À El-Amra, un désastre annoncé pour les migrant·es

Les oliveraies de la région d’El-Amra, au nord de Sfax, accueillaient depuis plusieurs mois des milliers de migrant·es. Entre conditions de vie insalubres, interceptions en mer et rapports pacifiés avec la population, un statu quo précaire s’était installé. L’équilibre a volé en éclat le 24 novembre, à la suite d’un violent accrochage entre migrant·es et forces de l’ordre. Ces derniers utilisent désormais une violence disproportionnée, aux objectifs flous mais aux résultats très clairs : l’évacuation galopante des campements de migrant·es.
Par | 18 Décembre 2023 | reading-duration 10 minutes

"I ls arrivent toujours à l’aube, en tirant du gaz lacrymogène”. Adama*, jeune Gambien arrivé à El-Amra il y a deux mois, tient dans sa main l’étui d’une grenade percutée. “Celle-là date de la semaine dernière”, explique le garçon de 13 ans.

Derrière lui, les amis avec lesquels il a traversé le désert pour venir en Tunisie échangent des passes avec un ballon. “On était dans une académie de football en Gambie”, explique Adama, “on va jouer en Europe incha’Allah”. Derrière les adolescents, une petite tente faite de bois et de bâches, dans laquelle ils expliquent passer la plupart de leur temps.

Dans cette oliveraie, près du centre-ville d’El-Amra, des dizaines d’autres cabanes du même genre abritent plusieurs centaines d’hommes, femmes et enfants des vents et des pluies de l’hiver tunisien. Et si le campement d’Adama est l’un des plus vastes de la région, beaucoup d’autres de ces bivouacs dans les “zitounes”, les champs d’oliviers, s’étendent le long de la côte.

Depuis fin novembre cependant, ces oliveraies sont devenues le théâtre de brutales opérations de police. “La première fois qu’ils ont attaqué notre zitoune, c’était le dimanche 26 novembre”, se souvient Adama. “Depuis, ça arrive presque tous les jours”.  

“À chaque fois que la Garde nationale vient, ils cassent nos affaires”, se plaint un ami d’Adama. Lors des raids, les forces de l’ordre interpellent aussi les Subsaharien·nes qui ne parviennent pas à s’enfuir. Le 15 décembre, un ami du groupe d’Adama a ainsi été arrêté. “Pour le moment, on ne sait pas où il est.”

“Même quand ils arrivent le matin, on court, avec le sommeil encore dans les yeux. C’est une question de survie”, lance Adama d’un ton las.

“Si je reste ici, je sais que quelque chose va m’arriver tôt ou tard”, souffle le jeune garçon. Comme Adama, beaucoup des migrant·es se sentent menacé·es. En plus de celles et ceux qui ont été arrêtés, beaucoup se seraient ainsi enfuis de la région d’El-Amra. “Je pense que ces deux dernières semaines, la moitié des gens qui vivaient ici sont partis.”

Des camps de fortune s'étalent dans les oliveraies d'El Amra. 26 novembre 2023

“Je suis arrivé ici parce que la situation devenait trop risquée à Sfax”

Cela faisait pourtant plusieurs mois que la région d’El-Amra, à une trentaine de kilomètres au nord de Sfax, était devenue le point de chute pour beaucoup de migrant·es. Raoul, un trentenaire originaire de Côte d’Ivoire, est présent à El-Amra depuis le début du mois de juillet. “Je suis arrivé ici parce que la situation devenait trop risquée à Sfax”, explique Raoul. Comme lui, les premiers à être arrivé·es dans la petite ville fuyaient la vague de violences racistes qui gagnaient alors la deuxième ville du pays et où beaucoup vivaient et travaillaient.

Progressivement, Raoul explique avoir vu les champs d’oliviers de la zone se remplir. À la mi-septembre, les forces de l’ordre évacuent via des bus les derniers migrant·es qui campaient encore dans le centre-ville de Sfax, et les amènent jusqu’à El-Amra. “Cette semaine, on a surtout vu des Soudanais arriver”, se souvient Raoul. Ces dernier·es étaient nombreux·ses à vivre dans un camp de fortune à proximité du rond-point principal de Sfax.

Le long de la C82, dite “route de Mahdia”, les campements abritant des milliers de Subsaharien·nes, de toutes origines et de tout âge, se sont multipliés dans les oliveraies, surtout pendant l’automne.  

“À El-Amra, pour chaque habitant tunisien, il y avait quatre Subsahariens”, raconte le serveur d’un café du centre-ville.

