Face à cette augmentation des départs, le gouvernement tunisien, sous la pression d’un partenariat étroit avec l’Union européenne, tente de toujours plus renforcer ses mesures sécuritaires. Parmi celles-ci, le mémorandum d’entente signé en juillet 2023, assorti d’aides financières substantielles, visant à intensifier les contrôles aux frontières et à limiter les départs clandestins. Pourtant, cette coopération se heurte à des critiques acerbes.
Des organisations de défense des droits humains dénoncent en effet des pratiques telles que des expulsions forcées, des détentions arbitraires et des violences sur le terrain, remettant en question la compatibilité de ces méthodes avec les engagements internationaux.
Parallèlement, une situation interne en pleine mutation, marquée par une crise économique persistante et un renforcement autoritaire de l’exécutif, vient compliquer davantage le paysage, exacerbant les tensions diplomatiques, notamment avec certains pays d’Afrique subsaharienne.
Cette enquête, réalisée en partenariat avec le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), résulte d'une fuite de près de 48 000 documents confidentiels et de communications issues du Service européen pour l'action extérieure (EEAS), le service diplomatique de l'Union européenne (UE). Ces documents, issues d’agences telles que l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), Europol, ou encore l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (EUAA), dévoilent les coulisses de ces mesures sécuritaires et les stratégies mises en œuvre pour gérer cette crise, offrant une vision inédite des enjeux sécuritaires, diplomatiques et humanitaires qui traversent le territoire tunisien aujourd’hui.
Une pression migratoire croissante
La pression migratoire que subit la Tunisie ces dernières années s’inscrit dans une dynamique sans précédent, marquée par l’aggravation des crises régionales et une fragilité socio-économique grandissante. Les flux, loin de se stabiliser, connaissent des variations mensuelles marquées : certains mois enregistrent des pics alarmants, tandis que d’autres traduisent une accalmie temporaire, souvent en réaction aux contrôles renforcés.
Le mémorandum d’entente, signé le 16 juillet 2023 et destiné à réduire le nombre de migrant·es tentant la traversée maritime vers l’Italie, a réussi à visiblement réduire le nombre de migrant·es irréguliers qui parviennent à atteindre l’Italie.
Un rapport consulté par inkyfada, daté de septembre 2024, met en évidence les tendances migratoires en Méditerranée centrale (Italie et Malte), spécifiquement dans le cadre de l’opération conjointe Themis de Frontex*. En septembre 2024, les arrivées ont suivi la tendance attendue, malgré des conditions météorologiques variables, avec des chiffres similaires à ceux des mois précédents, bien qu’une légère baisse ait été observée.
En outre, le rapport souligne également l’impact des mesures arbitraires prises par les autorités tunisiennes, notamment la modification de la loi électorale quelques jours avant l’élection présidentielle du 6 octobre 2024, compromettant ainsi “l’intégrité du scrutin.”
Parallèlement, l’économie tunisienne continue de lutter contre des défis importants, avec un taux de chômage en constante augmentation, notamment parmi les jeunes. Cette situation économique est un "facteur clé poussant de nombreux Tunisien·nes à migrer vers l’Europe, sans qu’une amélioration ne soit attendue à court ou moyen terme", analyse l’agence.
Les flux migratoires ne se limitent toutefois pas aux Tunisien·nes. Le pays reste une plaque tournante pour les ressortissant·es d’Afrique subsaharienne, qui représentaient encore plus de 55 % des départs en 2024, malgré une légère baisse. La majorité vient de Guinée, de Côte d’Ivoire, du Mali et du Soudan, deux pays en conflit, souvent après un long périple à travers le Sahel et la Libye. Pour eux, la Tunisie représente la dernière étape avant l’Europe, une porte d’entrée autant espérée que redoutée.
En parallèle, l’évolution des profils migratoires met en lumière une diversification croissante : aux migrant·es subsaharien·nes s’ajoutent désormais des départs depuis l’Asie du Sud et le Moyen-Orient. En 2024, les autorités tunisiennes ont noté une augmentation du nombre de migrant·es en provenance du Bangladesh, du Pakistan ou d’Irak.
Ces derniers ont bénéficié de la nouvelle politique tunisienne de visa pour les ressortissant·es irakien·nes, leur permettant d'entrer en Tunisie en tant que touristes. Dans un rapport daté d’août 2024, Frontex rapporte ainsi que deux groupes de migrant·es irakien·nes ont été signalé·es dans deux incidents distincts de traversée des frontières, impliquant un canot pneumatique et un bateau en bois, voyageant depuis la Tunisie.
Ces migrant·es auraient payé “10 900 euros par personne à un passeur contacté via les réseaux sociaux”, pour atteindre l’Italie depuis la Tunisie.
