Les caricaturistes tunisiens face à Charlie Hebdo : libres oui, mais pas trop !

Quelle position prendre face aux menaces qui pèsent sur la liberté d’expression depuis les attentats de Charlie Hebdo ? Les caricaturistes tunisiens nous ont donné leur point de vue.
Par | 21 Janvier 2015 | reading-duration 10 minutes

Face aux attentats, les caricaturistes et dessinateurs de presse tunisiens ont réagi par des dessins. Souvent, les références portaient plus sur la violence des attaques ou la comparaison avec le 11 septembre 2001, que sur les idées de Charlie Hebdo. La difficulté de prendre position face à un journal qui caricature le prophète pour sa dernière Une est perceptible et les avis restent partagés sur les limites à la liberté d’expression.

"Je suis…" S’ensuivent de nombreuses questions et non pas seulement le fameux slogan "Je suis Charlie". C’est le dessin de Z, le caricaturiste tunisien qui dessine dans l’anonymat depuis 2007, qui, en quelques coups de crayons, résume tout :

"Difficile d’être caricaturiste en ce début d’année. Après le massacre du 7 janvier dernier, dessiner est devenu un métier à haut risque. Plus difficile encore de dessiner quand on est issu de ces pays où l’Islam domine la société. Après ce 7 Janvier de merde, où n’importe quel caricaturiste sur terre ne peut que pleurer Charlie, on attend de nous, dessinateurs 'musulmans', un surplus de solidarité, un supplément d’indignation", écrit-il.

Caricature de Z publiée sur son blog le 12 janvier 2015

Et pourtant Z s’est indigné dès qu’il a vu la nouvelle de l’attentat. Interviewé par le dessinateur Charb, en avril 2012, sur l’affaire Jabeur Mejri, Z a toujours assumé ses positions, dans des dessins touchant à la religion comme à l’Islam politique ou au RCD de Ben Ali.

Interview de Z par Charb. Crédit : Charlie Hebdo / Z

Pour Z pas d’ambiguïté possible, soutenir Charlie c’est soutenir la liberté d’expression. "Pour moi, c’est évident je suis Charlie", dit-il mais il ajoute :

"Charlie nous met face à nos contradictions même en Tunisie quand nous voyons le communiqué du ministère des Affaires religieuses en réaction à l’attentat. Il dit plus ou moins d’éviter d’attiser les tensions avec des dessins. Il appelle à la prudence au lieu d’assurer notre protection."

En effet, juste après l’annonce de la fusillade, le ministère des Affaires religieuses, a publié un communiqué dans lequel il condamne avec fermeté l’acte criminel mais appelle aussi “les médias du monde entier à respecter l’éthique journalistique et éviter de porter atteinte aux religions, aux us et coutumes et au sacré, afin de ne pas heurter les sentiments.

Si Z assume son soutien, il est toujours resté anonyme, justement par volonté de se protéger. Il n’a jamais reçu de menaces de mort, mais plutôt des menaces pour ses écrits sur Ben Ali. Son dessin montre que le caricaturiste vivant dans des pays musulmans est pris en défaut face à Charlie Hebdo car il doit fait aussi faire face à un dilemme : continuer à caricaturer oui, mais sans jamais toucher à la religion ?

Une menace pour la liberté d’expression en Tunisie

Chacun s’interroge, est-ce que l’affaire Charlie aura un impact sur la liberté d’expression dans des pays musulmans ? Est-ce qu’en tant que caricaturiste, certains seront amenés à s’autocensurer ? Ou est-ce que l’Islam est déjà tabou pour quelques uns ?

Pour le caricaturiste Lotfi Ben Sassi, qui dessine au quotidien pour le journal La Presse, il faut déjà opérer une distinction entre le drame qui a touché le journal Charlie Hebdo et sa ligne éditoriale :

"D’une part, il y a la publication de dessins dits blasphématoires à l’égard des musulmans. D’autre part, il y a l’attaque sanglante contre les dessinateurs et les gens présents au siège du journal. Pour moi, ces deux affaires n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Car, si dans le principe de la publication de ces dessins, il peut y avoir discussion, dans le cas de la riposte barbare, il n’y a rien à discuter. Pour moi je dirais que je suis ni pour, ni contre la publication de ces dessins. Tout ce qui touche à la religion, est une affaire intime, personnelle et non publique. Mais il y a des moyens de protester si l’on est contre : manifester par exemple. Pas tuer."

