles des otages tunisiens puis avec le président du syndicat des journalistes, Néji Bghouri.

« C’est finalement la terrible loi de la borne kilométrique qui se trouve encore une fois vérifiée. Les événements les plus proches retiennent plus l’attention que ceux qui ont lieu ailleurs », conclue Riadh Ferjani.

Un manifestant filme la foule. Crédit : Lilia Blaise

Les liens entre les deux rives face à l’attentat restent pourtant importants. Les problématiques de la liberté d’expression et de la menace jihadiste se posent aussi dans la Tunisie de l’après-révolution. Juste après le drame, plusieurs politiques et experts ont souligné l’importance de renforcer les coopérations sécuritaires avec le Maghreb.

Le président François Hollande a réitéré des phrases prononcées lors de sa visite en Tunisie en juillet 2013 comme celle disant que « l’Islam est compatible avec la démocratie », répétée le 15 janvier 2014 à l’occasion d’un discours à l’Institut du Monde Arabe à Paris.

Juste après le drame de Charlie Hebdo, la branche tunisienne jihadiste Oqbaa Ibn Nafaa « s’est félicitée des attentats » et deux journalistes tunisiens Naoufel Ouertani et Moez Ben Gharbia ont été menacés de mort par un prédicateur tunisien, Kamel Zarrouk, faisant partie de la branche salafiste-jihadiste Ansar Charia. La Tunisie connaît aussi un climat sécuritaire instable avec des arrestations hebdomadaires de terroristes potentiels et des altercations entre la garde nationale et des présumés terroristes.

Si contrairement à la France, l’attentat n’a pas eu d’effet sur la loi antiterroriste tunisienne comme cela avait pu être le cas après le 11 septembre 2001, la question sécuritaire et les parallèles entre les deux pays restent un enjeu comme le montre l’absence du dernier Charlie Hebdo des kiosques.

Marche du 11 janvier en hommage aux victimes. Boulevard Voltaire à Paris.
Crédit : Lilia Blaise

De l’autre côté de la Méditerranée, le combat continue pour certains Tunisiens comme Mehdi Ben Cheikh, galeriste et propriétaire de la galerie Itinerrance à Paris. Spécialisé dans le Street-art, il est derrière l’initiative Djerbahood en Tunisie, où des graffeurs connus avaient eu le champs libre dans un quartier de Djerba l’été dernier.

Il est à l’origine du message écrit sur les murs de l’Institut du Monde Arabe depuis quelques jours: “Nous sommes Charlie” en arabe et en français.

“Nous sommes tous Charlie et le monde arabe doit être de notre côté contre le fanatisme religieux. Pour moi ce n’est pas le nom du journal qui compte dans ce slogan, c’est le concept simple : il faut se battre pour la liberté d’expression. Leurs tueurs ont détruit en quelques secondes ce que nous essayons de bâtir en Tunisie depuis trois ans : la culture contre l’obscurantisme. Pour moi, il ne s’agit pas de défendre les actes de cette revue, il s’agit de défendre, encore plus à cause de ce qu’il s’est passé, la liberté d’expression."