Toutefois, les tentatives de traversée clandestine restent anecdotiques en raison des conditions difficiles et des frais élevés demandés par les passeurs, indique Frontex.
Des routes plus dangereuses, des coûts inégaux
Au fil des années, les routes migratoires clandestines en Tunisie ont évolué, s’adaptant aux nouvelles stratégies des autorités et aux pressions exercées par les partenaires européens. Si la Méditerranée centrale reste la voie la plus empruntée par les migrant·es pour atteindre l’Europe, les réseaux de passeurs, de plus en plus sophistiqués, redoublent d’ingéniosité pour déjouer les contrôles et répondre à la demande croissante de départs.
Sfax, la deuxième plus grande ville du pays et un centre économique majeur, est depuis plusieurs années l’épicentre des départs clandestins en Tunisie. Sa position géographique stratégique, combinée à la porosité des contrôles locaux, en a fait un point névralgique pour les migrant·es et les passeurs. Les plages situées à quelques kilomètres du centre-ville, notamment à Louata et El-Amra, sont devenues des lieux de départ privilégiés. Les migrant·es s’y rassemblent, souvent dans des oliveraies ou des entrepôts abandonnés, en attendant le moment propice pour embarquer.
Sur le même sujet
Mais face à l’intensification des patrouilles dans la région de Sfax et à la médiatisation croissante des départs depuis cette zone, les réseaux de passeurs ont commencé à diversifier les points de départ. Les côtes sud-tunisiennes, surtout celles situées près de Zarzis et de l’île de Djerba, sont devenues des alternatives courantes. Moins surveillées et offrant une distance relativement courte vers les îles italiennes, ces régions présentent des avantages stratégiques pour les passeurs.
Plus récemment, des départs ont même été signalés depuis les côtes nord du pays, une tentative de “diversifier les routes et de surprendre les autorités”, analyse Frontex dans un rapport daté de septembre 2024.
Le type d’embarcation utilisé par les passeurs a également évolué en réponse aux pressions sécuritaires. Traditionnellement, les migrant·es prenaient la mer à bord de petites embarcations en bois ou de zodiacs gonflables.

Sources : Frontex, ANSA.it
Mais depuis 2022, les bateaux métalliques de fortune sont devenus la norme. Fabriqués localement, souvent dans des ateliers clandestins autour de Sfax, ces bateaux sont construits à partir de tôles recyclées et assemblées à la hâte. Leur principal avantage réside dans leur faible coût et leur capacité à transporter un grand nombre de passager·es, parfois jusqu’à 100 personnes par traversée.


L’économie de la traversée reflète aussi d’importantes inégalités. Les tarifs varient selon l’origine des migrant·es et les services proposés. Pour les ressortissant·es d’Afrique subsaharienne, le prix pour traverser la Méditerranée depuis les côtes tunisiennes oscille entre 300 et 800 euros. Pour les migrant·es asiatiques, les prix sont bien plus élevés, ces derniers étant perçus comme des “clients” plus solvables par les passeurs, révélant une certaine logique de rentabilité exploitée par ces derniers.
Pour les migrant·es originaires du Bangladesh ou du Pakistan, les prix peuvent atteindre 4 000 euros, en raison des “packages” complets proposés par les passeurs, incluant parfois des faux papiers, des visas touristiques tunisiens et un hébergement temporaire avant la traversée.
Mais les embarcations métalliques, le moyen de transport le moins cher pour traverser la Méditerranée, ont un autre coût. Bien que robustes en apparence, elles présentent d’importants risques. Généralement surchargées et dépourvues d’équipements de sécurité adéquats, ces bateaux rendent les traversées particulièrement périlleuses. De nombreux naufrages survenus en 2023 et 2024 impliquaient des bateaux métalliques, incapables de résister aux conditions météorologiques en mer.
L’adaptabilité des réseaux est également visible dans leurs stratégies pour contourner les forces de l’ordre. Les départs massifs organisés sont l’une des techniques les plus courantes. Des dizaines de bateaux partent simultanément d’un même point, submergeant ainsi les capacités des garde-côtes. Ce “système de saturation” garantit que, même si certains bateaux sont interceptés, d’autres parviendront à passer. Frontex rapporte ainsi qu’en septembre 2024, en Algérie, à Annaba et El Kala, des passeurs ont utilisé cette méthode pour éviter l’interception par les garde-côtes algériens.
Plusieurs agences aux frontières mentionnent par ailleurs, dans des rapports consultés par inkyfada, des cas de corruption impliquant des membres des forces de l’ordre tunisiennes.
