Charlie Hebdo en Tunisie : Absent des kiosques mais présent dans les débats

Y a-t-il un intérêt pour le journal Charlie Hebdo en Tunisie ? Son absence des kiosques ne semble pas remuer l’opinion publique. Désintérêt pour le journal, refus d’adhérer à sa ligne éditoriale ou simple question de contexte ?
Par | 21 Janvier 2015 | reading-duration 10 minutes

Le dernier numéro de Charlie Hebdo a été tiré à près de 7 millions d’exemplaires. Un record pour un journal qui ne tirait qu’à 20 000 unités avant le drame. En France, dès les premiers jours suivant sa publication, le stock a été épuisé. Si les Tunisiens de France pourront choisir d’acheter ou non le journal. En Tunisie, Charlie Hebdo n’est pas arrivé. Et pourtant le journal a eu une histoire avec le pays et a souvent fait débat.

Déjà interdit sous Ben Ali, Charlie Hebdo tout comme « Le Canard enchaîné », était réapparu brièvement dans les kiosques tunisiens après la révolution pour en être aussi vite enlevé en 2011. En 2010, Laurent Léger, l’un des journalistes, rescapé de la fusillade du 7 janvier, écrivait par exemple un article sur “la justice française lancée contre le gang Ben Ali” avec une caricature très explicite du dictateur.

La justice française lançée contre le gang Ben Ali” paru dans Charlie Hebdo de mai 2010. Crédit : Charlie Hebdo

Après 2011, le journal parle souvent de la Tunisie, il fait un portrait des écolos tunisiens du parti de la Tunisie verte. Le caricaturiste Charb, tué le 7 janvier, y fait une caricature du politicien Abdelkader Zitouni. Le contexte sécuritaire et l’instabilité politique sont sans doute à l’origine de l’absence de Charlie Hebdo en Tunisie mais le tabou de la religion abordé dans plusieurs numéros, aussi.

Le politicien du parti Tunisie Verte caricaturé par Charlie Hebdo, dans un article sur les écolos Tunisiens dans le numéro de 30 mars 2011. Crédit : Charlie Hebdo

Comme c’est notamment le cas dans le numéro « Charia Hebdo » publié en novembre 2011. Cette publication a lieu juste après la polémique de la diffusion du film Persépolis, dans lequel Dieu est représenté, par la chaîne Nessma TV en Tunisie et le résultat des élections législatives qui avaient donné la victoire aux islamistes.

L’incendie des locaux du journal, qui avait suivi la publication, avait aussi soulevé certains débats sur le net tunisien qui se focalisaient sur la ligne éditoriale de l’hebdomadaire satirique. Depuis, Charlie Hebdo n’est plus disponible dans les kiosques tunisiens.

Cette disparition n’est plus le fait d’une censure étatique, comme ce fut le cas dans le passé, mais découle du choix de la sociéte Sotupresse, distributeur tunisien de la presse étrangère. Lors d’une rencontre en octobre 2012, Slah Nouri, alors président directeur général, assume sans ambiguïté sa décision de ne plus distribuer l’hebdomadaire satirique.

Une du numéro spécial “ Charia Hebdo ”. Ce numéro spécial est une réaction à l’élection du parti islamiste Ennahdha en Tunisie. Un numéro qui n’a pas été distribué en Tunisie. Suite à l’annonce de la sortie de ce numéro les locaux du journal sont la cible d’un incendie criminel. Crédit Charlie Hebdo

“Dans le contexte actuel de tension, il est de ma responsabilité de ne pas contribuer à empirer les choses. Il y a eu plusieurs Unes provocantes et portant atteinte à l’image de notre prophète et je sais que ça ne plaira pas aux buralistes de mon réseau de mettre en vente de telles choses”, nous a déclaré M. Slah Nouri.

Je suis profondément pour la liberté d’expression et je continue à vouloir offrir à nos clients un grand choix de titres étrangers. Nous discutons avec les éditeurs et dans certains cas nous les informons que nous n’allons pas distribuer le ou les numéros.

Slah Nouri, anciens président directeur général de la Sotupresse lors de notre entretien du mois d’octobre 2012. Crédit : Malek Khadhraoui

Aujourd’hui, comme hier, la Sotupresse, garde la même ligne. Contacté par le site Webdo.tn, M. Sellami, actuel directeur général de l’entreprise, a déclaré que pour le numéro de Charlie Hebdo publié une semaine après le drame du 7 janvier, il n’y aurait pas de distribution du journal si celui-ci présentait des « caricatures offensant le prophète. »

Absent des kiosques à Tunis le mercredi 14 janvier et non pas pour rupture de stock, le journal n’a donc pas été distribué. Tout comme certains quotidiens français comme « Libération » et « Le Figaro » les jours suivant le drame, titres également distribués par la Sotupresse.

La Société est pourtant détenue à 49% par Presstalis, géant de la distribution de journaux en France qui, sur la page d’accueil de son site assure que “La liberté de la presse et de sa distribution reste l’une des conditions essentielles du débat démocratique, qui suppose l’existence et la défense de toutes les formes d’expression.

Impression d’écran du communiqué de presse de Presstalis sur le drame Charlie

Seul le journal militant de gauche « Attariq » a consacré un dossier spécial à Charlie Hebdo dans son dernier numéro, aussi bien dans la partie arabe que française du journal, et a même publié quelques caricatures du journal, celles qui ne parlent pas de religion… Les rédacteurs du journal « Attariq » ont également rendu hommage aux dessinateurs de la rédaction.

A défaut de légitimer la ligne éditoriale du journal, les médias tunisiens savent en parler et « ne pas se cantonner à une seule lecture » comme le titre l’article du spécialiste des médias Larbi Chouikha mais la retenue semble avoir été le maître mot pour réagir à l’évènement, comme l’ont montré les unes des journaux tunisiens au lendemain de l’attentat.