Un écosystème fragile mais fonctionnel

“On vivait mélangés, souvent entre francophones ou anglophones”, explique Raoul. “Il n’y avait pas de problèmes entre nous, on est tous solidaires”. Petit à petit, les campements dépassent leur fonction de refuge et se mettent à accueillir également celles et ceux qui viennent de traverser les frontières, comme Adama et ses amis, arrivés en Tunisie au mois de septembre.

Unanimement, les migrant·es soulignent aussi la qualité des relations avec les habitant·es. “C’est vrai qu’il y a eu quelques problèmes au départ”, nuance Raoul en référence à des manifestations hostiles à l’installation des migrants dans la ville, à la fin du mois de septembre. “Mais les gens ici, ce sont de vrais amis.”

Parmi les habitant·es, beaucoup condamnent le racisme dont ont été victimes les personnes noires en Tunisie. “Ce sont des personnes comme nous”, déplore la caissière d’un supermarché d’El-Amra, où les migrant·es ont l’habitude de venir acheter des provisions et charger leurs téléphones.

“On voit ce qu’ils subissent, on essaye de faire quelque chose pour eux comme on peut”, explique la jeune femme.

“Pendant l’été, certains Tunisiens nous distribuaient de l’eau et de la nourriture”, se souvient Awa*, une migrante Ivoirienne âgée d’une vingtaine d’années. “Puis quand l’hiver est arrivé, ils nous ont aussi donné des manteaux et des couvertures”.

Une aide salutaire, alors que les conditions d’hygiène et d’insalubrité n’ont cessé de se détériorer dans les zitounes. Le corps d’Adama est ainsi couvert de piqûres de puces, tandis que l’épaule d’un ami camarade d’Awa laisse entrevoir une cicatrice infectée, “ le résultat d’un coup de couteau qu’un Tunisien m’a donné à Sfax.”

Selon Raoul, la qualité du contact avec les habitant·es d’El-Amra tient aussi au fait que ces dernier·es ont trouvé des avantages à l’arrivée des Subsaharien·nes. Jusqu’au mois de novembre, les cafés de la ville étaient bondés. “Le patron de ce restaurant me disait qu’il a pu se racheter une machine à café grâce à notre argent”, affirme-t-il en pointant du doigt une buvette le long de la route.

“Ca a changé notre économie... Ils ont fait augmenter le prix de tout : le pain, le lait, les habits !”, s’exclame pour sa part un pompiste d’une station-service, en sortie de la ville.

À El-Amra et dans les villages alentour, il est également devenu fréquent de voir des Subsaharien·es s'affairer sur des petits chantiers ou aider à ramasser les olives. “On nous paye moins qu’à Sfax pour ces travaux”, explique Raoul, “mais les gens ont besoin de gagner de l’argent pour payer la traversée.”

Interceptions en mer et déportations aux frontières

 Car à El-Amra, les réseaux de passeurs sont également devenus particulièrement actifs. “Ils sont partout autour de nous”, s’exclame Raoul, “ils viennent organiser des traversées avec les Subsaharien·nes dans les zitounes, ou dans les cafés.”

Le déplacement de ces nombreux·ses migrant·es de la ville de Sfax vers El-Amra s’inscrit aussi dans un contexte de multiplications des tentatives de traversées, tels qu’en témoigne les chiffres transmis par les autorités tunisiennes à l’AFP au début du mois de décembre : près de 70.000 personnes interceptées en mer en 2023. Pour un bon nombre, probablement au large des zitounes d’El-Amra.

Lamine*, jeune Guinéen arrivé à El-Amra au mois d’août, a vécu une de ces opérations d’interception en mer. “Ils nous ont arrêtés alors qu’on venait de quitter la côte”, raconte-t-il. Lui et la quarantaine de passager·es de l’embarcation ont été ramené·es à terre par les forces de sécurité. 

“Moi, je pensais qu’ils allaient nous amener en prison”, explique Lamine. ccLe groupe est emmené jusqu’à la région du Kef, à la frontière avec l’Algérie, où les agents de la garde nationale les abandonnent.

“Ils nous ont pris toutes nos affaires, les téléphones et la nourriture”, raconte Lamine, “puis ils nous ont dit de rentrer chez nous”.

Le jeune Guinéen est pourtant parvenu à revenir jusqu’à El-Amra, comme la plupart des personnes jetées avec lui à la frontière. “On a marché pendant des jours”. Dans les champs d’oliviers, nombreux sont les migrant·es à raconter des histoires similaires, déportés à la frontière avec l’Algérie ou la Libye avant de revenir jusqu’à El-Amra par leurs propres moyens.