Il admet avoir été influencé par les styles de Cabu et de la bande de Charlie comme Jean-Marc Reiser ou François Cavanna mais plus pour leur graphisme que pour leurs idées. Pour lui, le drame aura un impact sur la liberté d’expression partout et surtout en Tunisie "on fera d’autant plus attention à ne pas toucher à la religion". Ses dessins portant plus sur l’actualité politique, le dessinateur se sent moins concerné que Z. Il avoue ne pas toucher à la religion.

"Non, pas par peur, mais par respect des idées et de la foi des autres. C’est comme traiter les noirs de 'nègres' ou les immigrés de 'sales arabes'. Il y a à mon avis un minimum de retenue quand on s’adresse au public."

Le dessinateur Adenov pense qu’au contraire, l’affaire aura des répercussions positives sur la liberté d’expression "Si les terroristes ont des agents dormants, la liberté d’expression en a aussi", déclare-t-il mystérieusement.

Il se sert de l’humour noir de son personnage au bonnet de rasta pour ridiculiser le terrorisme mais n’en reste pas moins lucide sur la situation de son pays. Pour lui, le communiqué du ministère des Affaires religieuses tunisien n’est finalement qu’une réponse à la situation sécuritaire du pays :

"Que voulez-vous qu’ils vous disent ? Allez-y, dessinez ? Dans une situation sécuritaire extrêmement fragile comme celle de la Tunisie maintenant il faut éviter de donner des prétextes pour que des vies ne soient tuées !"

Il avait d’ailleurs désapprouvé les dessins de Jabeur Mejri condamné à 7 ans de prison en 2012, avant d’être libéré en 2014, pour "atteinte à la morale, diffamation et perturbation de l’ordre public" après la publication, avec Ghazi Beji, de caricatures de Mahomet sur Facebook. Adenov avait condamné la lourde peine de prison mais restait prudent sur le contenu de la caricature :

"Il y a un certain usage à faire de la liberté d’expression. Pour moi, choquer, surtout par rapport à une croyance, ce n’est peut-être déjà plus de la liberté d’expression. Certaines des caricatures étaient vraiment dégradantes. Je pense que l’on a encore besoin de temps pour vraiment arriver à savoir quelle liberté d’expression nous voulons", déclarait-il au site tunisien Tekiano.

La liberté d’expression en Tunisie, un débat toujours d’actualité

Contrairement à d’autres pays comme la Tchétchénie ou le Niger où certaines parties de la population ont manifesté contre Charlie Hebdo, la Tunisie n’a pas suivi le mouvement sur la dernière Une du journal. Seule une marche a été organisée en partant d’une mosquée du centre-ville de Tunis contre un imam qui prêchait que les employés de Charlie “ n’auraient pas dû être tués ” alors que les fidèles clamaient le contraire. Cette réaction, montre une situation différente de celle de 2012 où des extrémistes avaient attaqué l’ambassade américaine à Tunis en réaction à la diffusion sur Internet du film Innocence of Muslims et juste après la mort de l’ambassadeur américain en Libye.

Désintérêt pour les caricatures ? Autres préoccupations avec la célébration le 14 janvier du 4ème anniversaire de la révolution ? Si les caricaturistes et les médias ont quelque peu parlé de Charlie Hebdo, le pays, semble avoir pris une certaine distance avec le contexte français.

La formation d’un nouveau gouvernement et la libération des deux otages tunisiens en Libye sont aujourd’hui la priorité mais la question des libertés face à la sécurité reste un enjeu qui reviendra certainement dans les débats comme le confirme le journaliste Raouf Seddik dans un article du journal La presse publié le 14 janvier.