Ainsi, le 21 février 2024, les autorités italiennes ont démantelé un groupe de crime organisé impliqué dans le trafic humain : 12 personnes, dont six Italien·nes et six Tunisien·nes (y compris un ancien policier tunisien corrompu), ont été arrêtées sous suspicion de former une organisation criminelle facilitant la migration illégale.
Ce groupe semblait maintenir des cellules en Tunisie et en Italie, organisant des traversées illégales pour des groupes plus petits (maximum 20 personnes) à des prix beaucoup plus élevés (3 000 à 6 000 euros par personne) par rapport aux navires généralement surchargés.
Dans des documents obtenus par inkyfada, des renseignements opérationnels indiquent que “des groupes criminels spécialisés dans le trafic de ressortissant·es tunisien·nes ont conclu un accord avec les autorités locales de la côte nord-est de la Tunisie pour permettre aux migrant·es de prendre la mer”. Des informations qui suggèrent que le réseau criminel “agit en collusion avec un officier tunisien de haut rang”, selon Frontex.
À l’instar du modus operandi de certains groupes criminels en Libye, les passeurs utilisent des marquages spécifiques, peints sur les bateaux ou inscrits sur les gilets de sauvetage, permettent aux garde-côtes corrompus d’identifier les embarcations “protégées” et de les laisser passer.

Source : Frontex
Les politiques migratoires européennes, en particulier les accords bilatéraux entre l’UE et la Tunisie, ont eu un impact direct sur l’évolution des routes migratoires. Les stratégies d’interception de l’Union européenne, comme l’opération EUNAVFOR MED IRINI en Méditerranée, ont également conduit à un déplacement des routes migratoires.
Une réponse sécuritaire sous influence européenne
Depuis plusieurs années, la réponse tunisienne à la crise migratoire s’est inscrite dans une logique de renforcement sécuritaire, imposée en grande partie par les pressions européennes. Patrouilles renforcées, démantèlements de camps, arrestations massives et expulsions ont été les outils privilégiés pour contenir les flux.
Sur le même sujet
Des mesures qui ont parfois porté leurs fruits, provoquant des baisses temporaires des départs, mais qui ont également eu des conséquences sur les conditions de vie des personnes migrantes et soulevé des questions quant au respect de leurs droits.
Les retards persistants dans la validation des incidents et le manque de données précises sur les départs illustrent les limites de l’approche sécuritaire de l’UE dans la gestion migratoire en Tunisie : “ Rien qu'en août, on comptait environ 800 migrants dont le dernier pays de départ est inconnu”, indique Frontex, dans un rapport daté d’août 2024.
Par ailleurs, Frontex considère que “la corruption locale en Tunisie et en Libye entrave l’application des mesures de prévention”, tandis que des milliers de personnes restent bloquées, prêtes à tenter la traversée.
Des rapports d’ONG et d’organisations internationales soulignent régulièrement que ces mesures, loin de traiter les causes profondes du phénomène migratoire, aggravent la détresse des migrant·es en situation irrégulière. En effet, l’absence de dispositifs de protection adaptés et d’options de retour volontaire réellement viables contribue à maintenir un cercle vicieux, dans lequel les expulsions répétées ne font qu’inciter de nouveaux départs.
Cette politique migratoire a également de lourdes répercussions sur le plan diplomatique. Des incidents diplomatiques, notamment avec la Côte d’Ivoire et l’Union africaine, ont mis en exergue un mécontentement face à ce qui est perçu comme une politique discriminatoire et agressive envers leurs ressortissant·es.
Le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire, notamment, ont en effet rappelé temporairement leurs ambassadeur·ices en signe de protestation, accusant Tunis de racisme systémique envers leurs ressortissants. Lors d’une réunion tripartite entre l’Union africaine, l’Union européenne et les Nations Unies, un diplomate burkinabé a publiquement accusé les autorités tunisiennes de pratiquer des “déportations illégales” et de “mettre en danger la vie de milliers de migrants”.
“Autour de la table, des diplomates des principaux pays d’origine des migrant·es [...] échangent sur les approches de gestion des migrations. Les discussions s’animent particulièrement entre les représentant·es burkinabé·es et tunisien·nes, alors que les premiers interpellent sur les accusations de mauvais traitements infligés aux migrant·es subsaharien·nes en Tunisie.” - Extrait d’une note interne datée du 2 mars 2024 et vraisemblablement rédigée par Nicola Orlando, ambassadeur de l’UE en Libye.
L’approche répressive se heurte ainsi à un décalage entre approche répressive et absence de solutions humanitaires : l’accès limité à des alternatives à la détention, la surpopulation dans certains centres d’hébergement et la mise en œuvre de procédures d’expulsion controversées interrogent sur l’efficacité et la viabilité des politiques mises en œuvre à long terme.