Dans l’oliveraie d’El-Amra, un groupe de migrants s’efforcent de reconstruire leur cabane, détruite lors d’un assaut de la Garde nationale du 26 novembre 2023

Une explosion de violence

Des expériences traumatisantes, qui selon Raoul ont participé à tendre les relations entre migrant·es et forces de l’ordre. “On sait qu’ils font leur travail, mais tout le monde a peur d’eux”, souffle-t-il.

Dans la matinée du 24 novembre, les frustrations exposent après qu’une unité de la garde nationale ait procédé à la destruction d’embarcations cachées par les passeurs, à quelques kilomètres au sud d’El-Amra.

Une foule de migrant·es se réunit alors autour des forces de l’ordre. “C’étaient des gens qui venaient d’une zitoune, juste en face”, détaille William*, un Camerounais témoin de la scène depuis son campement. Rapidement, la situation dégénère.

“Certains ont commencé à jeter des pierres," raconte William, “ça a encouragé la foule… Ils ont fini par brûler une voiture, et voler un fusil aux policiers.”

La réponse des forces de l’ordre est immédiate. Dans le weekend, l’unité spéciale de la garde nationale (USGN), notamment spécialisée dans les opérations anti-terroristes, est déployée à El-Amra, ainsi que plusieurs véhicules blindés. “La situation est dangereuse !”, s’exclame un agent de la Garde nationale, à la caserne d’El-Amra. “Tu as vu ce qu’ils ont réussi à faire aux collègues ?”

Les agents de la garde nationale utilisent massivement des munitions au gaz lacrymogène lors de leurs opérations de destruction des campements. 26 novembre 2023.

Depuis près d’un mois, les forces de l’ordre prennent d’assaut les zitounes de la région, à coup de gaz lacrymogène pour les évacuer puis les fouiller de fond en comble. D’après les témoignages, ils seraient à la recherche d’une arme disparue depuis les affrontements. “Nous on était d’accord pour coopérer”, explique Awa, “on sait qu'il y a des gens dangereux parmi nous, on voulait qu’ils retrouvent leur arme… Mais là, ça a pris des proportions inimaginables !”. 

La semaine dernière, lors d’une opération menée par l’USGN, son amie a été interpellée. “ Ils étaient deux à me tenir, des gars super costauds ! Avec des fusils et des cagoules”, raconte-t-elle.

La fin d’El-Amra ?

La jeune femme est alors emmenée vers un bus, stationné en bordure du champ d’oliviers. À l’intérieur, des dizaines de migrant·es. “Ils ont constaté qu’il n’y avait plus de places donc ils m’ont laissé repartir”, explique l’amie d’Awa, encore sous le choc. Les migrantes expliquent ne plus avoir de nouvelles des gens qui sont montés dans le bus ce jour-là. Début décembre, devant la caserne, il est possible de voir une dizaine de Subsaharien·nes regroupé·es au fur et à mesure de la journée, attendant de monter dans les trois bus stationnés de l’autre côté de la route.

“La Garde nationale ne fait pas de distinction entre les bons et les mauvais”, déplore Awa, “hommes comme femmes, ils nous envoient tous dans le désert”.

Les migrant·es sentent l’étau se resserrer autour d’eux. Quelques jours après les incidents du 24 novembre, des agents seraient venus questionner le groupe de Raoul pour tenter de trouver des renseignements sur l’arme dérobée. Ils leur ont aussi expliqué qu’ils ne devaient plus sortir de leur campement. " Si la Garde nationale te trouve en dehors de la zitoune, tu vas être arrêté”, témoigne Raoul.

“On a plus le droit de les servir, c’est interdit”, explique le serveur d’un café du centre-ville, auparavant rempli de clients subsaharien·nes. Cela n’empêche pas bon nombre d’entre eux de braver l’interdiction et de s’aventurer en ville pour s’approvisionner, malgré les risques. 

Face à cette situation, nombreux sont ceux à vouloir quitter El-Amra. “J’ai contacté l’OIM pour pouvoir rentrer chez moi”, explique Moussa*, un migrant Burkinabè dormant dans l’oliveraie voisine, et qui souhaite bénéficier du programme de retour volontaire mis en place par les Nations Unies. “Ils ne m’ont pas encore répondu, mais la situation est urgente !”

Raoul explique pour sa part chercher à se rendre dans une autre ville, comme Tunis, “pour se reposer un peu”. Mais la gare louage la plus proche, à Jbeniana, est sur un itinéraire régulièrement contrôlé par la Garde nationale. “On veut s’en aller, mais on est bloqué”, désespère le jeune Ivoirien. De plus en plus, il semble que pour Raoul comme pour les autres migrant·es d’El-Amra, “ce sera soit la mer, soit le désert.”