Le sujet est d’actualité : la liberté d’expression peut provoquer des tragédies. Elle vient de le faire à Paris… Certains diraient que c’est en raison de ses excès. D’autres rétorqueraient que ces excès ne sont que des prétextes pour des hommes dont le ressort de la pensée réside dans l’intolérance, dans la volonté d’imposer un ordre à autrui par la force des armes et par la terreur… Même quand la liberté d’expression dépasse les limites, la réponse citoyenne consiste, si elle désapprouve, à ne pas le faire dans la violence. Ni celle des armes ni celle de la censure. Mais chaque société doit se donner à elle-même la liberté d’expression qui lui permet, non pas de choquer les gens, mais de les aider à faire valoir, tous, leur pensée, sans que les uns s’expriment au détriment des autres, sans que certains accaparent la parole sur la scène publique tandis que les autres se trouvent réduits à les écouter docilement… Quels progrès avons-nous réalisés sur ce sentier ? Quel chemin a été parcouru durant les quatre dernières années et quelles sont les nouvelles conquêtes qui nous attendent ?

De leur côté, de nombreux intellectuels tunisiens et d’autres pays du Maghreb ont lancé une pétition en ligne le 11 janvier titrée “Non au terrorisme au nom de l’Islam”.

On voit finalement que chaque caricaturiste est plus ou moins habitué au contexte tunisien et a accepté le fait que la religion soit un sujet tabou. Pour beaucoup, la liberté d’expression acquise pendant la révolution concerne surtout la libre parole face au contexte politique et aux dirigeants. On peut voir par exemple que les dessins du dessinateur Chedly Belkhamsa choisissent de caricaturer plutôt les terroristes et leur violence.

Willis from Tunis se sert de son fameux chat pour caricaturer la bêtise des terroristes dans un dessin qui fait écho dans l’actualité tunisienne en référence aux deux journalistes, otages en Libye.

Pour s’exprimer sur la religion, l’anonymat est finalement préférable comme le confirme avec Z, Yahia Boulahia, également anonyme, qui caricature depuis trois ans les salafistes extrémistes. Mais il ne se dit pas étonné de la réaction des autorités religieuses du pays :

Je trouve ça logique (ndlr : le communiqué des affaires religieuses) pour un pays qui n’est pas laïc, c’est tout à fait normal d’avoir cette prise de position.

Lui, comme Z a justement choisi l’anonymat pour être plus libre dans sa ligne éditoriale :

"Je pense que dès qu’on s’autorise à critiquer sa propre religion et à remettre en cause certaines croyances on ne peut qu’évoluer dans notre quête du savoir. Je sais que beaucoup de mes concitoyens sont hermétiques à l’humour quand il s’agit de religion et comme la religion est ma ligne éditoriale, je ne pouvais que me protéger par l’anonymat. La liberté d’expression, oui, mais pour tous. Les deux poids deux mesures, c’est ce qui engendre ce genre de drame."

Entre engagement pour la liberté d’expression mais sous couvert d’anonymat et l’attitude plus lisse des dessinateurs non anonymes, les caricaturistes tunisiens naviguent entre deux feux : la liberté d’expression acquise pendant la révolution mais le tabou persistant de la religion qui même chez les caricaturistes, fait finalement encore débat ou au contraire, reste absent dans les médias, vu la sensibilité du sujet.

La Tunisie, malgré les acquis de la révolution en matière de libertés, est souvent confrontée à la question de la religion et des moeurs. Les cas d’Amina, de Jabeur Mejri ou encore de Nessma TV et Persépolis ont alimenté les polémiques. La nouvelle Constitution tunisienne avait été aussi critiquée pour son ambiguïté sur la question. D’un côté elle garantit la liberté d’expression mais de l’autre elle stipule que l’Etat “doit protéger le sacré.

Article 6 et 31 de la Constitution :

Article 6

“L’État est le gardien de la religion. Il garantit la liberté de conscience et de croyance, le libre exercice des cultes et la neutralité des mosquées et des lieux de culte de toute instrumentalisation partisane. L’Etat s’engage à diffuser les valeurs de la modération et la tolérance et à la protection du sacré et l’interdiction de toute atteinte à celui-ci. Il s’engage également à l’interdiction et la lutte contre les appels au Takfir et l’incitation à la violence et à la haine.”

Article 31

“ Les libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication sont garanties. Ces libertés ne sauraient être soumises à un contrôle préalable.”

NOTE : Willis from Tunis a marqué, via ses dessins, son soutien aux victimes de Charlie Hebdo mais elle n’a pas souhaité s’exprimer pour le moment.